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de harcèlement sexuel

C. Fonction du harcèlement sexuel sur le lieu de travail

3. Nouvelles explications du rôle discriminatoire du harcèlement sexuel

Les critiques susmentionnées ont mis en évidence la nécessité de repenser fondamentalement le phénomène du harcèlement sexuel, afin de s’écarter du modèle juridique ayant prévalu depuis la fin des années septante aux Etats-Unis252. Un récent courant de la critique juridique féministe se distancie ainsi depuis quelques années des premières théories féministes concernant la fonction du harcèlement sexuel et tente de les améliorer, en proposant de nouvelles explications du rôle discriminatoire du harcèlement sexuel253.

247 Schultz, 1998, pp. 1686-1687, 1689-1690, 1720-1738 ; Fitzgerald, 1995, pp. 430-431 ; Cohen, 2001, p. 146. Schultz (1998, p. 1721) note que certaines discriminations ne sont dès lors pas jugées suffisamment sexuelles pour fonder une plainte pour harcèlement et sont toutefois consi-dérées comme n’ayant pas suffisamment de répercussions sur l’emploi pour tomber sous le coup de l’interdiction générale de discriminer.

248 Ainsi, selon Schultz (2003, p. 2065), le « sexuel model » est non seulement trop étroit, mais aussi trop large, puisqu’il revient à interdire des interactions de type sexuel qui ne portent pas atteinte à l’égalité entre les sexes sur le lieu de travail. Au sujet des règlements interdisant les rapports sexuels librement consentis sur le lieu de travail : Schultz, 2003, pp. 2119 ss.

249 Schultz, 1998, p. 1744 ; Epstein, 1998, p. 168 ; cf. infra pp. 142 ss.

250 Schultz, 1998, p. 1690.

251 Baer, 1995, pp. 250-254 ; Schultz, 1998, pp. 1738-1755.

252 Schultz, 2001, p. 418 ; Schultz (2001, p. 417) note qu’une telle remise en question est perçue comme un backlash par certaines féministes et renvoie (n.1) à un article paru le 5 mars 1998 dans le N. Y. Times sous le titre : « Harassment Law Under Siege » dans lequel MacKinnon déclare « The insidious argument that sexual harassment law turns all sex into harassment epitomizes the cur-rent backlash. »

253 Abrams (1998, p. 1201) explique que de nouvelles théories légales féministes modifient la théo-rie de la « subordination » de MacKinnon. Franke (1997, pp. 772, 696, 762) précise qu’elle ne rejette pas la doctrine existante, et qu’elle construit sa théorie de la « technologie du sexisme » sur la base des conceptions développées par la critique juridique féministe de la fin des an- nées septante.

a.    Perpétuation du pouvoir masculin et des normes  masculines sur le lieu de travail (k. aBraMs)

Dans un article intitulé « The New Jurisprudence of Sexual Harassment »254, Kathryn Abrams propose de placer la subordination des femmes au cœur de la compré-hension du harcèlement sexuel, tout en évitant d’adopter une perspective es-sentialiste telle que celle résultant de la théorie classique de MacKinnon255.

Abrams suggère ainsi d’expliquer le harcèlement sexuel en lien avec le contexte particulier du lieu de travail, qu’elle décrit à la fois comme un lieu de contrôle masculin, où les femmes ont été historiquement confinées à des travaux spécifiques, et comme un lieu de résistance, grâce auquel les femmes ont pu acquérir une certaine indépendance et s’opposer aux contraintes pe-sant sur leurs vies256.

L’étude de la relation spécifique existant entre le harcèlement sexuel et le lieu de travail met en lumière les mécanismes subtils d’exclusion et d’infério-risation mis en œuvre, de manière consciente ou non, par les employeurs hos-tiles à la présence des femmes sur le marché du travail ou par les travailleurs redoutant que l’accroissement du nombre de femmes dans la sphère profes-sionnelle ne remette en question la supériorité des hommes à l’intérieur et au-dehors de celle-ci257.

La prise en compte de la relation spécifique existant entre le harcèlement sexuel et le lieu de travail permet de mettre l’accent sur la dynamique so-ciale et institutionnelle à l’origine de ce comportement plutôt que sur la mo-tivation individuelle de son auteur. Abrams explique qu’une compréhension adéquate du harcèlement sexuel ne doit pas se centrer sur l’intention de celui qui commet le harcèlement mais sur le contexte particulier dans lequel ce phénomène prend place258.

Une théorie du harcèlement sexuel centrée sur la dynamique particulière du lieu de travail montre, selon Abrams, que ce phénomène vise, d’une part, à préserver le contrôle des hommes au niveau professionnel, en signifiant aux femmes qu’elles n’ont pas leur place sur le marché du travail259 et, d’autre part,

254 Cité supra n. 192.

255 Abrams, 1998, p. 1172 ; Juliano/Schwab, 2001, p. 578.

256 Abrams, 1998, pp. 1194-1196 ; cf. infra pp. 44 ss.

257 Abrams, 1998, pp. 1196-1197 ; cf. infra pp. 44 ss.

258 « My analysis of the dynamics of sexual harassment is not strictly concerned with intent, as it is of-ten developed in the antidiscrimination case law, because it focuses less on individual motivation and more on the social and institutional influences that condition those motivations and choices », Abrams, 1998, n. 162.

259 Abrams (1998, p. 1206) explique que ce type de harcèlement vise particulièrement les femmes faisant leur entrée dans une profession traditionnellement masculine.

à perpétuer l’application de normes masculines sur le lieu de travail par le biais d’une dévalorisation du féminin260. Dans le premier cas, le harcèlement sexuel vise les femmes en tant que groupe261. Dans le second, le harcèlement peut être dirigé non seulement contre les femmes en tant que groupe, mais aussi contre un individu – femme ou homme – dont le comportement semble menacer la prédominance des normes masculines sur le lieu de travail262.

b.    Dévalorisation des compétences (V. sChultz)

L’analyse du harcèlement sexuel proposée par Abrams comporte d’impor-tantes similitudes avec la théorie « de la compétence »263 élaborée par icki Schultz264.

Après avoir souligné le rôle central que joue le monde du travail dans la production des inégalités entre les sexes265, Schultz analyse le phénomène du harcèlement sexuel en lien avec la problématique plus large de la ségrégation sexuelle sur le lieu de travail266. Elle explique que, contrairement aux suppo-sitions féministes radicales ayant inspiré le droit états-unien en la matière, le harcèlement sexuel n’est généralement pas motivé par le désir des hommes d’exploiter sexuellement les femmes, mais par celui de maintenir les formes de travail les plus valorisées dans le champ de la compétence masculine267.

Dans un marché du travail ségrégué où les hommes assurent le main-tien de leur supériorité économique en occupant les emplois les mieux payés et les plus prestigieux268, le harcèlement sexuel représente un moyen

260 Abrams, 1998, pp. 1209-1210.

261 « A distinctive feature of these control oriented forms of sexual harassment is that they operate against women as a group », Abrams, 1998, p. 1208.

262 « These norm entrenching forms of sexual harassment may be directed at women as a group – in-sofar as sexualisation or derogation of women is an accepted mode of expressing masculinity or masculine camaraderie. They also may be directed at individual men or women whose actions or modes of self-presentation seem to pose a threat to the unquestioned (or embattled) predomi-nance of masculine norms », Abrams, 1998, p. 1213.

263 Schultz (1998, pp. 1755-1774) suggère de remplacer le « sexual desire-dominance paradigm » dominant par l’adoption d’un « competence-centered paradigm ».

264 Vicki Schultz (1998), « Reconceptualizing Sexual Harassment », Yale Law Journal, vol. 107, pp. 1683-1805. Abrams (1998, pp. 1215-1216) précise toutefois : « I differ from Schultz mainly in my concern that her competence-claiming model runs a higher risk of replacing one unitary theory of sexual harassment with another (…)Though her approach may respond in part to the current over-emphasis on sexualized harassment, it runs the risk of encouraging courts to turn away from the regulations of sexualized harassment rather than pluralizing their analysis of the various motives and modes of sexual harassment. »

265 Schultz, 1998, pp. 1755-1756.

266 Schultz, 1998, pp. 1690-1691, 1756-1761.

267 Schultz, 1998, p. 1755.

268 Schultz, 1998, pp. 1756-1758.

de dévaloriser les compétences dites féminines, afin de tenir les femmes à l’écart des professions traditionnellement masculines ou de les maintenir dans un statut de travailleuses inférieures, moins capables269. Selon Schultz, le harcèlement sexuel est donc à la fois une cause et une conséquence de la ségrégation sexuelle sur le lieu de travail et des inégalités salariales qui en découlent270.

c.     « Technologie du sexisme » (k. Franke)

Bien que le harcèlement sexuel soit principalement interdit au titre de dis-crimination dans l’emploi, Katherine Franke271 ne considère pas, contrai-rement à ses collègues Abrams et Schultz, que ce phénomène doive néces-sairement être compris en lien avec la dynamique particulière du lieu de travail272. Franke relève que le harcèlement sexuel sur le lieu de travail n’est pas suffisamment différent de celui qui prend place en milieu académique, sportif ou politique pour justifier une analyse spécifique273. Quel que soit le contexte dans lequel il survient, le harcèlement sexuel fonctionne, selon Franke, comme une « technologie du sexisme » qui reflète et perpétue les normes de genre hétéro-patriarcales274 visant à féminiser les femmes et à masculiniser les hommes275.

Suite à une critique d’Abrams lui reprochant d’avoir élaboré une théorie qui ne tient pas compte de la subordination des femmes276, Franke précise qu’une théorie de l’hétéro-patriarcat opère à deux niveaux : l’un individuel, puisque le harcèlement masculinise les hommes et féminise les femmes, et l’autre systémique, car ce processus prend place au sein d’une hiérarchie qui considère les femmes comme inférieures aux hommes et la féminité comme

269 Cf. pp. 38 ss.

270 Schultz, 1998, p. 1797.

271 Katherine M. Franke (1997), « What’s Wrong With Sexual Harassment ? », Stanford L. Rev., vol. 49, pp. 691-772.

272 Franke, 1998, pp. 1247-1250.

273 Franke, 1998, pp. 1247, 1249.

274 Franke (1998, pp. 1251-1252) se réfère à Fransisco Valdes (« Unpacking Hetero-Patriarchy : Tra-cing the Conflation of Sex, Gender & Sexual Orientation to Its Origins », 1996, Yale Journal of Law

& Humanities 161, 170) qui décrit l’hétéro-patriarcat comme « the fusion of androsexism and he-trosexism, both socially and sexually, to obtain and maintain the supremacy of masculinity and of masculine identified (heterosexual) men, over personal, economic and cultural life ».

275 Franke, 1997, pp. 693, 696, 771. Franke (1997, p. 696) explique : « (…) Sexual harassment is a kind of sex discrimination not because the conduct would not have been undertaken if the victim had been a different sex, not because it is sexual, and not because men do it to women, but pre-cisely because it is a technology of sexism . That is, it perpetuates, enforces, and policies a set of gender norms that seek to feminize women and masculinize men. »

276 Abrams, 1998, pp. 1171-1172, 1202-1203.

inférieure à la masculinité277. Dans une société qui réduit en grande partie l’identité des femmes à celle d’objet sexuel et qui encourage les hommes dans leur identité de sujet sexuel, le harcèlement est ainsi utilisé pour remettre à l’ordre les individus transgressant les frontières du genre, tels que des femmes occupant des emplois traditionnellement masculins ou des hommes s’écartant de la norme sociale de masculinité278.

Franke explique que lorsqu’une femme est harcelée par un homme, elle est en réalité renvoyée à son identité féminine d’objet hétérosexuel. L’auteur du harcèlement est cependant également affecté : en exerçant son pouvoir de cette manière, celui-ci réaffirme son identité masculine de sujet hétéro-sexuel279. Le harcèlement sexuel possède un pouvoir à la fois performatif et réflexif sur les deux sexes, puisqu’il produit une identité particulière chez les personnes impliquées et affecte aussi bien l’auteur que la victime du compor-tement280. Les femmes et les hommes non conformistes ne sont dès lors pas les seuls à être touchés par le harcèlement sexuel. Ce comportement renforce l’hétéro-masculinité de tous les hommes281.

4. Synthèse

Les théories du Sex Role Spillover et de la « subordination », développées res-pectivement par Gutek et MacKinnon dans le courant des années septante, définissent toutes deux le harcèlement sexuel comme un comportement visant à sexualiser les femmes sur le lieu de travail. Fondées sur l’idée que le harcèle-ment sexuel sur le lieu de travail ne fait que refléter les inégalités existant dans le reste de la société, ou que le contexte professionnel ne représente qu’une des sphères dans laquelle la relation de pouvoir inégale entre les sexes se

277 Franke, 1998, p. 1252. Franke (1998, pp. 1250-1252) se défend de ne pas tenir compte de la su-bordination des femmes qu’elle décrit comme faisant d’une pratique sociale plus large consis-tant à créer des corps genrés (cf. Abrams, 1998, p. 1192). Le terme hétéro-patriarcat suggère, selon elle (1998, p. 1252), l’importance de la subordination historique et matérielle des femmes.

Franke (1998, p. 1250) explique : « I am concerned about developing a theory that keeps women in the center of the frame, but that also keeps the effect that sexual harassment has on men from fall-ing out of view. (…) I believe that by lookfall-ing to the margins of a doctrine, much can be understood about tensions in the doctrine at the center. »

278 Franke, 1997, p. 696.

279 « When a woman is sexually harassed by a man, she is actually feminized in that process as a het-erosexual object. However, the harasser does not remain unaffected ; by exercising power in this way, he is heteromasculinized as a heterosexual subject », Franke, 1998, p. 1253.

280 « This dynamic is both performative and reflexive in nature. Performative in the sense that the con-duct produces a particular identity in the participants, and reflexive in that both the harasser and the victim are affected by the conduct », Franke, 1997, p. 693 ; cf. aussi Franke, 1998, p. 1254.

281 Franke, 1998, p. 1253. Franke (1998, p. 1254) note, par exemple, que l’entrée des femmes dans des métiers traditionnellement masculins a entraîné une réaffirmation des normes hétéro- masculines plus importante que si les femmes n’avaient pas été là.

manifeste, ces théories ne permettent toutefois pas de prendre en considéra-tion le rôle particulier que joue le lieu de travail dans la producconsidéra-tion des inéga-lités entre les sexes. En décrivant la sexualité féminine comme nécessairement contrainte, la théorie élaborée par MacKinnon enferme par ailleurs les fem-mes dans un rôle de victime, sans prendre en considération la marge d’autono-mie dont elles disposent, malgré leur position socialement inférieure. Enfin, la théorie de la subordination focalise l’attention des tribunaux sur les formes sexualisées du harcèlement et a, dès lors, pour conséquence d’exclure de la dé-finition légale de ce phénomène tous les comportements qui ne sont pas guidés par le désir d’une relation sexuelle. Pour ces motifs, un courant de la critique juridique féministe se distancie depuis quelques années des premières théo-ries radicales et psychosociales concernant la fonction du harcèlement sexuel et propose de nouvelles explications du rôle discriminatoire du harcèlement sexuel visant à améliorer la compréhension juridique de ce phénomène.

Abrams suggère ainsi d’expliquer le harcèlement sexuel en lien avec le contexte particulier du lieu de travail, afin de mettre en évidence que le harcèlement vise, d’une part, à préserver le contrôle des hommes au niveau professionnel, en signifiant aux femmes qu’elles n’ont pas leur place sur le marché du travail et, d’autre part, à perpétuer l’application de normes mas-culines sur le lieu de travail par le biais d’une dévalorisation du féminin.

Dans un marché du travail ségrégué où les hommes occupent les emplois les mieux payés et les plus prestigieux, le harcèlement sexuel représente, selon Schultz, un moyen de dévaloriser les compétences dites féminines, afin de tenir les femmes à l’écart des professions traditionnellement masculines, ou de les maintenir dans un statut de travailleuses inférieures, moins capables.

Enfin, quel que soit le contexte dans lequel il survient, le harcèlement sexuel fonctionne, d’après Franke, comme une « technologie du sexisme » qui re-flète et perpétue les stéréotypes de genre visant à féminiser les femmes et à masculiniser les hommes.