• Aucun résultat trouvé

de harcèlement sexuel

D. Vers une conception élargie du harcèlement sexuel

2. Harcèlement fondé sur le genre

Afin de ne pas limiter la conception du harcèlement à ses formes sexuali-sées, une partie de la critique juridique féministe s’interroge depuis quelques années sur l’opportunité de redéfinir le harcèlement sexuel en harcèlement fondé sur le genre302. Selon ce courant doctrinal, les tribunaux devraient qua-lifier de harcèlement fondé sur le genre toutes les pratiques, sexualisées ou non, qui renforcent les stéréotypes de genre sur le lieu de travail. Tel est le cas de comportements ou de commentaires répétés qui renvoient les femmes à leur rôle d’objet sexuel, de mère, de femme au foyer ou qui visent à signifier aux femmes d’une quelque autre manière qu’elles n’ont pas leur place dans la sphère professionnelle303.

La cible visée étant le sexisme et non le sexe304, Schultz et Franke consi-dèrent que ces pratiques devraient donner lieu non pas à une plainte pour har-cèlement sexuel, mais à une plainte pour traitement discriminatoire305. Une

300 Abrams, 1998, pp. 1206-1209.

301 Abrams, 1998, pp. 1206-1211.

302 Herbert, 1995, p. 606 ; Epstein, 1998, p. 161. A cet égard, Cohen (2001, p. 155) relève que l’idée de réorienter le droit du harcèlement sexuel en le séparant de la question sexuelle est également présente dans le discours libéral classique préconisant un recul de la loi dans le domaine sexuel, afin de sauvegarder les libertés élémentaires. Selon cette optique, ce sont en effet les politiques consistant à favoriser un sexe plutôt que l’autre pour les embauches, les licenciements et les promotions, qui devraient constituer la cible de la loi contre la discrimination entre les sexes, et non pas l’expression sexuelle.

303 Epstein, 1998, pp. 164-165, 176. Leeser (2003, pp. 1789-1790) se demande si un travailleur qui n’est ni homosexuel, ni efféminé – mais dont les collègues se moquent parce qu’il est petit, dé-teste le sport et adore cuisiner en famille – pourrait se dire harcelé en raison de son genre.

304 Cohen, 2001, p. 155.

305 Franke, 1997, p. 772 ; 1998, p. 1256. Elle ajoute (1998, p. 1256) toutefois : « I suggested this doc-trinal relocation as a matter of a second best, not ideal theory. As Abrams acknowledges, it is no longer realistic to demand a grand, one-size-fits-all theory of sex discrimination or sexual harass-ment. We are best advised to adjust the theory in pragmatic fashion to address the demands of particular circumstances. » Schultz (1998, pp. 1798-1803) préconise l’adoption d’un standard légal unique comportant trois conditions (A. Lien de causalité : est-ce que le comportement est survenu en raison du sexe de la victime ? B. L’atteinte : est-ce que le comportement était suffisam-ment important pour altérer les conditions de travail et créer un environnesuffisam-ment de travail abu-sif ? C. L’employeur est-il légalement responsable pour cette conduite ?) devant êtres examinées

telle théorie unifiée est conforme au but originel de la législation anti- discriminatoire qui est de permettre à chacun, quel que soit son sexe ou son genre, de mener sa vie professionnelle dans des conditions égales306. Elle montre aussi que la sexualité est seulement un des instruments qui permet de maintenir la présence masculine dans les professions valorisées307 et qu’elle ne désavantage pas nécessairement les femmes308.

Certaines théoriciennes féministes refusent cependant de se prononcer en faveur d’un standard unifié au motif que l’atteinte résultant du harcèlement leur paraît plus grave et plus humiliante lorsqu’elle prend une forme sexua-lisée309. Selon Abrams, il est dès lors préférable d’inclure dans la définition du harcèlement sexuel les comportements qui ne sont pas de nature sexuelle, plutôt que d’adopter une règle unique régissant les plaintes pour harcèle-ment sexuel et les autres plaintes pour discriminations en raison du sexe310. Une théorie unitaire risquerait en effet d’amener les tribunaux à ne plus du tout se préoccuper des formes sexualisées du harcèlement sexuel, alors qu’ils devraient adopter une compréhension plurielle de ce phénomène311. De plus, un standard unifié pourrait entraîner une minimisation du phénomène du harcèlement sexuel, qui pourrait être considéré comme moins grave dès lors qu’il ne serait plus caractérisé par sa nature sexuelle312. Enfin, l’adoption d’un standard unifié mettant en évidence que la législation en matière de harcè-lement sexuel n’a pas pour objet de protéger la vertu sexuelle des femmes serait moins susceptible d’être appliqué par certains juges conservateurs qui auraient pu agir par paternalisme sous l’empire de l’ancien droit313.

en prenant en considération les formes non sexualisées de discriminations fondées sur le genre.

Voir aussi : Goldsmith, 1999, p. 1437 ; White, 1999, pp. 731-736.

306 Epstein, 1998, p. 180 ; Schultz, 1998, pp. 1692, 1796-1805 ; 2003, pp. 2075 ss (qui fait un parallèle avec l’évolution jurisprudentielle en matière de discriminations fondées sur la « race »). Selon White (1999, pp. 731-733), le fait d’avoir traité différemment le harcèlement sexuel des autres disparate treatment claims a retardé l’interdiction du harcèlement sexuel entre personnes du même sexe.

307 Schultz, 1998, p. 1797. Schultz (2001, pp. 420-421) compare le phénomène du harcèlement sexuel sur le lieu de travail avec le mécanisme d’exclusion non sexualisé, mais basé sur le sexe, qui opère sur le terrain de jeu des écoles.

308 Franke, 1997, p. 772 ; Schultz, 1998, p. 1797 ; 2003, pp. 2070, 2139 ss (qui souligne que dans un contexte organisationnel mixte et égalitaire, les travailleuses participent volontiers à des interactions de type sexuel).

309 Estrich, 1991, p. 820 ; Epstein, 1998, pp. 170-171.

310 Abrams, 1998, p. 1215. Abrams (n. 219) se dit toutefois consciente du risque souligné par Schultz (1998, pp. 1706-1729) que cette plainte soit interprétée uniquement de manière « sexua-lisée » et que dès lors des comportements discriminatoires fondés sur le sexe mais non sexuels ne puissent être actionnés ni sur la base d’une plainte pour harcèlement sexuel ni sur la base d’une autre plainte.

311 Abrams, 1998, n. 239.

312 Epstein, 1998, p. 172.

313 Epstein, 1998, p. 173.

3. Synthèse

Depuis la seconde moitié des années nonante, un nouveau courant de la cri-tique juridique féministe états-unienne souligne qu’une compréhension adé-quate du harcèlement sexuel doit tenir compte de la dynamique particulière caractérisant le marché du travail (qui représente à la fois un lieu de contrôle masculin et d’émancipation féminine), ainsi que de la relation existant entre le harcèlement sexuel et d’autres formes de discriminations fondées sur le genre (découlant par exemple du problème plus large de la ségrégation sexuelle sur le lieu de travail). Une telle conception permet d’élargir la notion de harcèlement sexuel de manière à mieux tenir compte de l’expérience des personnes harcelées. Elle montre en effet que le harcèlement peut survenir entre personnes du même sexe et que ce phénomène ne prend pas nécessai-rement une forme sexualisée.

Chapitre 2