• Aucun résultat trouvé

de harcèlement sexuel

B. Nature de l’atteinte résultant du harcèlement sexuel

2. Manque de respect (a. B ernstein )

Peu de juristes féministes tentèrent de ressusciter une approche du harcèle-ment fondée sur le droit des torts durant les deux décennies qui suivirent son rejet par MacKinnon179. Les travaux d’Anita Bernstein180 comptent parmi les rares tentatives féministes d’appliquer les concepts de torts au droit du harcèlement sexuel181. Dans un article intitulé « Treating  Sexual  Harassment  With  Respect »182, la professeure de droit propose de réconcilier les idéaux d’égalité et d’autonomie individuelle – qui sous-tendent respectivement le droit antidiscriminatoire et le droit des torts – en conceptualisant le harcèle-ment sexuel sur le lieu de travail comme une atteinte au respect dû à chaque individu183. Elle préconise dès lors de définir le harcèlement sexuel à l’aide du standard légal de la « personne respectable » et non plus à la lumière de celui de la « personne raisonnable », examiné plus loin184.

Le fait de remplacer le standard légal de la « personne raisonnable » par celui de la « personne respectable » permet, selon Bernstein, d’adopter à la fois une perspective individuelle du harcèlement, centrée sur le concept de faute, et une approche plus collective, mettant l’accent sur l’atmosphère du lieu de travail185. D’après elle, le standard de la « personne respectable » a aussi pour avantage de mettre l’accent sur la conduite de l’employeur plutôt que sur

179 Ehrenreich (1999, pp. 36-37) renvoie à deux notes d’étudiant-e-s demeurées sans influence (Krista J. Schoenheider, 1986, « Comment, A Theory of Tort Liability for Sexual Harassment in the Workplace », 134 University of Pennsylvania Law Review 1461 ; Mark D. Vhay, 1988, « Comment, The Harms of Asking : Toward a Comprehensive Treatment of Sexual Harassment », 55 University of Chicago L. Rev. 328), ainsi qu’à deux articles qu’elle qualifie d’antiféministes (Ellen Frankel Paul, 1990, « Sexual Harassment as Sex Discrimination : A Defective Paradigm », 8 Yale Law &

Policy Review 333 ; Mark Mc Laughlin Hager, 1998, « Harassment as a Tort : Why Title VII Hostile Environment Liability Should be Curtailed », 30 Connecticut L. Rev. 375, 1998).

180 Anita Bernstein (1997), « Treating Sexual Harassment With Respect », Harv. L. Rev., vol. 111, pp. 445-527 ; (1998) « An Old Jurisprudence : Respect in Retrospect », Cornell Law Review, vol. 83, pp. 1231-1244.

181 Ehrenreich, 1999, p. 38. L’autrice (1999, pp. 3-4, 53) considère toutefois, à l’instar de Bernstein, que l’accent mis sur la législation antidiscriminatoire ne permet pas de tenir compte du fait que le harcèlement sexuel est avant tout une atteinte à la dignité. Selon Ehrenreich (1999, pp. 3, 16-21), il importe en effet de distinguer la nature de l’atteinte (dignité) et le contexte dans lequel elle survient (discrimination).

182 Harvard L. Rev., vol. 111, pp. 445-527.

183 Bernstein (1997, pp. 450-451) explique : « In giving content to the ideal of equality behind Title VII as well as the ideal of individual autonomy behind dignitary-tort law, this respectful person standard would fit within the two most important legal bases for redressing sexual harassment in the workplace. »

184 Cf. infra pp. 62-63.

185 Bernstein, 1997, p. 448 ; « Respect also reconciles competing perspectives on fault, simultane-ously recognizing the tort-like wrong of sexual harassment and the Title VII emphasis on work-place discrimination » (1997, p. 451).

celle de la victime186. Il rend par ailleurs possible une prise en compte du har-cèlement sexuel lorsque ce phénomène survient hors du lieu de travail187.

Après avoir rappelé que la législation antidiscriminatoire repose en réa-lité sur une structure de droit privé, laissant aux parties le soin d’initier la pro-cédure et prévoyant des droits et des remèdes interdépendants188, Bernstein note que le fait de décrire le harcèlement sexuel comme une atteinte au res-pect individuel facilite la compréhension de ce phénomène, ainsi que la mise en œuvre des droits des personnes harcelées189. Soucieuse de trouver une solution légale pragmatique, susceptible de réduire la survenance du harcè-lement sexuel et de remédier à ce phénomène190, Bernstein suggère de trai-ter les problèmes liés à l’appartenance de groupe au niveau législatif, sur le lieu de travail, dans les syndicats ou sur la place publique et de laisser aux juges la fonction qu’ils savent le mieux remplir, à savoir la mise en œuvre de droits privés191.

3. Atteinte à l’autonomie des femmes (K. a

BraMs

)

Dans une importante critique intitulée « The New Jurisprudence of Sexual Ha-rassment »192, Kathryn Abrams reproche à sa collègue Anita Bernstein de ne pas suffisamment tenir compte de la nature « genrée » du harcèlement sexuel193. Les tribunaux n’étant de toute façon pas des forums apolitiques194, Abrams relève que la structure de droit privé de la législation antidiscrimina-toire ne s’oppose pas à la mise en évidence de la nature collective de l’atteinte

186 Selon Bernstein (1997, pp. 507-508), « Whether embodied as man, woman, person, victim, or any other noun, (the reasonableness standard) diverts attention from the conduct of a putative harasser and forces the complainant to justify her perspective (…) By contrast, the respectful person is a stan-dard that measures action rather than reaction » ; « By moving the inquiry away from a complain-ant’s reaction and turning on the conduct of employers, the switch from reasonable to respectful avoids the victim-blaming that has marginalized and devalued women workers » (1998, p. 1234).

187 Bernstein (1998, n. 14) note en effet : « I find it valuable to conceptualize sexual harassment in a way that follow civil rights statutes and tort doctrine : both sex discrimination and tortious conduct can exist outside of employment. »

188 Bernstein, 1998, pp. 1242-1243.

189 Bernstein, 1997, p. 451.

190 Bernstein, 1997, pp. 451 ; 1998, p. 1232.

191 Bernstein, 1998, pp. 1243-4.

192 Kathryn Abrams (1998), « The New Jurisprudence of Sexual Harassment », Cornell L. Rev., vol. 83, pp. 1169-1244.

193 Abrams, 1998, p. 1172.

194 « I am willing to credit Professor Bernstein’s argument that her strategy is less a knowing depoliti-cization of sexual harassment that a relegation of more politicized accounts of this injury to other more appropriately political fora. But (…) the courts have not functioned in these private claim/

public law cases as an apolitical arena for the adjudication of politically-neutralized claims », Abrams, 1998, Postcript, p. 1264.

résultant du harcèlement sexuel195. Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail doit être perçu, selon Abrams, comme une atteinte à l’autonomie individuelle qui se produit dans une société genrée et dans un contexte institutionnel spé-cifique196. Le fait de conceptualiser le harcèlement sexuel uniquement comme une atteinte à la dignité devant être évaluée à la lumière du standard de la personne respectable entraîne dès lors une perception erronée et incomplète de ce phénomène197. Un manque de respect pouvant survenir n’importe où – dans la rue, au sein d’une institution sociale ou à la maison198 – une telle approche ne tient pas compte du contexte particulier dans lequel survient le harcèlement sexuel sur le lieu de travail199. Elle ne prend par ailleurs pas en considération le fait que le harcèlement sexuel est perpétré par les membres les plus puissants d’une hiérarchie fondée sur le genre200 et opère contre les femmes en tant que groupe201.

L’absence de mise en évidence du contexte d’inégalité systématique dans lequel se produit l’humiliation liée au harcèlement sexuel donne à ce phéno-mène un caractère individuel qui diminue la nécessité d’y remédier. Il paraît en effet bien moins urgent de corriger un manque de respect occasionnel que d’éliminer une pratique discriminatoire ayant des répercussions sur le bien-être économique et personnel des femmes, ainsi que sur l’ensemble de la société. Selon Abrams, les employeurs comprendront davantage la nécessité de se voir imposer une forte obligation de prévention et de répression s’ils ont conscience de se trouver face à un important problème social202. L’omission

195 « I make recourse to a statute that recognize private rights, closely interrelates rights and rem-edies, and is substantially party-initiated and party controlled. Contrary to Bernstein’s claim, these features need not dictate our understanding of the wrong that the statute serves to right », Abrams, 1998, Postcript, p. 1262.

196 Abrams, 1998, p. 1220. Franke (1998, p. 1254) perçoit également le harcèlement sexuel comme une atteinte à l’autonomie. Franke (1998, pp. 1254-1256) précise : « Yet I believe that the connec-tion between unwelcome conduct of sexual nature and agency must be drawn with a somewhat finer point. (…) I am not convinced that a theory regarding the denial of sexual agency is necessar-ily a theory of discrimination. (…) I am not inclined to conclude that the conduct was discriminatory simply because (…) the conduct was an affront to the sexual agency of the target ».

197 Abrams, 1998, p. 1184.

198 « The New Jurisprudence has much to say about remunerative work as a foundation (…) but only a few dismissive words about sexual harassment in families, prisons, rental housing, or places of public accommodation like bars. (…) Although the workplace is indeed fundamental and these other sites less important, I find it valuable to conceptualize sexual harassment in a way that fol-low civil rights statutes and tort doctrine : both sex discrimination and tortious conduct can exist outside of employment », Bernstein, 1998, n. 14.

199 Abrams, 1998, p. 1185 ; infra p. 39.

200 « It is not central to Bernstein’s account that the humiliation of sexual harassment is perpetra-ted by more powerful members of a gendered hierarchy against the less powerful members », Abrams, 1998, p. 1185.

201 Abrams, 1998, pp. 1208, 1213.

202 Abrams, 1998, p. 1187.

de souligner la nature « genrée » du harcèlement sexuel rend de surcroît plus difficile l’identification et donc la prévention de ce phénomène. Une approche apolitique ne permet pas aux employeurs censés prévenir le harcèlement de reconnaître ses manifestations de plus en plus variées et subtiles à mesure que s’accroît le nombre des femmes faisant leur entrée sur le marché du tra-vail et que la compétition s’intensifie sur le lieu de tratra-vail203.

4. Synthèse

Le harcèlement sexuel a été identifié pour la première fois comme une discri-mination en raison du sexe par le mouvement féministe radical états-unien au milieu des années septante. Catherine MacKinnon a été la première à souligner l’inadéquation du droit des torts pour remédier au harcèlement, en montrant que le caractère hautement individuel des remèdes traditionnels de common law s’oppose à une prise en compte de la nature collective de l’atteinte du harcèlement sexuel. Depuis ce moment, les débats de la critique juridique féministe états-unienne relatifs à la notion de harcèlement sexuel se centrent principalement autour du droit antidiscriminatoire. Anita Bernstein pro-pose cependant de réconcilier les idéaux d’égalité et d’autonomie individuelle qui sous-tendent respectivement le droit antidiscriminatoire et le droit des torts, en conceptualisant le harcèlement sexuel sur le lieu de travail comme une atteinte au respect dû à chaque individu. Orientée vers la recherche d’une solution légale pragmatique, susceptible de prévenir le harcèlement et d’y remédier, la proposition de Bernstein est toutefois qualifiée d’apolitique par Kathryn Abrams qui préfère définir le harcèlement sexuel comme une atteinte à l’autonomie individuelle se produisant dans une société genrée et dans un contexte institutionnel spécifique.

Bien que ces théories visent toutes à améliorer la compréhension du harcèlement sexuel, en vue d’une meilleure prévention et répression de ce phénomène, les différences qui les caractérisent révèlent que la critique ju-ridique féministe hésite encore de nos jours à définir l’atteinte résultant du harcèlement sexuel comme une atteinte à la dignité ou comme une atteinte à l’égalité. La question de savoir si l’égalité est incluse dans la dignité, ou si au contraire on ne peut être digne que lorsqu’on est égal, demeure en effet non résolue. La doctrine féministe majoritaire considère toutefois que le fait de définir l’atteinte résultant du harcèlement sexuel uniquement comme une atteinte à la dignité ne permet pas de tenir compte que ce phénomène opère contre les femmes en tant que groupe. Une telle caractérisation de l’atteinte entraîne en effet une perspective individuelle centrée sur le comportement de l’auteur ainsi que sur le concept de faute. La majeure partie de la critique

203 Abrams, 1998, pp. 1187-1188.

juridique féministe privilégie par conséquent une approche antidiscrimina-toire du harcèlement sexuel qui prend pour point de départ l’expérience des victimes et qui met l’accent sur l’atmosphère du lieu de travail.

C. Fonction du harcèlement sexuel sur le lieu