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Les pratiques pédagogiques instrumentées entre appropriation et résistance au sein du dispositif

Troisième partie

Les développements qui suivent sont consacrés à l’analyse des données recueillies. Tout au long de l’exploitation des observations conduites, nous mobilisons la notion de dispositif, choisie comme cadre fondamental et structurant des relevés effectués et de leur traitement. Conformément à la définition retenue, nous présentons comme dispositif la manière dont s’articulent et se combinent entre eux, un objet technique, la tablette TED ; les pratiques des utilisateurs enseignants ou élèves ; les discours et les représentations autour de l’objet et des pratiques, tels qu’ils se donnent à voir dans ce que disent ou font les concepteurs et les utilisateurs de l’objet. Nous nous attachons ici à rendre apparent, le dit et le non-dit, ce qui est fait et non dit et ce qui est dit et non fait. Dans l’observation de cette tension entre le visible et le caché, l’exprimé et le rêvé, l’attendu et le réalisé, nous cherchons à cerner le processus de construction progressive d’un objet technique éducatif, et son appropriation tout aussi progressive dans un contexte scolaire.

Les caractéristiques techniques des tablettes définissent l’objet dans sa matérialité et déterminent la façon dont elles fonctionnent. L’assemblage technique et fonctionnel de l’objet induit, pour les utilisateurs, une représentation des activités possibles en suggérant des utilisations et en encourageant davantage certaines formes d’accès et d’usage (Flichy, 2003). Cette capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation est exprimée sous le terme d’affordance, néologisme et notion introduits dans les années 1970 par le psychologue américain James Jérome Gibson, dans le cadre de ses travaux sur la perception1. Le terme comme le concept ont été mobilisés depuis de manière croissante et dans des disciplines multiples, telles que la philosophie, l’ergonomie, la psychologie sociale, les neurosciences, les sciences cognitives et la robotique, dépassant largement le cadre initial de la psychologie de la perception (Luyat, & Regia-Corte, 2009). Selon Gibson, la perception visuelle d’un objet implique, pour l’observateur ou l’utilisateur potentiel, une sélection des propriétés intrinsèques qui permettent d’interagir avec l’objet (Cristol, 2018). Les affordances sont donc les propriétés réelles des objets qui sont perçues comme utiles aux individus et incarnent pour lui des opportunités pratiques ou des potentialités d’action. Le principe fondamental de l’affordance repose sur l’interaction entre un objet et son utilisateur, entre la perception et l’action et entre un utilisateur et son environnement.

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Troisième partie

Il est désormais avéré que si un objet technique peut suggérer des utilisations, il ne se limite cependant pas à sa fonction ou à sa structure fonctionnelle : dès l’instant où un objet est utilisé selon une logique, dans un objectif et un contexte identifiés, il se transforme avec et par le projet de l’utilisateur. Patrice Flichy distingue ainsi deux cadres distincts qui sont le cadre de fonctionnement et le cadre d’usage ; le premier est l’ensemble des savoirs et des savoirs faire, conçu par les techniciens et mobilisables dans l’activité technique ; le second fait appel à des acteurs plus diversifiés que les seuls concepteurs. L’union entre cadre de fonctionnement et cadre d’usage constitue selon Flichy un cadre nouveau et différent, nommé socio-technique2.

Dans cette partie consacrée à la tablette TED / Sqool et à la façon dont elle est mobilisée, nous nous appuyons notamment sur l’école française de la sociologie du travail et sur les travaux de Georges Friedmann. Le sociologue a mis en évidence l’importance déterminante des objets et des conditions techniques dans l’exercice d’un travail ou d’une tâche3. Il écrit ainsi que « tout travail dépend de conditions techniques […]. L'étude du travail ne peut se passer de la connaissance approfondie de ses

conditions techniques […]. La connaissance de l'outil ou de la machine, celle des procédés de fabrication, enrichies par des compléments ethnographiques empruntés au contexte culturel, aident à comprendre la part de nécessité qui détermine les formes de travail et, en certains cas, leur diversité. » (Friedmann, 1961, p. 478). L’étude de l’objet

tablette, de ses conditions techniques, de ses potentialités comme de ses limites fonctionnelles, nous est ainsi nécessaire pour documenter l’activité des enseignants et des élèves.

Considérer l’objet dans sa matérialité et dans la multiplicité des interactions possibles avec l’utilisateur est essentiel mais non suffisant. Pour comprendre les processus d’appropriation, il faut également prendre en compte le contexte et la situation d’usage. Comme le soulignent Cottier et Burban dans une étude consacrée aux usages numériques des lycéens, le contexte n’est désormais plus considéré comme étant

2 Flichy écrit que « toute activité technique se situe dans un cadre de référence. […] Ce cadre peut se transformer dans le temps. Le cadre d’usage fait appel à de acteurs plus diversifiés que les seuls techniciens. […] Fonctionnement et usage sont les deux faces d’une même réalité. […] J’appellerai cadre socio-technique l’union du cadre de fonctionnement et du cadre d’usage. » In L’innovation technique : récents développements en sciences sociales, 2003, p. 122-123.

3 Friedmann, 1961, Sciences sociales et sociologie du travail, Annales : Economies, Sociétés, Civilisations, 16e année, (3), p. 477-496.

Troisième partie

déterminé de l’extérieur par un observateur ou un concepteur mais comme étant défini et construit par les acteurs et leurs activités (Cottier & Burban, 2016).

Les courants français de la sociologie des usages et de l’innovation convergent ainsi autour de l’idée que des liens complexes se tissent entre les individus et les objets techniques, dans un processus dynamique d’interactions entre les acteurs, l’objet et les contextes ou situations d’utilisation. La manière dont les utilisateurs considèrent et s’approprient les caractéristiques techniques de l’objet, transforme ce même objet technique en un objet socio-technique et lui confère une portée sociale, qui l’inscrit dans une dimension nouvelle. Bien qu’inscrit dans une matérialité, l’objet technique est en perpétuelle tension entre les caractéristiques qui lui sont propres, les fonctionnalités qui lui sont attachées et le projet de l’usager, qui suit sa propre logique (Perriault, 1989).

En introduction de cette troisième partie, il convient également de clarifier le vocabulaire employé, en conformité avec les cadres théoriques auxquels nous nous référons. La sociologie des usages, constituée dans les années 1980 a tout d’abord consacré ses premiers travaux à mettre à jour les éléments utiles à la compréhension des modalités d’insertion des innovations et de nouveaux usages dans les pratiques existantes. Les travaux actuels se concentrent sur la place des usagers et sur leurs représentations des objets et de la technique (Vidal, 2012). Tenant compte des apports contemporains de la sociologie des usages, les chercheurs s’accordent sur le fait que l’usage est un construit social, complexe et irrigué d’imaginaire (et non pas seulement un construit par la technique). Comme le rappellent Françoise Poyet et Jean-Luc Rinaudo, la notion d’usage telle que « proposée par Perriault désigne non seulement

l’usage instrumental mais également le rôle symbolique que l’appareil technique offre à celui qui en use. » (Poyet & Rinaudo, 2009, p. 12).

Il est par ailleurs acquis que la notion d’usage se différencie de celle de l’utilisation. L’utilisation renvoie au fait de mobiliser un objet technique en fonction de ses besoins. Elle est dès lors corrélée au terme d’affordance cité précédemment et aux notions d’interface, d’ergonomie ou encore d’usabilité. Comme l’écrit Sophie Ranjard, « le mot utilisation date de 1796 (TLFI) ; c'est l'action et la manière d'utiliser un

dispositif, de le faire servir à une fin. […] L'utilisation n’existe pas en soi, elle s'applique à un produit à un service plus ou moins facile à utiliser : depuis les travaux

Troisième partie

de Jakob Nielsen on parle de l'usabilité4 d'un produit. » (Ranjard, 2012). L’utilisation

se distingue également de l’usage dans le sens qu’un usage renvoie « à des utilisations

stabilisées, récurrentes, intégrées aux pratiques individuelles et/ou légitimées au sein d’un groupe. » (Nogry, Sort & Decortis, 2016). Considérant les différentes acceptions

de ces termes, dans le contexte de notre étude nous privilégions les mots d’utilisation et d’utilisateur qui nous semblent les plus à même d’exprimer la nature des interactions observées entre les individus et l’objet tablette5.

L’appropriation est définie dans la sociologie des usages comme un « processus

lent et progressif durant lequel l’utilisateur intègre un dispositif technique à sa vie quotidienne en l’adaptant de façon créative à sa culture en fonction de ses besoins, ses pratiques, ses valeurs. » (Nogry, Sort & Decortis, 2016). Si l’on se réfère au modèle

d’intégration des TIC dans l’enseignement tel que l’ont défini les chercheurs Depover et Strebelle, le processus d’appropriation intervient durant la seconde phase d’intégration, appelée « phase d’implantation ». Depover et Strebelle modélisent l’intégration des TIC dans l’enseignement en distinguant trois grandes périodes : la première est celle de « l’adoption », qui consiste en la décision de changer quelque chose dans sa pratique, que ce soit par conviction personnelle ou par pression externe ; la deuxième est celle de « l’implantation », qui est la concrétisation sur le terrain de cette volonté ; la troisième est la phase d’installation, dite « de routinisation » car elle est celle qui installe le recours aux nouvelles pratiques de façon régulière et intégrée aux activités scolaires habituelles. Selon les auteurs, c’est durant la deuxième phase, « centrée sur l’action,

que s’opèrent les modifications perceptibles au niveau des pratiques éducatives mais aussi de l’environnement dans lequel ces pratiques prennent place. » (Depover &

Strebelle, 2005)6.

4 Sophie Ranjard rappelle et synthétise la notion d’usabilité selon Jacob Nielsen qui la décompose en 5 grandes caractéristiques ou propriétés : l'efficience (efficient to use) ; la satisfaction (subjective satisfaction) ; la facilité d'apprentissage (easy to learn) ; la facilité d'appropriation (easy to remember) et la fiabilité (few errors).

5 Ceci fait l’objet de développements ultérieurs dans les trois derniers chapitres. Nous considérons en effet que la manière dont les élèves et les enseignants mobilisent la tablette n’est ni régulière, ni stabilisée ni intégrée dans les pratiques, ce qui justifie l’emploi du terme d’utilisation plutôt que celui d’usage.

6Depover & Strebelle, 2005, Un modèle et une stratégie d’intervention en matière d’introduction des TIC

dans le processus éducatif. Disponible en ligne :

Troisième partie

Pour évaluer la nature des transformations opérées et comprendre le fonctionnement du processus d’appropriation en cours de réalisation, il est intéressant d’observer l’objet technique, tel qu’il se présente à l’utilisateur dans sa forme physique, dans sa matérialité et sa fonctionnalité, et la façon dont les utilisateurs le reçoivent, le perçoivent, l’évoquent et l’exploitent dans des situations particulières. Nous proposons dès lors d’étudier la tablette TED, dans sa dimension première, fonctionnelle et technique et dans une seconde dimension, plus complexe, qui est celle de son appropriation socio-technique dans le cadre de l’expérimentation et dans le contexte particulier d’un établissement scolaire de Saône-et-Loire. Considérant que ces dimensions multiples s’associent et se superposent, nous avons pour objectif de déplier l’ensemble des combinaisons et des transformations observées, pour comprendre les processus d’appropriation de l’objet dans le cadre d’une expérimentation qui fonctionne comme un dispositif conçu pour générer de nouvelles pratiques instrumentées.

Troisième partie Chapitre 5 : La tablette, un objet socio-technique à l’École

Chapitre 5