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Les politiques éducatives en faveur des TIC

1.1 Les technologies à l’école : des liens anciens

1.1.3 L’insertion sociale et politique des techniques

S’attachant à comprendre les liens qui lient technique et société, le sociologue Victor Scardigli dresse un bilan des diverses observations conduites par les sciences sociales à propos du développement des technologies de l’information et de la communication. Il classe les relations entre dispositifs techniques et faits sociaux selon quatre modèles descriptifs et explicatifs qui se succèdent plus qu’ils ne se juxtaposent. (Scardigli, 1994). Selon lui, d’un point de vue chronologique, les premières interprétations ont porté sur l’impact de la technique et sont à l’origine de deux modèles qui postulent un déterminisme de l’innovation technique. Le déterminisme technologique est une posture qui instaure un lien de relation causale entre le progrès technique et le changement social : ce serait le progrès qui déterminerait l’évolution sociale, la technique serait donc antérieure au changement social et existerait de manière autonome, voire s’auto-produirait16. Dominique Vinck souligne que selon cette perspective, désormais majoritairement contestée par la sociologie des techniques, « on

suppose que le changement technique est un facteur indépendant de la société. D'une part, le changement technique est autonome [...]. D'autre part, un changement technique provoque un changement social. » (Vinck, 1995)17.

Ce paradigme de l’impact (Collin, 2016) entérine le fait que l’innovation technique conduit le changement social, soit de manière directe, « par le simple effet du

temps long […] qui impose inéluctablement les innovations socialement utiles », soit

par le biais des « promoteurs » de l’innovation (Scardigli, 1994, op. cit.). Cette logique déterministe, que Scardigli qualifie de « techno-logique » sous-tend les deux premiers modèles qu’il distingue : un modèle « évolutionniste » ou bien un modèle

16 Florence Millerand, professeure en Communication à l'UQAM et membre du CIRST, définit le concept de "déterminisme technologique" dans un ouvrage collectif datant de 2015 Sciences, technologies et sociétés de A à Z.

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« volontariste » […] qui a guidé et continue de guider l’action des groupes industriels et des gouvernements. ». L’idée de base [du modèle volontariste] est que le rapport de force entre petits et grands acteurs est inégal, voire inexistant : ce sont les gouvernements et/ou les secteurs industriels qui guident le changement de la société. ».

L’entrée des grands acteurs intervient selon lui durant le second temps de l’insertion sociale des techniques. Comme le rappelle Pierre Musso qui synthétise la pensée de Scardigli, l’insertion sociale des techniques comprendrait trois temps. Le premier temps est celui des promesses, des discours prophétiques et des fantasmes ; le second est celui de la diffusion de l’innovation et des premiers usages, c’est aussi celui des grands acteurs, des médiateurs et des prescripteurs ; le troisième temps est celui de l’appropriation de l’innovation et de la stabilisation des usages de la technique, c’est le temps des petits acteurs et de l’appropriation sociale (Musso, 2010). Depuis les travaux de Michel de Certeau sur le détournement et le braconnage effectués par les usagers puis ceux de Perriault sur la logique de l’usage, de nouveaux modèles sont apparus et invalident les précédents (évolutionniste ou volontariste), considérés par Scardigli comme désormais insuffisants pour décrire les liens entre technique et mode de vie. Selon lui, au temps du tout « techno-logique » succède celui du « socio-logique » qui prend en compte le rôle et l’influence des « micro–acteurs sociaux qui s’approprient le

progrès technique ou insèrent l’innovation dans leur vie quotidienne ».

Bien que les chercheurs estiment qu’un modèle volontariste ne permet plus d’expliquer à lui seul les changements sociaux, celui-ci reste particulièrement vivace, politiquement et économiquement. Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac soulignent dans leurs récents travauxportant sur les liens entre les politiques culturelles et les programmateurs culturels qu’il existe un processus continu de négociation et d’interaction entre les politiques publiques et les individus : « il est douteux que ce soit

l’État seul qui donne naissance aux politiques culturelles et aux doctrines et aux discours qui les accompagnent ! L’action politique est en effet moins la traduction de la volonté d’un ministre, d’un projet de loi ou d’une administration qu’un processus continu de négociation qui implique toutes sortes de conflits et d’acteurs […]. Nous sommes convaincus qu’une politique culturelle s’élabore et se met en place aussi bien

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en bas qu’en haut et qu’elle résulte d’un processus constant d’interactions entre des personnes et des groupes sociaux. » (Dutheil-Pessin & Ribac, 2017, p.15)18.

L’importance des rétroactions existantes entre acteurs et décideurs est probablement sous-évaluée, au profit d’une double logique, volontariste et évolutionniste, présente dès les débuts de l’introduction de l’informatique à l’École. La logique volontariste, qui voudrait que ce soit les grands acteurs, les décideurs, les promoteurs qui soient à l’origine du développement des objets technologiques nouveaux et des nouveaux usages « technologisés »19, perdure et fonde les grands plans programmatiques en faveur des TIC. Depuis plus d’un demi-siècle, l’informatisation scolaire se construit au fil des choix politiques successifs, présentés comme tout à la fois inévitables et nécessaires20. Deux hypothèses différentes peuvent dès lors être formulées : ce serait parce que les technologies numériques sont étroitement imbriquées dans les vies quotidiennes et qu’elles sont perçues comme un moyen favorisant l’amélioration de l’activité d’enseignement-apprentissage qu’elles suscitent l’intérêt des politiques nationales ; ou bien ce serait parce que les politiques nationales ont enclenché de manière incitative et coordonnée, un mouvement d’informatisation de la société, que les usages scolaires se sont progressivement numérisés à partir des années 70.

L’étude critique et historique des liens entre numérisation croissante des pratiques pédagogiques et volontés politiques peut permettre de mettre en lumière l’une ou l’autre de ces propositions.

18 Dutheil–Pessin & Ribac, 2017, La Fabrique de la programmation culturelle, Ed. La Dispute.

19 Par l’adjectif « technologisé », nous entendons des usages empreints de technologie, développés, multipliés ou transformés par la technologie.

20 Pour illustration de cette idée, voir notamment l’analyse de Pascal Plantard, 2015, Les imaginaires numériques en éducation, Manucius : « A l’issue du séminaire organisé par l’OCDE en [mars] 1970 au Centre international d’études pédagogiques de Sèvres, la circulaire ministérielle de mai 1970 fixera les premiers objectifs visant à développer les connaissances informatiques chez les élèves. Ce projet s’inscrit dans une perspective - supposée - d’évolution de la société : « l’informatique est un phénomène qui est en train de bouleverser profondément les pays industrialisés et le monde moderne en général. […] L’enseignement secondaire tout entier et dès la classe de quatrième ne peut rester à l’écart de cette révolution. Il doit se préparer au monde de demain dans lequel ceux qui ignoreront tout de l’informatique seront infirmes [...] », p. 37.

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1.2

L’action politique pour promouvoir l’usage des TIC à