• Aucun résultat trouvé

Engageant un effort important de la collectivité et touchant un large public, ces plans très médiatisés sont soumis à une obligation de mesure, constitutive de la démarche même d’expérimentation. Commanditées et conduites par différentes instances, les retours sur expérimentation cherchent à vérifier l’efficacité pédagogique des investissements importants qui sont faits en faveur du numérique à l’École. La diversité des rapporteurs et des évaluateurs (inspecteurs généraux représentant la haute administration de l’État, représentants des parents d’élèves, chercheurs) et les différences respectives de positionnement et d’indépendance par rapport aux politiques publiques, permettent de relever simultanément - et un peu paradoxalement - des convergences et des divergences dans les conclusions.

Le point commun essentiel qui ressort de la comparaison des multiples rapports est que les bilans sont toujours mitigés et que, le plus souvent, les changements observés sont, soit moins importants qu’attendu, soit moins clairement positifs qu’espéré. Qu’ils soient - ou non - initiés ou portés par l’institution, qu’ils fassent appel - ou non - à des laboratoires de recherche par définition indépendants, les conclusions s’accordent sur le fait que les résultats globalement observés sont, au mieux, en demi-teinte et, au pire, plus négatifs que positifs.

Les contraintes et freins de différentes natures (notamment techniques, logistiques, pédagogiques) tout comme la lenteur des évolutions dans les pratiques des enseignants sont fréquemment évoqués ; l’ensemble concourt à limiter l’impact positif

42 Voir le rapport n° 2011-112, Le plan Ordicollège dans le département de la Corrèze, partie 3, paragraphe 3, les usages hors établissement.

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

des quelques points positifs notésdans ces rapports. Comme le prouve l’emploi régulier des termes « mais », « par contre » et « en revanche », chaque point bénéfique observé est immédiatement contrebalancé par un constat moins propice aux positions « techno-progressistes ». Pour illustration, voici quelques exemples : « le bilan des premières

initiatives conduites en 1991 fait apparaitre à la fois des difficultés (pannes de matériels), des craintes des parents (élèves utilisant leur ordinateur très tardivement) et des satisfactions ; « la classe s’explique plus facilement et l’ambiance est agréable et conviviale, par contre […] les relations professeurs-élèves voire élèves-élèves sont périodiquement entachées » ; « l’ordinateur est certes porteur de grandes potentialités éducatives mais il est aussi susceptible de détourner l’attention du travail scolaire. »

(évaluation Ordina13, 2008) ». Les exemples ne peuvent pas être donnés de façon exhaustive tant les occurrences de ce type de réserves sont nombreuses.

De manière générale, les rapporteurs mettent en exergue le fait que les bilans des expérimentations sont ressentis et vécus comme mitigés par les équipes elles-mêmes ; les résultats sont toujours estimés en deçà du travail fourni et des espoirs suscités,

« comme si les enseignants avaient pensé que ces expérimentations devaient/pouvaient changer tout ce qui allait mal.» (Bart & Reuter, 2013). Dans la continuité de cette

analyse, nous soulignons ici que les politiques publiques semblent faire comme les individus impliqués et croire - ou vouloir croire - qu’expérimenter suffit pour faire changer les pratiques et les diversifier (en les améliorant), ou bien encore qu’expérimenter suffit pour innover, créer ou inventer de nouveaux arts de faire (Certeau de, 1990).

Du côté de l’institution et quel que soit le niveau d’échelle observé (départemental, régional ou national), le changement apparaît comme étant à la fois souhaité et indispensable : il est la condition de l’adaptation toujours recherchée à la modernité et au progrès. Si le changement est jugé insuffisant ou insatisfaisant, les rapports officiels concluent invariablement sur le fait qu’il faut poursuivre les efforts et les investissements pédagogiques et financiers, pour continuer la quête du renouvellement. Si l’introduction des ordinateurs dans les classes ne parvient pas à faire évoluer suffisamment les pratiques des élèves et des enseignants, alors il faut changer de matériel (passer par exemple d’un ordinateur à une tablette) ; il faut poursuivre les expérimentations et les multiplier sur le territoire, pour qu’enfin les changements attendus aient lieu. Les enseignants doivent utiliser les technologies dans la classe et

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

exploiter ou faire valoir, grâce à elles, leur « droit à l’expérimentation pédagogique » (Article 34 de la Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école).

Les politiques publiques, au moyen de l’expérimentation, cherchent à engager les acteurs, elles visent à engager « par le bas », pour sortir de logiques ascendantes ou « top down » plus anciennes et rendues démodées par les travaux de la sociologie des organisations. La logique institutionnelle prend désormais la forme d’une logique d’expérimentation, que l’on pourrait qualifier de paradigme de l’expérimentation tant celle-ci devient prégnante dans les politiques publiques. Valoriser les acteurs de terrain et rendre visibles les « bonnes pratiques » au moyen de la mise à disposition de témoignages sur les portails ou sites institutionnels (Eduscol ou sites des Canopé) permettrait de « diffuser » l’innovation sur l’ensemble du territoire et au-delà des cercles restreints des expérimentations locales. L’enjeu est, comme l’a souligné Françoise Cros dans ses travaux, de passer du local au national et d’assurer la transférabilité des pratiques identifiées innovantes.

Mais au-delà de la difficulté première qui consiste à caractériser ce qui est véritablement innovant et réussi, se pose ensuite la question de savoir comment mettre en place les mécanismes appropriés pour permettre un déploiement à grande échelle des innovations réussies (Durando, 2014). Si l’identification des « conditions de succès d’un

développement pertinent et massif des usages pédagogiques du numérique éducatif » est

l’un des objectifs premiers des politiques éducatives (DEPP, 2015), l’objectif n’en est pas moins difficile à atteindre.

Les chercheurs qui s’intéressent à l’expérimentation et à l’innovation scolaires soulignent en effet que peu de bonnes pratiques sont transposables sur d’autres territoires et projets (Rapport Ordina13, 2014). La transférabilité souhaitée serait dans la réalité difficile à assurer, tant les établissements ont chacun leur histoire et leur culture propre. Pour exemple, l’évaluation du dispositif « Collèges connectés » faite en 2015 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) met en exergue le fait que pour un même dispositif, les scénarios sont très différents d’un établissement à l’autre et les situations très variées en raison d’une « culture

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

d’établissement », d’une formation des enseignants, des équipements et d’aspects

pédagogiques multiples qui peuvent s’associer pour devenir discriminants43.

Bart et Reuter (2011) soulignent par ailleurs que, malgré la volonté de valoriser les bonnes pratiques et de les médiatiser, « l’extrême richesse des indicateurs produits

par les équipes, existent de manière disséminée et n’a pas fait jusqu’à présent l’objet de collectes et d’échanges organisés. ». Nous avons fait le même constat au cours de notre

recherche. Dans l’objectif de faire une synthèse des conclusions, nous avons tenté des recenser de manière exhaustive les expérimentations conduites de 2005 à 2015 et mises en ligne sur le portail Eduscol. Malgré l’apparent regroupement sur un même espace des différentes opérations, il s’est avéré qu’il fallait passer sans arrêt de site en site, du portail Eduscol aux sites académiques, des sites académiques aux sites régionaux du Canopé, des sites du Canopé aux sites personnels créés et alimentés par les enseignants. Certains liens sont également inactifs et pointent vers des résultats devenus inaccessibles. Cet éparpillement des témoignages et des synthèses nous semble être particulièrement contre-productif et diminuer fortement l’exploitation possible des résultats. Bien que l’objectif poursuivi soit de donner à voir la dynamique des expérimentations et d’inviter les équipes nouvelles à prendre appui sur les pratiques déjà menées, le foisonnement des expériences et des ressources qui ne sont jamais présentées de la même manière rend difficiles, voire impossibles, les possibilités réelles de généralisation ou de transposition.

Les chercheurs notent également que les évaluations sont trop souvent incomplètes, imprécises ou trop peu documentées, avec des problèmes méthodologiques importants qui empêchent de valider les conclusions avancées. Ainsi, malgré l’obligation d’évaluation des politiques publiques, inscrite dans la LOLF et inscrite aussi, pour les expérimentations, dans l’article 34 de la Loi d’orientation de 2005, nombre de rapports d’évaluation d’expérimentation sont produits par les acteurs eux-mêmes, sans que les méthodes d’enquêtes ne soient connues ou maîtrisées des rédacteurs et sans qu’un protocole scientifique n’ait été préalablement mis en place (définition d’hypothèses, choix d’un terrain, délimitation d’un panel et d’un temps d’observation, définition des modalités d’observation …). L’étude du fonctionnement

43 Benhaïm-Grosse, Bessonneau & Chesné (Dirs.), 2015, Le numérique au service de l'apprentissage des élèves : premières observations du dispositif "Collèges connectés", Note d’information de la DEPP, (02). Disponible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid85556/le-numerique-au-service-de-l-apprentissage-des-eleves-premieres-observations-du-dispositif-colleges-connectes.html, [consultation mars 2015].

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

de l’article 34 à la demande du Haut conseil de l’éducation (HCE), permet d’autre part à Bart et Reuter de relever qu’il existe un écart considérable entre les évaluations prévues et celles qui sont réellement réalisées.

Ils soulignent aussi que l’évaluation est souvent vécue de façon contradictoire par les enseignants, qui l’estiment nécessaire mais lourde, nécessaire mais dangereuse

« notamment en raison du fait qu’une évaluation négative pourrait avoir des conséquences néfastes sur ceux qui l’impulsent » (Bart & Reuter, 2013). Les chercheurs

évoquent aussi la crainte « quasi obsessionnelle qu’ont les enseignants du manque de

suivi et de valorisation de leur action, crainte doublée par celle de voir leurs actions permettre, non pas leur propre valorisation, mais celle d’acteurs plus faiblement impliqués (inspecteurs, services ministériels) ».

Les mêmes auteurs relèvent qu’il est difficile de mesurer quels sont les véritables effets des expérimentations, notamment sur les élèves et que « curieusement,

l’Institution semble se contenter de ce flou ». Flou des évaluations insuffisantes en

nombre, éparpillées ou inefficaces méthodologiquement, et flou des résultats, ne parviennent pourtant pas à arrêter le cours de politiques publiques, peu à l’écoute des réserves ou des limites énoncées par les différents observateurs.

La différence essentielle entre les rapporteurs institutionnels (inspecteurs généraux) et les rapporteurs scientifiques semble se situer prioritairement dans l’intention de l’action, que celle-ci soit une action d’évaluation ou une action d’observation des pratiques en train de se construire (Rinaudo et al., 2008).

Certes, les nombreux rapports officiels retracent avec un réel souci d’objectivité et de précision, les limites des expérimentations déjà conduites. La dimension évaluative et prospective étant propre à ce type de documents, les bilans rédigés par les rapporteurs institutionnels font évidemment des préconisations et suggèrent des évolutions et améliorations pour l’avenir. Diverses propositions de changements sont ainsi avancées mais les pistes évoquées sont toujours relatives aux modalités concrètes de mise en œuvre des expérimentations (temps, matériels, formation des acteurs) et la pertinence globale d’une politique d’expérimentation n’est jamais interrogée.

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

Soulignons en effet que les rapports officiels concluent toujours sur la nécessité de poursuivre une politique en faveur de l’expérimentation, mise au service d’un changement pédagogique espéré. Dans le même ordre d’idée et selon cette posture, dans ces textes institutionnels, la relation entre expérimentation scolaire et innovation pédagogique est toujours considérée comme évidente et consubstantielle, comme si l’expérimentation enclenchait systématiquement un processus d’innovation pédagogique et instrumentée.

Les chercheurs quant à eux, cherchent à comprendre et à analyser, pour donner du sens aux pratiques des acteurs du dispositif expérimental observé (Rinaudo et al., 2008). Ils ont pour objectif de documenter les expérimentations, pour informer la construction des pratiques instrumentées en contexte scolaire et/ou à des fins pédagogiques. Considérant que le lien entre expérimentation et innovation n’existe pas

a priori, les chercheurs s’engagent dans l’observation de la construction-élaboration de

ce lien et le questionnent, au moyen d’un travail d’enquête portant sur plusieurs expérimentations.

Les différences de positionnement et d’intention qui existent entre les écrits officiels et les écrits scientifiques sont particulièrement intéressantes à analyser dans le cadre d’une recherche en sciences de l’information et communication.

L’étude des textes officiels nous a ainsi permis de mettre en évidence la place primordiale récemment accordée à la notion d’expérimentation dans les politiques éducatives. Le changement de vocable et le glissement opéré du terme d’innovation à celui d’expérimentation éclairent et traduisent la volonté des politiques publiques de se libérer d’une logique top down. Le ministère de l’éducation nationale choisit désormais de prendre appui sur les acteurs de terrain pour porter les changements attendus en matière d’innovation associée aux TIC à l’École.

Ce constat étant établi, nous cherchons, au moyen de l’observation d’une expérimentation scolaire intégrant des tablettes tactiles, à interroger les politiques publiques et à comprendre la manière dont se structurent les relations entre expérimentation et innovation, entre expérimentation et implication des acteurs et entre les usages prescrits par les politiques éducatives et les usages réels.