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- Innovation et invention technique

Au départ de l’innovation, existe le plus souvent un objet, objet technique

nouveau et nouvellement introduit au sein des organisations et « l’innovation, dans son usage social, est presque toujours assimilée à l’objet nouveau introduit. » (Cros, 1997).

L’invention de cet objet nouveau, quel qu’il soit, repose sur un imaginaire, encore largement impensé mais qui constitue cependant la matière première d’une innovation, avant que celle-ci ne soit devenue intensive et généralisée (Musso, 2015). Selon ce courant de pensée, structuré autour de la notion d’un imaginaire social et collectif de la

12 Meirieu, 2005, Innover dans l’école : pourquoi, comment ? Disponible à l’adresse :

https://www.meirieu.com/ARTICLES/innoverdanslecole.pdf, [consultation octobre 2016] : « Il convient de sortir d’une conception localiste de l’innovation et de la repenser dans son mouvement même, dans sa spécificité proprement éducative. Plutôt que d’analyser l’innovation à partir des théories des organisations - utiles par ailleurs mais qui risquent d’oublier les caractéristiques propres du secteur de l’éducation- tâchons de comprendre en quoi les finalités éducatives influent ce processus d’innovation […] ».

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technique (Flichy, 2003), l’objet nouveau inventé transporte avec lui le rêve de son inventeur qui l’ « aura désiré, fantasmé, rêvé ou imaginé » (Plantard, 2015). Les

imaginaires forment et informent les objets techniques dans le cycle de l’innovation, décrit par Flichy comme un « processus de gestation », au démarrage duquel se trouve

« une utopie initiale [dont] la fonction subversive permet d’explorer la gamme des possibles » de l’objet créé13. Lors de cette première phase, qualifiée de « brouillonne et

intensive », l’objet est un « objet-valise » qui comprend de multiples fonctionnalités et

diverses possibilités d’exploitation dans différents contextes, selon un large éventail de possibles imaginés et conçus par les inventeurs.

Toutes les inventions ne deviennent cependant pas des innovations, comme le souligne Françoise Cros (1999). Faisant la revue des termes proches du mot innovation mais pourtant distincts, elle relève les différences entre invention et innovation et précise que si « l’invention est toute nouvelle [et] émerge souvent des laboratoires de

recherche », l’innovation en revanche est nécessairement une « invention socialisée » et « socialement appropriée ». L’objet nouveau, nouvellement créé et inventé, doit

pouvoir se transformer ou être transformé pour acquérir le statut d’innovation et exister en tant que telle dans le champ social : « l’innovation est une invention transformée en quelque chose de vendable. » (Cros, 1999). L’ « objet-valise » initial, sorti du cerveau

de ses inventeurs et porteur de tous les projets de ses concepteurs, devient alors un

« objet-frontière » qui se frotte aux compromis et « aux autres acteurs sociaux qui possèdent une autre vision de la technique en gestation. » (Flichy, 2003).

Une invention technique devient ainsi une innovation sociale à condition que des changements soient opérés et que l’objet évolue. Mais il faut également que les changements qui s’opèrent sous l’influence des acteurs, soient acceptés de ces mêmes acteurs, ou plus largement encore, et qu’ils dépassent le cercle initial restreint des inventeurs et des premiers utilisateurs.

- Innovation et changement

Pour qu’une innovation existe et prenne forme, il faut nécessairement un ou plusieurs changements, il faut une rupture avec ce qui existe déjà, « une rupture dans

les pratiques, rupture qu’il convient de comprendre comme modification d’une

13 Dans sa définition de l’utopie, Flichy se réfère à Paul Ricoeur qui distingue utopie et idéologie. Selon Ricoeur, l’utopie a pour objectif de conserver l’ordre social et de transformer l’existant en l’améliorant, quand l’idéologie a pour objectif de renverser l’ordre existant et de bouleverser l’ordre social.

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trajectoire dans laquelle s’inscrivent ces pratiques. » (Paquelin, 2009)14. L’innovation provient donc nécessairement d’un changement mais la notion même de changement et la relation qu’elle entretient avec la notion d’innovation est complexe.

Selon le philosophe des sciences Karl Popper, il existe deux types de changement, réversibles ou non : les changements qui relèvent de la dynamique physique classique sont réversibles et les autres changements, qui affectent la structure interne des systèmes, sont en principe irréversibles. Prenant appui sur la théorie de Popper, Philippe Engelhard s’interroge sur la capacité des techniques à changer les sociétés et les cultures et pose l’hypothèse que « les techniques (dont celles qui

sous-tendent l’internet) par elles-mêmes ne changent ni les sociétés ni les cultures – ou n'ont pas d'incidences directes sur nos croyances profondes ni sur les rapports de pouvoir dans les sociétés. Les techniques ne font éventuellement que dévoiler le changement sociétal et culturel potentiel, voire l'amplifier et/ou l’accélérer lorsqu’il est déjà réalisé – ce qui est déjà beaucoup ! - mais ne le provoquent pas. » (Engelhard, 2012, p. 17)15. D’après Engelhard, les changements sociétaux et culturels sont de nature profonde et irréversible et ne peuvent donc pas se produire ou s’expliquer par la seule introduction d’une nouvelle technique. La nouvelle technique ne peut suffire à provoquer le changement, tout au plus, elle l’amplifie ou l’accélère (Eisenstein, 1991) une fois que la société est structurellement prête à l’acceptation du changement et de la technique nouvellement introduite.

Il existe ainsi des différences notables entre les notions de changement et d’innovation. Le changement seul ne suffit pas à générer de l’innovation : pour qu’il y ait innovation, une adéquation entre l’innovation et le contexte d’exercice de l’innovation doit exister car « toute innovation suppose un environnement qui lui soit

favorable. » (Akrich, Callon & Latour, 1988). Non seulement l’environnement doit être

favorable, mais il faut également une acceptation des acteurs engagés dans le changement. Si les changements s’opèrent sous l’influence des acteurs, ces mêmes acteurs doivent accepter le changement en train de s’effectuer ; sans acceptation sociale

14 Didier Paquelin se réfère ici aux théories de Schumpeter et à son concept d’innovation entrepreunariale pensée comme une destruction créatrice : un produit nouveau est destiné à disparaître et à être remplacé par un autre. Cf aussi note de bas de page 12.

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et partagée par une large communauté qui dépasse le cercle initial restreint des inventeurs et des premiers utilisateurs, l’innovation ne peut prendre corps.

- Innovation et acceptation sociale

Dans le contexte pédagogique aussi, l’innovation « est d’abord une question

d’adhésion à des valeurs et non pas d’abord une question de technique et de savoir-faire. » (Meirieu, 2001). Le sociologue Everett M. Rogers distingue cinq

caractéristiques qui déterminent l’adoption éventuelle d’une innovation. D’après lui, pour qu’une innovation soit adoptée, un avantage relatif mesuré en terme économique mais aussi de prestige social ou de satisfaction doit pouvoir être mesuré (1), une compatibilité aux valeurs du groupe qui s’apprête à adopter l’innovation doit exister (2), l’innovation doit être complexe (3), elle doit permettre des tests (4) et elle doit pouvoir être visible (5)16. L’étude de ces caractéristiques, appliquée à notre objet d’étude et terrain d’enquête, sera effectuée ultérieurement.

Changement et innovation se différencient également autour de la question de l’intentionnalité. En effet, un changement peut avoir lieu sans qu’une volonté explicitement transformatrice n’existe, mais une innovation ne peut pas exister sans intention ou volonté de changement (Paquelin, 2009). L’innovation pédagogique fonctionne de même. Il ne peut pas y avoir d’innovation sans ambition éducative formalisée, ancrée dans un engagement volontaire et explicitement rattaché à une finalité politique, comme le souligne Philippe Meirieu : « premièrement, pas

d’innovation sans ambition éducative. […] Si on n’affirme pas qu’enseigner c’est un métier d’engagement volontaire au service d’une finalité politique, il est inutile d’espérer que les enseignants innovent. […] Au cœur de la question de l’innovation, c’est donc bien la nature de notre ambition éducative qu’il faut poser. » (Meirieu,

2005)17.

16 Sociologue américain, Rogers s’est intéressé à la propagation des innovations techniques et en a modélisé la courbe dans son ouvrage Diffusion of innovations paru à New York en 1962 puis quatre fois réédité. Selon Rogers, la diffusion se représente grâce à une courbe en S (démarrage poussif, accélération exponentielle, puis ralentissement notable avec une normalisation à un niveau élevé de possesseurs). Ce modèle diffusionniste a connu et connaît encore un grand succès dans le domaine du marketing mais est critiqué ou remis en question par les sociologues de l’innovation, qui l’estiment réducteur, segmentant et insuffisamment explicatif du rôle des acteurs et des médiations en œuvre dans l’adoption des innovations techniques. Pour la présentation des critiques émises, voir notamment Gérald Gaglio (Sociologie de l’innovation, 2011) ou Patrice Flichy (L’innovation technique, 2003).

17 Meirieu, 2005, Innover dans l’école: pourquoi, comment ? Disponible à l’adresse :

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- Innovation et création de nouveauté

Nécessaire, intentionnel et accepté, le changement doit encore permettre la création d’une nouveauté pour qu’il y ait innovation. Il doit y avoir changement (ou rupture) et création d’une nouveauté, de nouvelles pratiques, de nouvelles actions ou de

nouvelles trajectoires, le plus souvent imprévues (Cros, 1999)18. Le caractère nouveau et inédit fait partie de ce qui caractérise une innovation, y compris pédagogique : « l’innovation pédagogique concerne les façons d’enseigner. Un

enseignant réalise une innovation pédagogique quand il conçoit et met en œuvre une façon d’enseigner nouvelle, inédite. » (Tricot, 2017). Les irréversibilités, si elles ont

lieu, ne sont pas nécessairement prévisibles et une incertitude réelle se crée autour de ce que seront - ou non - ces irréversibilités et autour de la forme qu’elles prendront (Engelhard, 2012). Ainsi le changement n’est jamais initialement et substantiellement assuré, et, contrairement à ce qui est souvent espéré lorsque de nouvelles techniques apparaissent, l’objet nouvellement créé et nouvellement introduit n’induit pas obligatoirement un changement ou une création de nouveauté.

Il est possible, voire fréquent, d’observer ni changement ni nouveauté mais plutôt une simple reproduction de l’existant, comme l’illustre Patrice Flichy : « en dépit

des discours utopiques des informaticiens sur les effets structurants des ordinateurs dans le traitement et la circulation de l'information, l'informatisation n'a modifié en profondeur ni l’organisation des entreprises ni le partage du pouvoir […]. L’informatique n'introduit pas de transformation dans l'entreprise mais reproduit l'ordre établi. ».

De même, en contexte éducatif, bien que de manière classique l’innovation pédagogique s’oppose à la pédagogie traditionnelle, André Tricot souligne le fait que l’innovation pédagogique ne repose pas toujours sur une véritable invention ou création, et il relève « la capacité de l’innovation pédagogique à faire passer des idées anciennes

pour nouvelles […] ». En lieu et place de changement profond et irréversible, il est

possible d’observer soit la reproduction d’un ordre déjà constitué, soit une simple transposition des pratiques, autrement appelée « substitution » (Puentedura, 2009). S’intéressant aux conditions d’une intégration efficace et pédagogique des technologies

18 Cros, 1999, op. cit. : « L’innovation est inventivité et créativité, c’est à dire qu’elle se détache du réel pour imaginer autre chose, elle s’éloigne de la réponse directe au changement du réel pour apporter des solutions inventives et inattendues. ».

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dans la classe, Ruben Puentedura (chercheur américain, enseignant à Harvard et spécialiste des questions d’éducation) a modélisé les différents paliers de cette intégration. Selon son modèle appelé SAMR (Substitution, Augmentation, Modification, Redéfinition)19, au plus bas niveau de l’intégration des technologies dans les pratiques, la technologie sert à faire la même tâche qu’auparavant et se limite à remplacer un outil technique par un autre sans qu’aucun changement fonctionnel ne soit de ce fait observé. L’exemple donné par Puentedura pour illustrer ce premier palier est celui du traitement de texte qui remplace le stylo : s’il peut être approprié d’utiliser une technologie plus moderne, il n’y a pas de gain ou de plus–value à son utilisation. Conformément à ces observations, les mêmes constats ont pu être faits à propos des tableaux blancs interactifs (TBI) qui ont souvent remplacé les tableaux noirs dans les classes, sans que l’activité des maîtres et des élèves n’en ait été fondamentalement modifiée ou transformée (Paquelin, 2009).

- L’innovation pédagogique

L’innovation, qu’elle soit ou non pédagogique, est donc un processus complexe et multifactoriel, qui fonctionne par étapes, selon une temporalité qui lui est propre (Marsollier, 2000). Au cours de ce processus, se jouent des transformations mises en œuvre par de multiples acteurs ; c’est un cycle dynamique, intentionnel mais non programmable a priori (Paquelin, 2009) et le succès des innovations est toujours incertain (Akrich, Callon & Latour, 1988).

Par ailleurs, si l’innovation n’existe pas « sans motivation personnelle, sans

intention, sans projet d’action », pour autant « elle ne se décrète pas » (Marsollier, op.cit.). Ni planifiable, ni imposable, ni rationnalisable, l’innovation socio-technique ou

pédagogique ne se décide pas. Didier Paquelin note que « l’innovation est un processus

spécifique qui se distingue de celui de la conduite de projet [car] le projet possède à la fois une visée et une programmation […]. Ainsi considérer les éléments de planification et de rationalisation comme des éléments préalables et structurants du processus d’innovation serait une erreur : ils peuvent être convoqués à certains stades du

19 Ce modèle sera de nouveau exploité plus en détail dans les chapitres de la troisième partie qui est consacrée à l’analyse des observations conduites sur le terrain d’enquête et portant sur les pratiques des élèves et des enseignants.

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processus sans pour autant en constituer la substance. » (Paquelin, 2009, p. 32)20.

L’innovation s’élabore dans la durée, dans un environnement qui lui est favorable, et qui potentiellement l’incite, la facilite et la promeut dans un registre partagé d’intentionnalités. L’innovation se co-construit en groupe, « dans un dispositif de

communication où les individus peuvent se contacter, échanger, proposer » (Cros,

1997), dans « un travail critique collectif » (Meirieu, 2001), au moyen d’aménagements et de négociations portés par les différents acteurs21. D’autre part, comme nous l’avons vu, l’innovation, socio-technique ou pédagogique, se co-construit autour d’un objet nouveau mais ne se résume pas à cet objet car « ce n’est pas l’objet qui prime mais la

façon dont il pénètre le tissu social » (Cros, 1997).

Les chercheurs qui s’intéressent au processus d’innovation pédagogique et aux technologies à l’École confirment unanimement l’absence de lien de causalité entre équipement et innovation pédagogique. Didier Paquelin notamment relève que « les

différents plans d'équipement […] des écoles, collèges, lycées et université ont montré depuis fort longtemps l'absence de relation déterminante entre la présence d'un équipement dit innovant et le repérage d'indices d'innovations pédagogiques ». Mais

s’il est probable - voire avéré - que l’objet ne prime pas sur les pratiques et qu’équiper les établissements scolaires ne garantit pas la création d’une innovation pédagogique, les politiques éducatives continuent de s’établir suivant le postulat que l’innovation technologique et l’innovation pédagogique sont non seulement corrélées mais également reliées entre elles de manière vertueuse.

Au-delà de la nécessité de suivre les progrès techniques (nécessité qui justifie en grande partie les coûteux plans d’équipement), transparaît l’espoir d’une transformation pédagogique et d’une amélioration du rendement scolaire (Marquet, 2004) et, également, l’espoir toujours réactivé de création d’innovation à l’École.

Pour relever l’ensemble de ces défis, les politiques éducatives comptent sur le numérique et sur l’engagement de l’ensemble de la communauté éducative, élèves, enseignants et parents, autour de la nécessité d’intégrer le numérique à l’École.

20 Paquelin, 2009, L’appropriation des dispositifs numériques de formation : du prescrit aux usages, L’Harmattan, p. 31-42.

21 Philippe Meirieu note que l’un des freins majeurs à l’innovation pédagogique est dû à la faible mutualisation : « l’enseignement est un des métiers où la mutualisation est la plus faible… Et cela constitue une entrave considérable à la véritable innovation. ».

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Parallèlement aux plans d’équipement, une politique de forte incitation à innover avec le numérique se développe, et cette incitation prend appui sur la notion récemment introduite d’« expérimentation ».