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Les politiques éducatives en faveur des TIC

1.3 Les invariants des politiques éducatives en faveur des TIC

1.3.4 La formation nécessaire

L’informatisation massive et généralisée de l’École pose d’emblée plusieurs questions qui peuvent être globalement organisées et regroupées selon deux grands axes.

Le premier concerne l’équilibre - difficile à trouver - entre équipement et formation : quelle importance respective et partagée faut-il donner à l’équipement et à la formation ? Selon quel ordre et quelle hiérarchie de priorités les politiques doivent-elles procéder ? Faut-il équiper d’abord et former ensuite ?

Le second axe de réflexion se structure autour des objets de formation eux-mêmes : à quoi faut-il former ? Faut-il former les utilisateurs à la programmation, aux langages informatiques ou faut-il former à l’utilisation des ordinateurs sans entrer dans la « boîte noire » du fonctionnement des machines ? Dans la lignée de ce questionnement, apparaissent les interrogations sur la place de l’informatique et des technologies dans l’enseignement : l’informatique doit-elle ou peut-elle se mettre au service des différentes disciplines d’enseignement80 ou bien doit-elle, peut-elle induire de nouvelles méthodes de travail et de pensée, devenant ainsi un objet d’enseignement81 (Baron & Bruillard, 2004) ?

Ces dilemmes émergent dès les débuts de l’informatique scolaire, comme le montrent les citations extraites d’une conférence prononcée en 1973 par Jacques Hebenstreit, professeur d’informatique82 : « on assiste depuis quelques années à des

tentatives d'introduction de l'informatique dans l'enseignement secondaire et l'on peut distinguer deux approches possibles : la première consiste à mettre des ordinateurs dans les lycées et à essayer de les utiliser, voie explorée aux États-Unis […]. L'autre solution est celle adoptée par l'Éducation nationale qui part du principe que l'informatique est en train de se dégager en tant que méthodologie et que la solution la plus économique, au moins à moyen terme, consiste à former les enseignants d'abord et

80 Baron et Bruillard résument ce positionnement sous l’expression « informatique outil ».

81 Pour les auteurs (op. cit.), ce positionnement relève d’une conception de l’informatique scolaire comme « informatique objet ».

82 Conférence du professeur J. Hebenstreit, Grenoble, Juin 1973. Texte rédigé d'après un enregistrement au magnétophone et publié dans le numéro spécial (décembre 1976) du Bulletin de liaison de la Section « Informatique et enseignement » de l'INRDP. Disponible en ligne : https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00284090, [consultation octobre 2013].

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à installer des matériels ensuite. ». Dans cette même allocution, il constate les

médiocres résultats des choix de formation techno-centrée qui ont été opérés dans les pays Anglo-saxons : « en Angleterre et en Écosse, comme au Canada d'ailleurs dans

l'Ontario, où l'informatique dans l'enseignement s'est traduite à 95 % par l'enseignement du Fortran à des élèves qui n'en voyaient pas d'applications, le but plus ou moins avoué étant le suivant « les ordinateurs existent il faut que les gens apprennent à s'en servir » ce qui a été appelé la « formation de « Fortran-idiots », c'est-à-dire de gens qui apprennent à programmer et qui s'en tiennent là, ne sachant pas très bien que faire de cette technique qu'ils ont ainsi acquise. ».

L’ensemble de ces questions posées dès les années 1970 continue d’alimenter et de structurer les choix politiques. Il constitue le nœud gordien d’un dilemme, jamais tranché et toujours d’actualité comme en témoignent les perpétuelles hésitations politiques autour des options informatiques, régulièrement créées puis enlevées, basculées d’un niveau d’enseignement à un autre, ou bien encore autour du récent débat sur l’enseignement du code à l’École83.

Si les interrogations portent sur la mise en œuvre de la formation (à quoi former et comment), la nécessité de former les utilisateurs est toujours avancée, présentée dès l’origine comme le moyen indispensable pour accéder à la société moderne et s’y adapter. En 1970, l’équation est formulée simplement : l’informatique est en train de transformer la société, chacun doit donc être formé à l’informatique sous peine d’exclusion et d’inadaptation84. Dix ans plus tard, l’informatique est présentée comme une révolution qui va créer de nouvelles façons d’organiser les connaissances, voire de

83 Pour le rappel des données concernant la création des options informatiques en collège ou en lycée voir le récapitulatif complet réalisé par l’association EPI, disponible en ligne :

https://www.epi.asso.fr/revue/iticsom.htm#?, [consultation avril 2019] ; pour le débat autour de l’enseignement du code dès l’école primaire et la programmation, voir l’analyse rédigée par Mokhtar Ben Henda en 2017, L’enseignement du code informatique à l’école: prémices d’un humanisme numérique congénital. Disponible en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01516577/document, [consultation avril 2019].

84 Voir la circulaire ministérielle 70-232 du 21 mai 1970 : « l’informatique est un phénomène qui est en train de bouleverser les pays industrialisés et le monde moderne en général … l’enseignement secondaire tout entier et dès la classe de 4eme ne peut rester à l’écart de cette révolution. Il doit préparer au monde de demain dans lequel ceux qui ignoreront tout de l’informatique seront infirmes. » In EPI, Quelques jalons pour un historique de l’informatique dans le système éducatif français de 1970 à 2000. Disponible en ligne : https://www.epi.asso.fr/revue/histosom.htm? , [consultation février 2018].

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raisonner, selon une forme binaire, conforme à l’approche algorithmique85. Pour lutter contre le risque d’une prise de pouvoir de la technique et des techniciens, éviter l’asservissement à l’objet technique et l’exclusion du monde moderne, il faut former l’ensemble des citoyens et plus particulièrement tous les jeunes, à la maîtrise de l’outil. Cet apprentissage obligatoire devient l’une des conditions de la construction de la citoyenneté, de la liberté et de la démocratie86.

L’informatisation de la société, encore balbutiante dans les années 1980, est d’emblée présentée comme favorisant l’apparition d’une culture nouvelle qu’il va falloir acquérir. Cette culture, initialement qualifiée de « nouvelle », est désormais nommée « culture digitale » ou « culture numérique »87. Bien que difficilement définissable, son existence en tant que culture étant en elle-même soumise à caution (Cerisier, 2012), elle n’en reste pas moins systématiquement invoquée dans les textes éducatifs. Tous les éléments de discours propre à un imaginaire de la technique (Flichy, 2003) sont en place dès les débuts de l’insertion des technologies à l’École. Et bien que la parole institutionnelle s’efforce de se présenter sous un jour toujours nouveau et toujours actualisé, ces éléments sont repris à l’identique, discours après discours, plans après plans, des années 70 jusqu’à aujourd’hui.

Notre travail d’observation révèle que les technologies changent, les pratiques des usagers aussi mais les positionnements politiques et idéologiques varient peu. Ils demeurent fondamentalement pro-technologies, considérant toujours la technologie sous un angle mélioratif. Dans les textes institutionnels (rapports, lois, circulaires,

85 Voir le discours du ministre de l’éducation Christian Beullac, 1980, le mariage du siècle : éducation et informatique : « le bouleversement est inévitable, et d'ailleurs, déjà en cours […] il [apportera] une manière inédite de sérier, d'organiser ces connaissances, et une nouvelle manière de raisonner, selon des schémas binaires, par une approche algorithmique. ».

86 Beullac, op. cit. : « Il faut se demander ce que l'on peut faire pour éviter à nos enfants de devenir esclaves de l'ordinateur. […] Ce qu'il faut craindre, en ce domaine, c'est de voir un petit nombre d'experts, de techniciens, prendre le pouvoir informatique, c'est à dire, à terme, prendre le pouvoir tout court. En ce sens, l'Education, en introduisant l'étude de l'ordinateur dans son système, ne fait que préparer les jeunes générations à devenir des citoyens informés et responsables. Chacun doit bien comprendre que l'apprentissage de la démocratie passe désormais par l'apprentissage de l'utilisation des calculatrices électroniques, sous peine de se retrouver bientôt dans cette cité robotisée qu'Orwell nous a dépeinte dans 1984 ».

87 L’expression « culture digitale » est peu employée en France, digital étant la traduction littérale du terme anglais digital, traduit plus fréquemment dans le monde francophone par l’adjectif « numérique ». Le même aménagement est observé pour l’expression anglaise « digital humanities » traduites d’abord littéralement par « humanités digitales » puis rapidement remplacée par l’expression « humanités numériques ». Voir Vinck, 2016, Humanités numériques : la culture face aux nouvelles technologies, Ed. Le cavalier bleu.

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allocutions…), les vocables changent et se modernisent, passant d’« informatique scolaire » à « TIC », « TICE » jusqu’à la formule actuelle de « numérique éducatif ». La terminologie en vigueur suit les évolutions socio-technologiques mais les attentes et espoirs demeurent identiques, de même que les paradigmes en place comme le souligne Simon Collin : « chaque apparition d'une « nouvelle» technologie en contexte scolaire

a suscité, chez les acteurs éducatifs (enseignants, conseillers pédagogiques, directions d'école), politiques et scientifiques, des espoirs d'amélioration de la situation d'enseignement et d'apprentissage. Loin d'avoir essoufflé l'intérêt, le numérique a su rester au centre des préoccupations éducatives, politiques et scientifiques grâce au renouvellement de plus en plus rapide des innovations technologiques. Suivant l'idée que « la révolution est toujours sur le point d'arriver», le numérique ravive régulièrement l'attention du monde éducatif quant à sa contribution potentielle à l'amélioration de la situation d'enseignement et d'apprentissage. » (Collin, 2016)88.

Puisque la formation à l’informatique ou à la culture numérique est indispensable et puisque former est de la responsabilité de l’École, alors évidemment, il revient à l’institution scolaire d’intégrer cette formation dans les cursus d’enseignement. Par ailleurs, puisque le choix initial de l’Éducation nationale - choix qui perdure - a été de ne pas faire de l’informatique une nouvelle discipline à enseigner mais de l’intégrer dans toutes les disciplines, la tâche doit en être confiée à tous les enseignants (Pair, 1987)89. De nouvelles obligations découlent de ces différents points : les programmes scolaires doivent être régulièrement réécrits afin que les compétences numériques y soient toujours plus explicitement mentionnées, dans chacune des disciplines. Tous les enseignants, quels que soient leurs disciplines d’enseignement, doivent être formés pour être en capacité d’intégrer le numérique dans leur discipline et de former leurs élèves.

88 Collin, 2016, Diversité, (185), p. 137-141.

89 Le choix de ne pas faire de l’informatique une discipline à enseigner a prévalu jusque très récemment. En janvier 2019, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer annonce la création d’un CAPES Informatique pour 2020, notamment pour structurer l'enseignement du numérique et combler le fossé entre femmes et hommes dans le domaine. Un nouvel enseignement de sciences numérique et technologie (SNT) est également prévu en classes de seconde générale et technologique à partir de la rentrée 2019.

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Mais les auteurs relèvent que des freins et difficultés propres à l’organisation ou à la culture du système éducatif français existent. Malgré les réformes successives, l’enseignement en France laisse peu de temps et d’espace à l’interdisciplinarité90. De même, bien que la réforme du socle commun de connaissances et de compétences (2005) ait introduit la notion de compétences et que les expérimentations autour de l’évaluation sans notes se multiplient, l’École française est encore quasi exclusivement construite sur le modèle d’un cours, un programme, une discipline, un enseignant, une évaluation chiffrée et sommative en fin de cours, d’année ou de cursus.

Ces multiples éléments combinés expliquent sans doute la place ambiguë qu’occupe la formation au numérique dans notre système. Bien que devant être intégrée à tous les niveaux, la formation au numérique doit se faire sans programme, sans enseignant spécifique, sans note, alors même que tout ceci fait partie de la matrice enseignante française. Afin de contourner cette contradiction essentielle, les politiques éducatives françaises font le choix d’inscrire la formation au numérique dans une démarche curriculaire91 qui donne lieu à la création des différents brevets, certificats ou référentiels. Or, dans ce système fortement structuré autour des disciplines scolaires instituées, le risque est grand que le numérique se dilue. Pris en charge par tous les enseignants - ou bien par aucun - non intégré aux examens et exclu de la logique certificative en vigueur, le numérique se retrouve aisément relégué à la marge des enseignements scolaires. Présenté dans tous les textes institutionnels comme

90 Voir la définition du terme donnée par une inspectrice pédagogique régionale : « La démarche d’enseignement interdisciplinaire se caractérise par un croisement des regards sur un objet d’étude commun. L'interdisciplinarité est une démarche dans laquelle deux disciplines vont croiser leurs compétences, leurs savoir-faire, vont interagir pour permettre aux élèves de comprendre une notion, apprendre cette notion ou construire un apprentissage. C'est comme si on était dans une vision binoculaire. Chacune des disciplines permet d'accéder à la vision en relief. ». Disponible en ligne :

https://www.reseau-canope.fr/notice/une-definition-de-linterdisciplinarite.html, [consultation avril 2019].

91 La notion de curriculum est plus large que celle de programmes scolaires ou de programmes d’enseignement et peut être définie comme « un processus complet de transmission et d’acquisition de connaissances et de compétences […] qui doit permettre d’assurer une certaine cohérence entre les finalités éducatives générales, les contenus d’enseignement, leur mise en œuvre et leur évaluation. » In Feyfant, 2013, Les contenus d’enseignement : des programmes au curriculum. Disponible en ligne :

https://eduveille.hypotheses.org/5491, [consultation juillet 2019]. Les chercheurs en sciences de l’éducation relèvent fréquemment une opposition entre les finalités des curricula et la mise en œuvre des programmes scolaires, souvent considérés comme plus restrictifs. A ce propos, voir notamment Annie Feyfant, dans le billet de blog pré-cité : « le cloisonnement des disciplines, une vision décontextualisée de la transmission des savoirs, de la transposition didactique, des programmes prescrits, influencés par les évaluations, s’opposent à une vision globale de l’éducation, se préoccupant des situations effectives d’apprentissages, responsabilisant tous les acteurs. ».

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indispensable et central, il est dans la réalité des faits ce qui se fait éventuellement, quand il reste du temps et quand tout ce qui est important a déjà été fait.

Peu médiatisés et peu valorisés dans les communications officielles, ces constats apparaissent cependant en creux dans les rapports institutionnels et en filigrane derrière les choix politiques. Vingt après leur création les brevets et les certificats informatique et internet (B2i et C2i) n’ont pas réussi à prouver leur efficacité et n’ont pas trouvé la légitimité escomptée92. Malgré la volonté affichée de former les enseignants au numérique, en dehors des « pics » de réforme ou des appels d’air créés par les nouveaux plans, la formation initiale et continue des enseignants au numérique demeure minime et probablement insuffisante pour faire changer en profondeur les pratiques professionnelles (PROFETIC). D’autre part, si toutes les enquêtes démontrent une familiarisation de plus en plus en grande au numérique, cette acculturation des jeunes ou des adultes au numérique se transpose encore difficilement dans le contexte scolaire (Fluckiger, 2007 ; Fluckiger & Bruillard, 2008).

Constantes dans leur engagement en faveur de l’intégration des technologies, les politiques éducatives ne cessent d’activer les différents leviers identifiés, dans l’objectif d’atteindre une « généralisation des usages du numérique à l’École » (Eduscol, 2019). Le numérique est considéré comme « un levier de transformation puissant » pour porter et accompagner « les transformations pédagogiques et organisationnelles profondes » dans lesquelles le système éducatif s’engage continûment et à chaque changement de gouvernement. Perpétuellement valorisées dans les discours officiels, les « potentialités

du numérique » mobilisées à l’École « contribuent au projet d'une société de l’information et de la communication pour tous » qu’il convient de construire et de

renouveler. « Dans une société dont l’environnement technologique évolue

constamment », le futur citoyen doit maîtriser les outils numériques pour être en

capacité de s’adapter aux changements (Eduscol, 2019).

92 Voir pour illustration l’entretien avec Jean-Pierre Archambault en 2011, Président de l’association de l’EPI : « au bout de dix ans de pratique du B2i, nous constatons un échec ». Disponible en ligne :

https://www.weka.fr/actualite/education/article/au-bout-de-dix-ans-de-pratique-du-b2i-nous-constatons-un-echec-11924/, [consultation avril 2019].

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Forte de ces convictions mais consciente de la faiblesse des résultats obtenus au regard des efforts consentis et de la complexité des appareils mobilisés (législatif, financier, administratif et discursif), l’institution recherche encore et toujours de nouveaux moyens pour relever les défis du numérique à l’École.

Première partie Chapitre 2 : L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à l’École

Chapitre 2

L’expérimentation, soutien des TIC et de l’innovation à