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2.1.1 De l’obligation d’innover à l’École avec les TIC

Les textes et discours officiels, soutenus par les propos de différents

« littérateurs » - journalistes, consultants, industriels - se complètent, s’auto-référencent

et alimentent un imaginaire social de la technique (Flichy, 2003). Ils construisent collectivement une certaine représentation de la technologie et de ses bienfaits escomptés pour l’École.

La valeur pédagogique du numérique alimente de nombreux espoirs et fait l’objet de spéculations qui construisent un nouvel eldorado, dans lequel bien-être et réussite scolaires seraient assurés pour tous. La liste des promesses portées par le numérique est aussi longue que celle des difficultés de l’École. Et les maux de l’école française contemporaine sont multiples : accroissement des inégalités sociales et migratoires au sein d’une école qui fabrique de l’injustice scolaire (CNESCO, 2016)3, crise des légitimités traditionnelles et perte de confiance dans la capacité des enseignants à transmettre le savoir dans un monde transformé par le numérique, faible performance scolaire dans les classements internationaux (enquêtes PISA), médiocrité du climat scolaire, perte de sens et de valeurs, l’école connaît une grave crise et une panne de projet moral et éducatif (Dubet, 2013)4.

3 France. Ministère de l’éducation nationale. CNESCO conseil national d’évaluation du système scolaire, 2016, Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ? Disponible en ligne :

http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/09/270916_synthese_inegalites.pdf, [consultation octobre 2016].

4 Dubet, 2013, « L’école est en péril », propos recueillis par Denis Lafay. Disponible en ligne :

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130513trib000764314/francois-dubet-l-ecole-est-en-peril-.html, [consultation février 2018].

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Pour les promoteurs actifs des technologies à l’École, chaque déficience constatée trouve (ou pourrait trouver) un pendant positif grâce aux outils technologiques et le numérique apparaît comme l’une des solutions clés, voire une « solution miracle », tant ses bienfaits sont estimés nombreux. Une mythologie propre au numérique éducatif s’élabore ainsi, indépendamment des nombreuses enquêtes scientifiques qui documentent la question (Amadieu & Tricot, 2014)5. Dans les multiples écrits vantant les potentialités positives du numérique en éducation, il est avancé que l’intégration du numérique à l’École redonne un supplément de plaisir aux élèves qui ont perdu le goût d’apprendre, que la participation active des élèves est renforcée, que les inégalités sont réduites grâce à la différenciation pédagogique permise par les outils, et que le temps de travail en classe gagne en densité et en efficacité dans des espaces et des temps scolaires décloisonnés (Raucy & Becchetti-Bizot, 2008).

L’École doit donc intégrer les objets numériques pour être en capacité de relever le défi de la modernité. Dans le même temps, l’École doit changer, avec les technologies numériques et grâce à elles, pour éviter d’être submergée par le « tsunami

numérique » qui a déjà englouti de plus grandes puissances, « industries de la presse, du disque ou de la distribution restées confites dans leurs modèles économiques et leurs tranquilles certitudes » (Davidenkoff, 2014)6. Prophétisant la mort des systèmes

incapables de s’adapter, l’essayiste Davindenkoff invite l’École à tirer profit du déferlement numérique : « tous les secteurs seront touchés par le tsunami et ceux qui

l’auront anticipé et en auront compris les dynamiques en tirerons profit, les autres en pâtiront rudement. […] Ce ne serait pas la première fois qu’un secteur meurt de n’avoir su intégrer une innovation. ». S’adapter ou périr, évoluer ou mourir, innover ou

disparaître, tel semble être le mantra d’ « un monde contemporain qui valorise sans

précédent l’inédit, le changement, le nouveau [où] la transformation l’emporte

5 Amadieu & Tricot, 2014, Apprendre avec le numérique : mythes et réalités, Ed. Retz. Les auteurs articulent leur réflexion autour des onze mythes les plus répandus à propos du numérique pour l’apprentissage : on est plus motivé quand on apprend avec le numérique ; on apprend mieux en jouant grâce au numérique ; le numérique favorise l’autonomie des apprenants ; le numérique permet un apprentissage plus actif ; les vidéos et informations dynamiques favorisent l’apprentissage ; le numérique permet d’adapter les enseignements aux élèves etc.

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symboliquement sur la permanence, la rupture sur la continuité […] où le règne de l’éphémère et la valorisation de l’esthétisme vont de pair. » (Serres, 2008)7.

Dans ce temps raccourci et accéléré du changement permanent, innover devient une nécessité comme le relève Françoise Cros : « de nos jours, celui qui innove est

moderne, il est de son temps et celui qui n’innove pas est un passéiste, un routinier, un conservateur, un légaliste dans ce que cela peut avoir d’immobile et de rétrograde. Pour être de son époque, il faut innover, faire preuve d’initiative, de créativité, dans un milieu en continuel changement. » (Cros, 1999, p. 128)8.

Le milieu éducatif n’échappe pas à cette injonction sociétale ni au modèle adaptatif de l’innovation perpétuelle. Il tâche même d’y répondre en cherchant la bonne distance entre suivi de l’innovation technique ou au minimum accompagnement de celle-ci (Serres, 2008). L’innovation irriguant désormais tout le champ social, « elle n’a

aucune raison de ne pas être dans la classe. » (Perriault, 2008). Et les systèmes

éducatifs, intégrés dans leur environnement, ont obligation d’innover pour s’adapter aux évolutions de celui-ci : « les systèmes éducatifs, comme de nombreuses institutions

humaines, doivent innover. Ces systèmes, faisant partie d’environnements vivants, donc évolutifs, l’innovation constitue la manière de ces systèmes de s’adapter à ces évolutions. » (Tricot, 2017, p. 6)9.

Bien que l’innovation soit désormais présente et valorisée dans tous les domaines, y compris donc celui de l’éducation et de la formation, Françoise Cros (1997) souligne que le terme n’a pas toujours eu en France une connotation positive. S’appuyant sur plusieurs citations d’auteurs du 17ème siècle jusqu’au 20ème siècle, elle montre que l’innovation a longtemps été perçue comme dangereuse, source de déséquilibre et de remise en cause des ordres établis, notamment l’ordre religieux.

L’acceptation positive du mot est récente et émerge au début des années 1960, dans le contexte d’une économie capitaliste en plein développement et sous l’influence

7 Serres, 2008, L’école au défi de la culture informationnelle. In Dinet (Dir.), Usages, usagers et compétences informationnelles au 21e siècle, Hermès; Lavoisier. p. 40-41.

8 Cros, 1999, L’innovation en éducation et en formation dans tous ses sens, Recherche et formation, (31), p. 127-131.

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des théories de Schumpeter10. A cette même période, « l’esprit triomphant du

capitalisme enrichissant pénètre l’école » (Cros, 1999, op.cit.) et entraîne avec lui un

mouvement d’innovation à l’École, fort mais fluctuant, hésitant entre une posture de contestation portée et représentée par les mouvements pédagogiques et une posture de régulation des transformations nécessaires. Françoise Cros souligne ainsi que, bien qu’ « en pleine période des Trente glorieuses, l’innovation [soit] fille du capitalisme et

du libéralisme introduits à l’école, cela n’est pas aussi clair : l’innovation bénéficie d’un double mouvement, celui de la contestation (les mouvements pédagogiques en sont l’illustration) et celui de la régulation (c’est un moyen de mieux accueillir les transformations inévitables de l’école) mais il semble que plus les années passent (notamment avec le mouvement de décentralisation) et plus l’innovation à l’école relève du rôle intégratif (par exemple la recherche de qualité ou d’efficacité voire de rentabilité de l’école). ». A partir des lois de décentralisation et du renforcement de

l’autonomie des établissements, puis de la Loi d’orientation de 1989 qui fait de l’innovation une compétence professionnelle et un élément clé de la lutte contre l’échec scolaire, l’innovation en milieu scolaire s’institutionnalise dans une valeur positive et progressiste (Marsollier, 2000). Mais l’importance nouvelle donnée à l’innovation dans le champ éducatif ne rend pas plus facile sa définition (Cros, 1997)11.

Ayant fait de l’innovation en contexte éducatif un objet de recherche à part entière, Françoise Cros a cherché à mettre de l’ordre dans un foisonnement hétéroclite et dispersé d’approches : « l’approche de l’innovation en éducation en formation de la

part des chercheurs en éducation se fait en véritable ordre dispersé. Chaque chercheur entre dans la problématique de l’innovation en éducation, soit par un aspect, comme le temps, soit par un domaine d’influence comme la formation des enseignants ou le rôle de certains acteurs. La mise en ordre de ce foisonnement de productions hétéroclites

10 Selon l’économiste Schumpeter, le caractère cyclique de l’économie ne provient ni des transformations sociales, ni des évolutions démographiques, ni des variations de la monnaie mais il trouve son origine dans l’innovation. Schumpeter définit l’innovation comme l’application économique d’une invention. Toutes les innovations n’ont pas la même importance, seules les majeures changent l’équilibre de l’économie et entraînent avec elles ou à leur suite des « grappes d’innovation », phénomène observé lorsqu’une innovation importante enclenche une succession d’autres innovations, dans le même secteur d’activités ou des secteurs voisins. A l’apparition d’une invention qui réussit et qui devient économiquement plus forte, les anciennes activités sont progressivement délaissées au profit des nouvelles. C’est ce que Schumpeter appelle la « destruction créatrice », processus sur lequel se fondent le capitalisme et sa dynamique interne.

11 Françoise Cros a recensé plus de 300 définitions différentes de l’innovation au cours de repérages effectués dans des banques de données bibliographiques sur les innovations en éducation et en formation.

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n’est pas facile.». Malgré des efforts de clarification de la notion et la publication de

rapports institutionnels qui cherchent à définir ou inciter l’innovation scolaire, celle-ci demeure résolument indéfinissable tant ce qui en relève est de nature hétérogène (Tricot, 2017).

Faire appel aux disciplines - majoritairement les sciences sociales - qui s’intéressent à l’innovation dans son rôle de transformation des systèmes sociaux, pourrait être une solution pour stabiliser un concept aussi mouvant. Cependant, la difficulté à caractériser ce qui est ou non innovant persiste, car les approches disciplinaires de la notion (sociologie de la technique et des inventions, sociologie des organisations, psychologie sociale, économie politique)sont multiples. Outre le risque de favoriser une compréhension éclatée ou parcellaire du processus innovateur (Cros, 1999), une approche comparatiste ou « localiste » de l’innovation pourrait également conduire à nier la spécificité de chacun des champs dans lesquels l’innovation s’exerce et notamment la spécificité de l’innovation pédagogique (Meirieu, 2005)12.

Bien que tenant compte des réserves émises par les auteurs, il nous semble toutefois utile de dégager des lignes de force communes, transversales ou transdisciplinaires qui pourraient faciliter l’appréhension du concept d’innovation.