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Dans l’histoire de l’innovation et de l’expérimentation scolaires, c’est tout d’abord le terme d’innovation qui prévaut (Cros, 2013). Il est ensuite remplacé par celui d’expérimentation, officiellement introduit par la Loi d’orientation et de programmation pour l’Avenir de l’École du 23 avril 2005 (article L 401-1). Selon Françoise Cros, cette distinction terminologique implique un changement de perspective et surtout d’échelle.

Comme déjà évoqué, l’innovation est présente dans le système éducatif français depuis les années 1960 « mais le rapport de l’institution à l’innovation a radicalement

évolué, la faisant passer du statut de paria à celui de la figure symbole de la modernité. » (Paquelin, 2009). Citant les travaux de Françoise Cros, Didier Paquelin

rappelle les quatre périodes successives qui ont été identifiées :

- de 1960 à 1977, l’institution juge l’innovation dangereuse et déstabilisatrice,

l’école se consacre au maintien de la tradition et à la transmission des connaissances et les enseignants ne remettent pas en cause le modèle pédagogique directif auquel ils ont eux-mêmes été formés ;

- 1978-1989 : de nombreux rapports de l’Éducation nationale font la

promotion de l’innovation, individuelle ou collective, le plan IPT de 1985 étant l’une des traductions de cette attitude, « tout en montrant que

l’innovation technique ne suffit pas à initier une dynamique d’innovation sociale ». Cette deuxième période est marquée par des transformations

multiples22 et surtout par les lois de décentralisation et de déconcentration (de 1982 à 1985) qui modifient radicalement le sens de diffusion des innovations et favorisent les initiatives locales. Dans la continuité de ces textes, la Loi d’orientation sur l’éducation (L. n° 89-486 du 10 juillet 1989)

22 En témoigne ici la liste qu’établit Marsollier dans l’article L’innovation pédagogique : ses figures, son sens et ses enjeux : les 10% pédagogiques proposés à l’horaire des lycéens (1973), les projets d’action culturelles ou PAC (1979), les projets d’action éducative ou PAE (1981), l’apparition des ZEP ou Zones d’éducation prioritaire (1981), la mise en place des projets d’établissement (1989), la création des CDI (1989).

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« institue en quelque sorte le statut de novateur en faisant de l’innovation

une compétence professionnelle au service de la lutte contre l’échec scolaire. » ;

- 1990-1997 : l’apprenant devient l’acteur central autour duquel se

construisent les pratiques pédagogiques centrées sur la réussite, « avec une

forte injonction à l’imagination pédagogique » ;

- A partir des années 2000, se développe l’intérêt pour la coopération dans le

travail d’apprentissage, renouvelant ainsi la problématique de l’innovation liée aux TIC.

En 2005, la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (L. n° 2005-380 du 23 avril) promeut le terme d’expérimentation, qui se distingue désormais de celui d’innovation.

Le champ de l’innovation devient celui d’une action locale et circonscrite à un établissement scolaire en particulier tandis que l’expérimentation prend une dimension à la fois plus large et plus ambitieuse, impliquant désormais « une mise en œuvre large

d’une nouvelle pratique soit au niveau national, soit au niveau académique, accompagnée d’une évaluation menée de préférence par des chercheurs qui aboutiront à des résultats testant les conditions de généralisation. » (Cros, 2013). Selon cette

approche récente, l’innovation s’inscrit dans un contexte d’action singulier, propre à une équipe et à un environnement spécifiques ; pour devenir expérimentation, elle doit pouvoir s’étendre et se généraliser. Pour passer de l’innovation à l’expérimentation, un double mouvement doit être engagé : dans un premier temps, les « bonnes pratiques », mises en œuvre localement, sont recherchées et dans un second temps, une fois cette identification faite, est étudiée la possibilité de transposer ces bonnes pratiques dans d’autres contextes et donc de les généraliser à l’ensemble du territoire.

Dans la logique de l’expérimentation, c’est une transformation complète et systémique qui est souhaitée, en même temps que sont recherchées l’efficacité, la preuve de l’efficacité et l’éclairage des conditions de mise en œuvre de l’efficacité. Pour ce faire, l’institution fait appel aux chercheurs et à « une méthodologie scientifique

rigoureuse avec des hypothèses, des conditions de réalisation, des variables dépendantes et indépendantes et une évaluation dans l’idée de produire de nouveaux savoirs sur l’objet investigué » (Cros, 2013). A partir de 2005, l’innovation et

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l’expérimentation scolaires s’institutionnalisent et visent la transférabilité des pratiques estimées innovantes, efficaces et génératrices de développement sociétal (Cros, 2009). Bien que la transférabilité soit un problème complexe et que la question utilement posée soit « ce qui est efficace ici peut-il l’être automatiquement ailleurs ? » (Meirieu, 2001), il apparaît que les politiques éducatives actuelles font le pari de la diffusion selon le modèle diffusionniste établi par Rogers.

Outre la référence à ce modèle de la diffusion, l’institution développe une nouvelle stratégie que nous nommons ici « stratégie de l’infusion ». Les enseignants sont en effet comme « immergés » dans un « bain » permanent de discours prônant les bienfaits et la nécessité de l’innovation, « ce mot n’ayant jamais été aussi utilisé

qu’aujourd’hui dans les discours pédagogiques et politiques » (Marsollier, 2000).

Innover est devenu le moyen premier de construction - ou de reconstruction - d’une « école plus juste et plus et plus efficace » (rapport de la CNIRE, 2017)23 et de nombreuses structures ou initiatives relatives à l’innovation et à l’expérimentation se mettent en place. Pour exemple, en 2013, au moment du vote de la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, est créé le Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative, prévu pour siéger quatre ans et dont l’objectif principal est « d’impulser l’esprit d’innovation en matière de réussite

scolaire », de faire des propositions et d’évaluer la qualité des pratiques innovantes

observés24. Le nombre volontairement limité des propositions (pas plus de dix) vise

23 France. Ministère de l’éducation nationale. Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative, 2017, Innover pour une école plus juste et plus efficace. Disponible en ligne :

http://www.education.gouv.fr/cid115012/innover-pour-une-ecole-plus-juste-et-plus-efficace-synthese-des-travaux-du-cnire-2016-2017.html, [date de consultation décembre 2017].

24 Voir le Décret n° 2013-246 du 25 mars 2013 portant création du Conseil national de l'innovation pour la réussite éducative, NOR: REDE1304929D, version consolidée au 24 février 2019 : « Le Conseil national de l'innovation pour la réussite éducative est chargé : dans le domaine de la réussite scolaire et éducative, d'émettre un avis et des propositions sur les orientations de cette politique en matière d'innovation, que lui soumet le ministre chargé de la réussite éducative ; de faire expertiser et évaluer les pratiques innovantes conduites en matière de réussite scolaire et éducative dans les territoires et dans le cadre des dispositifs existants ; d'apporter son soutien aux pratiques innovantes qu'il aura jugées les plus pertinentes et de les faire connaître dans l'ensemble du système éducatif afin d'enrichir et de renforcer les dispositifs de réussite éducative ; d'organiser le débat sur l'innovation en matière éducative avec les responsables du système éducatif, les chercheurs spécialistes, les représentants des associations ou des mouvements pédagogiques, les experts étrangers ; d'impulser l'esprit d'innovation en matière de réussite scolaire et de réussite éducative en animant avec la direction générale de l'enseignement scolaire qui le pilote le réseau des conseillers académiques recherche et développement, innovation et expérimentation. Le conseil organisera au moins une fois par an une réunion nationale de ces conseillers ; de remettre chaque année au ministre chargé de la réussite éducative un rapport sur ses travaux, présentant ses

observations et propositions. ». Disponible en ligne :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027219628&dateTexte=201902 24, [nouvelle consultation avril 2019]

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l’efficacité et exprime « la volonté de communiquer et de frapper les esprits avec des

préconisations qui se veulent systémiques […]. ».

A partir de 2010 est également créée une « journée de l’innovation », avec appel à projets adressé à tous ceux « qui déploient une action innovante » et publication en ligne des projets primés25. Les structures administratives de différents niveaux (national, académique, départemental), conçues pour accompagner l’innovation, existent pour la susciter et la prescrire, au moyen de l’exemplarisation des bonnes pratiques, notion en vogue et pour autant ambiguë (Meirieu, 2015)26. L’appareil administratif et législatif, en articulation étroite avec les grands programmes d’équipement, couplé à l’exhortation à l’innovation et à la totémisation des objets technologiques (Meirieu, op.cit.), élabore un environnement estimé favorable au développement de l’innovation et de l’expérimentation. Au vu de cet environnement agencé pour développer, inciter et valoriser l’innovation, il nous semble donc pertinent d’utiliser la métaphore de « l’infusion », qui fonctionne en complémentarité du modèle de la diffusion.

Pour synthétiser les éléments clés de cette histoire de l’innovation en contexte éducatif, nous relevons que l’expérimentation est devenue la figure nouvelle - ou renouvelée - de l’innovation et qu’elle implique à la fois :

- un changement d’échelle : le local pour l’innovation et le national pour

l’expérimentation ;

- une obligation d’évaluation ;

- une généralisation qui doit être en capacité d’avoir un effet global et positif

sur l’amélioration du système27.

25 Portail Eduscol, 2018, Journées de l’innovation. Disponible en ligne :

http://www.education.gouv.fr/cid56374/journee-de-l-innovation.html, [consultation mars 2018].

26 Meirieu, 2015, Entretien : « Quant à la notion de « bonne pratique », très en vogue aujourd’hui, elle est particulièrement ambiguë : s’agit-il d’attitudes, d’outils, de méthodes, de techniques, de projets afférents aux contenus d’apprentissages ? Et quand on regarde de près, on doit se demander quelles configurations pédagogiques, sociales et politiques elles promeuvent ? ». Disponible en ligne :

https://www.meirieu.com/ACTUALITE/innovations_lemonde_fr.pdf, [consulté février 2018]

27 Cros, 2013, De l'initiative à l'expérimentation : la longue vie du soutien à l'innovation, Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 46(3), p. 63-88. Prenant appui sur la déclaration faite en 2012 par une responsable du DRDIE (Département de recherche-développement des innovations et expérimentations, créé en 2010), Françoise Cros estime que cette intervention est représentative de la ligne de partage tracée entre les termes d’innovation et d’expérimentation et elle en cite un extrait : « Ce département doit répondre à trois missions : valoriser et développer les innovations locales, impulser les expérimentations nationales et organiser le lien avec la recherche à travers le volet recherche et développement. L’évaluation se retrouve bien évidemment dans chacun de ces axes : dans le premier, il

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2.2 L’expérimentation et l’engagement des acteurs à l’École