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S CIENCE ET INDUSTRIE : UNE ORGANISATION DICHOTOMIQUE

1.1 L’institutionnalisation politique d’un cadre dichotomique entre la science et l’industrie

1.1.1 La science au regard des politiques mises en œuvre par les pouvoirs publics

1.1.1.1. Les politiques de la science et de la technologie aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale, la science ne semble pas susciter d’intérêt particulier dans les sphères politiques où il n’existe pas d’organisation spécifique et reconnue ayant pour mission de fédérer les activités scientifiques. Des instances existent, comme la National Institute of Health fondée en 1887, mais elles ne concernent que des domaines particuliers, comme les sciences médicales. Les politiques globales concernant la science semblent absentes et la réalisation, ainsi que l’organisation de la recherche académique, relèvent de chacune des universités. Certes, ce non-interventionnisme ne se limite pas qu’à la science. Depuis 1789, le gouvernement fédéral américain n’est que

lentement intervenu de manière active dans les affaires de la nation. L’activisme gouvernemental ne s’est accéléré qu’à la suite des événements qui ont suivi 1929 et en particulier après l’investiture de F. D. Roosevelt à la présidence en 1933. Puis, ce n’est vraiment qu’après la Seconde Guerre mondiale que les politiciens, aussi bien que les citoyens, ont appelé le gouvernement à intervenir pour aider à surmonter la crise, en reconnaissant que dans de nombreux domaines, un soutien continu du gouvernement serait dans l’intérêt de la nation. La recherche scientifique fondamentale fait justement partie de ces domaines requérant une implication accrue du gouvernement (NSF, 1994), dans la mesure notamment où l’industrie ne peut fournir le soutien nécessaire à la recherche fondamentale en raison des profits attendus, perçus comme trop bas et surtout envisageables qu’à plus ou moins long terme.

Il faut alors attendre 1945, et le fameux rapport de Vannevar Bush (qui a convaincu le Président Roosevelt de lui en faire la demande), Science The Endless Frontier, pour que l’enjeu des activités scientifiques soit mis en exergue et que notamment soit créée et mise en place la National Science Foundation (NSF). Ainsi, « by the National Science Foundation Act

of 1950 the Congress established the National Science Foundation to promote the progress of science ; to advance the national health, prosperity, and welfare ; to secure the national defense ; and for other purposes. »6. Répondant à des préoccupations de défense et non à des enjeux économiques, ce rapport a été influent et a guidé l’orientation de l’organisation de la recherche académique. Il marque un tournant, le début de nouvelles considérations quant à la recherche fondamentale et aux nouvelles connaissances qui y sont issues. Il s’appuie notamment sur le problème de sous investissement en recherche fondamentale de la part des entreprises : « We cannot expect industry adequately to fill the gap. Industry will fully rise to

the challenge of applying new knowledge to new products. The commercial incentive can be relied on for that. But basic research is essentially non-commercial in nature. It will not receive the attention it requires if left to industry » (Bush, 1945, p. 18). Il est vrai que la

recherche fondamentale est trop large en termes d’applications possibles et trop indirectement liée à des processus industriels pour qu’une industrie particulière s’engage dans de la recherche fondamentale.

Ainsi, au sortir de la guerre, Bush (appuyé par de nombreux scientifiques) est parvenu à convaincre le gouvernement américain de maintenir un niveau plus élevé de financement de la recherche, et ce, même en période de paix. Pour ce faire, son rapport met en exergue la

6 Extrait du premier rapport annuel de la NSF, 1950-1951. Source : National Science Foundation History, [en ligne], http://www.nsf.gov/od/lpa/nsf50/history.htm (page dernièrement consulté en octobre 2007).

contribution des scientifiques au développement de nouvelles technologies ayant facilité la victoire des alliés et l’apport des scientifiques à l’amélioration de l’espérance de vie dans les décennies précédentes. Ainsi, il insiste d’une part, sur la nécessité pour le gouvernement américain de poursuivre ses efforts de financements en recherche militaire, notamment afin de ne pas perdre les compétences qui ont pu être acquises pendant la guerre, et d’autre part, sur le fait qu’il est vital pour la nation de fournir un important soutien public à la recherche médicale. Concernant la recherche fondamentale entreprise par les universités, Bush invite par ailleurs le gouvernement à (s’)investir de manière plus importante en matière de financements. Il appelle ainsi le gouvernement à considérer ce soutien à la recherche comme relevant de sa responsabilité et à partir de là, de le garantir. Ingénieur respecté et administrateur scientifique à la tête de l’Office de la Recherche et Développement Scientifique pendant la guerre, il considère en effet que le soutien fédéral à la recherche devait perdurer après la guerre : « New products, new industries, and more jobs require continuous

additions to knowledge of the laws of nature, and the application of that knowledge to practical purposes ». Et…« A nation which depends upon others for its new basic scientific knowledge will be slow in its industrial progress and weak in its competitive position in world trade, regardless of its mechanical skill ».

Il est évident que la politique de défense a eu une influence cruciale quant à l’allocation de ressources à la recherche fondamentale. L’accent était en effet mis sur la nécessité de la nation de se doter des moyens de défense suffisants. La défense nationale étant perçue par le gouvernement comme une importante responsabilité lui incombant, le soutien à la recherche fondamentale est apparu lui aussi comme étant de la responsabilité du gouvernement fédéral. Ainsi, une des conséquences de l’augmentation massive des financements fédéraux de la recherche académique après la Seconde Guerre mondiale, comme l’ont soulignée Rosenberg et Nelson (1994), consiste en un changement dans l’accentuation de la recherche universitaire pour les besoins de l’industrie civile locale en matière de problèmes associés à la santé et à la défense. Même s’il y a eu de nombreuses, certes modestes, relations entre la science et le gouvernement, la Seconde Guerre mondiale a énormément intensifié ces relations ; un rôle important revenant à la recherche militaire dans cette intensification des relations science-gouvernement. On peut même aller jusqu’à dire qu’elle en a été le moteur. La politique de défense a eu un poids considérable sur la mise en place de la politique scientifique. D’ailleurs, les diverses évolutions de cette politique ont souvent été liées à une période de conflit (la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide, la

Guerre du Vietnam, etc.) pendant laquelle l’accent était mis sur la science afin de mettre au point de nouvelles techniques en matière de défense militaire. Par exemple, la période de la Guerre froide qui opposa les Etats-Unis et l’Union soviétique et qui entraîna ces derniers dans une course scientifique effrénée, a notamment eu pour conséquence d’accroître la part des budgets consacrés à la recherche. En 1958, un an avant le lancement du Spoutnik, le budget alloué à la NSF était de 40 millions de dollars. En 1959, il avait plus que triplé et atteignait 134 millions de dollars. En 1968, le budget était de presque 500 millions de dollars, avec un grand enthousiasme pour l’éducation en vue de disposer d’un capital humain hautement qualifié. C’est aussi en réponse au Spoutnik et à la « guerre » scientifique entre Etats-Unis et Union Soviétique, qu’a été créée, en 1958, la National Aeronautics and Space Administration, plus connue sous le nom de la NASA. L’organisation de la recherche académique va également changer en ce sens où la communauté scientifique va être autorisée à promouvoir sa stratégie de financement de la recherche au sein de la Maison Blanche. En outre, comme dit Averch (1985, p. 14): « In this race there were increasing returns to investment in research, but each new investment revealed unexplored opportunities that required subsequent additional investments. Because of the race with the Soviet Union, none of these could be left fallow ».

Ainsi, à la fin des années 1940, aux Etats-Unis, le gouvernement américain devient la principale source de financement de la recherche des universités et l’évaluation par les pairs s’impose comme mécanisme d’allocation des fonds. Autrement dit, les projets qui vont être entrepris seront sélectionnés au regard de la qualité de la recherche scientifique qui est, elle- même, évaluée par la communauté des chercheurs. A noter par ailleurs que dès 1953, J. Dodge, premier directeur d’Eisenhower et directeur du Bureau of Budget (BOB) qui deviendra plus tard l’Office of Management and Budget (OMB) – donc la personne la plus déterminante dans la constitution du budget de la recherche – va se rendre compte que le gouvernement ne dispose pas de structure adéquate pour évaluer l’orientation à prendre de la recherche. Il va ainsi tenter de persuader la NSF de jouer ce rôle d’évaluation des travaux et des programmes de recherche, mais après d’assez longs efforts, il ne put que conclure que cela était impossible. Plus précisément, la mission de la NSF aurait été notamment de coordonner formellement les recherches afin de réduire les duplications (tant le gouvernement Eisenhower que Dodge avaient la conviction que les duplications constituent un gaspillage des fonds publics) et de promouvoir l’efficacité, autrement dit de faire le meilleur usage de fonds limités alloués par la nation. Mais la NSF s’est montrée trop peu solide en tant que coordinateur de recherche, en raison notamment du fait que pour son directeur, « coordination

was a matter of scientists, not administrators. He felt that those doing science naturally selected the most worthwhile projects because of strong communication linkages inside the scientific community » (Averch, 1985, p. 13). Cette évaluation par les pairs s’explique ainsi

par le fait que la recherche est perçue comme trop complexe et hermétique pour être convenablement comprise par des individus externes aux communautés scientifiques. Il apparaît alors clairement que les chercheurs qui seront les plus subventionnés seront ceux qui bénéficient de la plus grande reconnaissance de la part de leurs pairs. Cette organisation du système de la recherche reste celle qui est en oeuvre de nos jours et est dite de la « République de la science ».

Ce changement organisationnel va aller de pair avec la course aux ressources et les conflits qui l’accompagnent en matière d’allocation, notamment les montants à allouer à la recherche fondamentale. En effet, le niveau de ces dépenses a souvent été un sujet de disputes entre politiciens et scientifiques. Bien que ces derniers aient été d’accord sur le fait d’un soutien fédéral à la recherche académique, initialement, rien ne spécifiait le niveau des ressources publiques à allouer et le niveau optimal de ces ressources n’a jamais été déterminé. A titre d’indication, cette course au budget commence dès 1952, année du premier véritable budget alloué à la NSF, lorsqu’au lieu des 33,5 millions de dollars prévus par le rapport Bush, la fondation n’a obtenu que 3,5 millions de dollars. En effet, le Congrès n’était pas prêt à fournir à la nouvelle fondation de larges ressources. Se sont donc alors enclenchées d’une part, la « lutte » pour l’allocation des ressources et d’autre part, l’organisation de programmes au sein de la NSF afin de soutenir les projets de recherche dans des domaines clés, comme les mathématiques, la physique, la médecine non clinique, la biologie et les sciences de l’ingénierie. Durant les années 1960 et 1970, les divers débats à ce sujet ont tous abouti aux mêmes résultats : « From the perspective of the scientific and technical community,

decisionmakers have consistently acted to impose budgetary austerity and constraints, relative to scientific needs; expectations, and “legitimate” demands. Within budgets perceived as austere, decisionmakers have frequently mounted efforts to make research more relevant to national needs and problems, but the scientific and technical community have consistently resisted such efforts » (Averch, 1985, p. 8). Cependant, on peut également noter

qu’à partir du milieu des années 1950, le financement public de la recherche universitaire croîtra rapidement, et ce en dépit du point de vue du gouvernement quant au soutien de la recherche, pour aboutir à un financement de l’Etat fédéral américain de 67% en 1975 (la majeure partie provenant du National Institute of Health (50%) et de la National Science Foundation (20%) (NSF, 1998)). Force est de constater par ailleurs que l’industrie demeurera,

notamment aux Etats-Unis, une source de financements pour une série de secteurs plus appliqués, par exemple en génie chimique et en métallurgie, même si la part de l’industrie n’est cependant que de 3,3% en 1975. De plus, en dollars constants, de 1960 à 1975, la contribution du gouvernement fédéral américain à la R&D universitaire triple, alors que celle de l’industrie n’augmente « que » de 60% (ibid.). Ce point constitue une différence par rapport à la situation française dans la mesure où l’université ne tient pas un tel rôle en matière de recherche industrielle. Cette différence s’explique par un effet structurel en ce sens où l’université est perçue aux Etats-Unis comme un pourvoyeur de ressources humaines, comme une source de capital humain pour l’industrie. Cette dernière aura d’ailleurs joué un rôle majeur dans la création des universités au 19e siècle et continuera de les appuyer au 20ème siècle (Rosenberg et Nelson, 1994). En France, l’université n’a pas ce rôle qui est davantage celui des Ecoles d’ingénieurs qui sont en dehors des universités.

Ainsi, aux Etats-Unis, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’argument pour un soutien public à la recherche fondamentale consistait en la nécessité de poursuivre les efforts mis en œuvre en matière de recherche, pour le bien de la nation, pour sa sécurité et pour sa puissance. Peu à peu, dans les années 1960, reprenant la justification économique de la nécessaire intervention financière du gouvernement dans la recherche académique, l’argumentaire retenu par la communauté scientifique va devenir celui du sous investissement en recherche fondamentale émanant du secteur privé et donc de l’obligation pour le gouvernement de pallier à ce manque. Cette fois, cette intervention ne se justifie plus par la poursuite du bien-être de la nation, mais par le fait que le gouvernement apparaît comme le seul acteur pouvant financer la recherche fondamentale. Comme nous allons le voir, la situation va s’avérer similaire en France quant à la politique scientifique et de soutien à la recherche fondamentale qui se mettra en place au début du 20ème siècle et surtout à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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