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S CIENCE ET INDUSTRIE : UNE ORGANISATION DICHOTOMIQUE

1.1 L’institutionnalisation politique d’un cadre dichotomique entre la science et l’industrie

1.1.3 Implications organisationnelles de l’organisation dichotomique entre la science et l’industrie

1.1.3.3. La mise en place d’une terminologie

Au fur et à mesure que se dessinait la politique scientifique et que l’analyse économique commençait à s’intéresser à la problématique de la science, de nouveaux concepts allaient apparaître ou du moins, prendre tous leurs sens et exprimer ces changements organisationnels ou théoriques. C’est, par exemple, le cas en France du terme « chercheur » qui n’est employé que rarement au début du 20ème siècle. On pouvait éventuellement le trouver dans des articles de journaux et, à titre exceptionnel, dans des documents à caractère administratif. Mais, au début du siècle, les concepts étaient différents : on parlaient de « savants » et « d’inventeurs », le savant jugeant alors l’inventeur. Selon Yves Roussel17 en effet : « on disait les savants sont là pour juger, mais qui invente, qui crée ? C’est

l’inventeur ». De plus, en 1916 en France, lorsque, sous l’impulsion de Paul Painlevé éminent

mathématicien alors ministre de l’instruction publique, se met en place une direction des inventions intéressant la défense nationale, l’objectif n’est en rien d’organiser les activités des « savants », mais bien de fédérer les inventeurs afin que leurs inventions justement entrent dans le secteur privé ou dans celui de la défense. A cette époque, le discours porte donc sur la valeur de l'invention dans la société, ses applications économiques et ses retombées dans le domaine de la défense. Dans le cas de la France, la fonction même de chercheur n’apparaît qu’au moment où se développe l’organisation de la recherche académique qui accompagne la mise en place de l’allocation publique des ressources à la recherche fondamentale. Aux Etats- Unis, cette réflexion chercheur versus savant ne se pose guère dans la mesure où il n’y a qu’un terme pour désigner l’un ou l’autre, autrement dit « scientist ». Par contre, celle tournant autour de l’inventeur est également présente et concerne ce qui est fait de la découverte en ce sens que l'inventeur dépose un brevet alors que le chercheur publie un article. Certes, l’inventeur peut publier mais, en général, il ne fait rien avant que le brevet ne soit déposé, ceci afin de tirer davantage profit de son invention. Ce sont donc des stratégies bien distinctes qui correspondent en fait à celles caractérisant les scientifiques académiques et industriels. On assiste en effet, au fur et à mesure que l’organisation de la recherche académique avance, à un déplacement de la problématique de l’inventeur versus savant (chercheur), vers celle du chercheur public versus chercheur privé ; ce qui revient à une

17Source: Aux origines du CNRS, [en ligne], http://picardp1.ivry.cnrs.fr/origines_cnrs_1.html (page dernièrement consultée en octobre 2007).

distinction science versus industrie. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, que les considérations soient posées en des termes économiques ou politiques, on parle davantage de science et d’industrie, de science et de technologie.

Par contre, l’absence de définitions claires et précises de ces deux notions est à souligner. Plus précisément, de ce qu’elles recouvrent, de la délimitation de la frontière qui les sépare. Plusieurs raisons permettent d’expliquer ce manque. Il s’agit tout d’abord du fait qu’il n’y ait pas de véritable marché de la science. Il en résulte donc que la science ne constitue pas, du moins jusqu’à la fin des années 1970, une unité d’analyse. Ensuite, ceci peut s’expliquer par l’amalgame qui s’est installé entre recherche fondamentale et recherche publique. Ainsi, la science est demeurée assimilée à de la recherche publique et donc n’entrait pas dans les considérations économiques davantage axées sur le marché. Les mécanismes d’échanges de la science restent en effet en dehors des mécanismes de marché. L’accès aux connaissances nouvelles est régi par la nécessité de détenir un background suffisant pour détecter, comprendre et utiliser les résultats de la recherche fondamentale. De plus, il n’y a pas de demande pour des produits scientifiques ; ce qui pose une fois encore le problème de la définition.

Plus précisément, science et industrie se présentent, ainsi que nous l’avons vu, comme deux mondes évoluant en parallèle, développant chacun des normes et des règles de fonctionnement particulières. Il existe également une certaine croyance selon laquelle la science est considérée comme représentant la recherche universitaire et la technologie comme étant du ressort de la recherche industrielle. La plus grande distinction qui est faite entre les deux résulte du mode de financement, la science étant financée par fonds publics et, de fait, la technologie par fonds privés. Comme on l’a vu, l’accroissement des financements publics de la recherche fondamentale a conduit à la mise en place d’un amalgame entre la recherche fondamentale et la recherche universitaire, la recherche fondamentale s’étant imposée comme étant le propre des universités. S’est ainsi instaurée l’idée selon laquelle la science consisterait en de la recherche publique et donc en de la recherche fondamentale alors que l’industrie représenterait la recherche privée et donc la recherche appliquée et la technologie. Ceci alors même qu’il est admis de tous que la science peut conduire au développement de nouvelles technologies, tout comme le secteur privé peut mener des recherches de type fondamental. Reste alors à déterminer ce que l’on entend par recherche fondamentale et appliquée.

Traditionnellement, la recherche fondamentale est considérée comme étant à l’origine des découvertes élargissant le champ des connaissances scientifiques ; la science, qui lui est

associée, correspondant alors à l’ensemble des connaissances fondamentales existantes et nouvelles. Ce qui la distingue de la recherche appliquée se trouve dans la finalité de la recherche, en ce sens que la recherche fondamentale n’a d’autre fin que de connaître son objet, elle se présente ainsi comme « désintéressée » ; ce qui n’est pas le cas de la recherche appliquée dont l’objet est de développer une application pratique et de répondre à un problème spécifique. C’est du moins de cette manière que seront présentées les choses dans le rapport de Bush de 1945, dans lequel ce dernier énonce que « basic research is performed

without thought of practical ends. It results in general knowledge and an understanding of nature and its laws. This general knowledge provides the means of answering a large number of important practical problems, though it may not give a complete specific answer to any one of them. The function of applied research is to provide such complete answers. The scientist doing basic research may not be at all interested in the practical applications of his work, yet the further progress of industrial development would eventually stagnate if basic scientific research were long neglected ». La recherche fondamentale amène ainsi de nouvelles

connaissances, fournissant un capital scientifique dans lequel les applications pratiques de la connaissance pourront être dessinées (Figure 3).

Figure 3 : Le circuit du capital scientifique

Source : synthèse de l’auteur

Puis, Nelson (1959) va compléter ces définitions en mettant en évidence que cette distinction entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée établie sur la base de la résolution d’un problème pratique ne s’avère pas la plus pertinente, en ce sens qu’elle n’est pas suffisante. Certes, les avancées significatives dans la connaissance scientifique ne sont souvent pas directement et immédiatement applicables en tant que solutions à des problèmes pratiques (la nouvelle connaissance constituant alors un input à d’autres projets de recherche dont le but sera de résoudre ces problèmes), mais la frontière entre les deux niveaux de

Recherche Fondamentale CAPITAL SCIENTIFIQUE Applications pratiques et/ou industrielles Production de connaissances scientifiques nouvelles Recherche Appliquée

recherche se montre difficile à établir. Plus précisément, l’activité scientifique peut être schématisée comme un spectre continu aux extrémités duquel se trouvent la science appliquée et la science fondamentale, si on se déplace respectivement de l’un vers l’autre, non seulement le degré d’incertitude concernant les résultats de projets de recherche spécifique s’accroît, mais aussi les objectifs deviennent moins clairement définis et moins étroitement liés à la solution d’un problème pratique spécifique ou à la création d’un objet pratique. De plus, comme Nelson le souligne (1959, p. 154), un autre élément distinctif survient : « while

the direction of applied research project must be closely constrained by the practical problem which must be solves, the direction of a basic research project may change markedly, opportuniscally, as research proceeds and new possibilities appear ». Autrement dit, la

distinction entre la recherche fondamentale et appliquée ne se situe pas uniquement dans la réponse ou non à un problème pratique, mais plutôt dans la flexibilité inhérente à la conduite de la recherche. A partir de là, on peut dire que la recherche appliquée se focalise sur une finalité spécifique alors que la recherche fondamentale évolue et s’adapte au fil de ses découvertes, sachant qu’il peut en découler une application pratique qui n’était pas initialement prévue. La distinction se pose alors également en terme de recherche ouverte versus recherche orientée vers la résolution d’un problème spécifique. Dans ce dernier cas, la conduite de la recherche sera orientée uniquement dans un but précis, abandonnant les trajectoires qui l’éloigneraient de cet objectif, alors que dans le cas de la recherche ouverte, la découverte d’une nouvelle piste peut conduire à l’ouverture d’une nouvelle trajectoire de recherche, même si elle ne répond pas à l’objectif initial.

Il est utile également d’insister sur le fait que la science est caractérisée généralement par la production et la diffusion de connaissances scientifiques considérées comme un bien public de consommation alors que dans le Royaume de la technologie, les connaissances sont traitées comme un bien de capital privé. Comme on l’a vu, ceci ne signifie pas que la science ne s’intéresse à la connaissance que dans l’unique intérêt de l’accroissement du fonds de connaissances, ou qu’elle ne s’intéresse pas aux applications pouvant résulter des connaissances nouvelles, mais simplement que la science insiste sur l’aspect public des connaissances scientifiques et considère celles-ci et ses applications comme des biens de consommation permettant eux-mêmes de créer d’autres connaissances, voire de découvrir d’autres applications. Pour ce faire, il est nécessaire qu’elles soient largement diffusées, ceci justifiant par ailleurs le financement public de la production de telles connaissances.

Pour aller plus loin, on peut dire que la nature des connaissances nouvelles résulte du mode de financement de leur production et non l’inverse. En effet, la même recherche fondamentale réalisée suivant les mécanismes de marché ou suivant des mécanismes inhérents à la science ouverte, et aboutissant aux mêmes résultats, induira deux dynamiques de diffusion différentes ; le brevet ou le secret dans le premier cas et la publication dans le second. L’idée est qu’en fait il est nécessaire que la société dispose d’un fonds de connaissances croissant et évolutif librement disponible, d’où l’indispensable allocation publique des ressources. Si ces connaissances étaient produites suivant les mécanismes de marché, elles ne pourraient pas être disponibles pour tous dans la mesure où leur appropriation serait une condition nécessaire de leur financement. Certes, certaines connaissances ne peuvent être brevetées au regard de leur nature, c’est le cas des nouvelles découvertes en sciences du vivant par exemple, mais rien n’empêche le détenteur des connaissances nouvelles de conserver secrètes ses découvertes afin de ne pas les voir utilisées par ses concurrents. A partir de là, la seule manière d’empêcher l’utilisation monopolistique de nouvelles connaissances est de financer la recherche fondamentale afin qu’elles puissent être librement utilisables par tous. Il en résulte alors que la nature des connaissances n’est pas intrinsèque, mais bien extrinsèque. C’est ce qui est fait des connaissances qui leur attribue leur nature. Ainsi, l’indivisibilité et la non rivalité ne constituent pas une nature mais un objectif, une fonction assignée aux connaissances nouvelles pour assurer leur libre diffusion et disponibilité. De la même manière, les connaissances nouvelles ne sont un bien public que dans la mesure où on leur attribue cette fonction. Il s’agit donc davantage d’une fonction que d’une nature. Au vu de cette nécessaire libre divulgation, les connaissances scientifiques ne sont ainsi pas « marketable » (Navaretti et al., 1996) et on note l’inexistence d’un marché des connaissances scientifiques. A partir de là, l’équilibre concurrentiel ne peut exister dans la mesure où l’allocation privée des ressources ne permet pas à l’équilibre d’être optimal.

La science et l’industrie mettent ainsi donc en œuvre leurs propres mécanismes et suivent leurs propres dynamiques, la science étant pour sa part considérée comme la productrice des connaissances scientifiques nouvelles qui constituent alors un fonds de connaissances librement disponible dans lequel les industries pourront puiser dans le cadre de leurs processus d’innovation. Processus s’inscrivant dans une logique de marché à la différence des processus de recherche mis en œuvre par la science qui répondent à une logique propre, comme on a pu le voir. S’établissent ainsi des relations entre ces deux mondes mais restant limitées à des contributions respectives entre la science et la technologie en

raison notamment de modes de fonctionnement trop distincts. L’un et l’autre permettant en effet mutuellement d’apporter des avancées et de nouvelles découvertes se traduisant par des innovations dans le cadre de l’industrie. De plus, dans l’analyse économique, on verra que c’est sur ces derniers aspects que les travaux se sont focalisés. En effet, l’accent a été mis sur le changement technologique et sur l’innovation, la science n’intervenant alors que comme un fonds de connaissances.

1.2

Les rapports entre la science et l’industrie dans l’analyse

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