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P REMIERE P ARTIE

EXPLIQUE PAR DES CONTEXTES JURIDIQUE , FINANCIER , ECONOMIQUE ET TECHNOLOGIQUE EN EVOLUTION

3.1 Les nouvelles théorisations de la science

3.1.2 Mode 1 versus Mode

En attirant l’attention sur les évolutions et les transformations de la science et, de fait, de l’activité des chercheurs, la publication, en 1994, de l’ouvrage de Gibbons, Limoges, Nowotny, Schartzman, Scott et Trow s’inscrit entièrement dans la réflexion contemporaine touchant à la recherche académique. Plus précisément, l’idée centrale de cet ouvrage consiste en l’émergence, depuis la Seconde Guerre mondiale, d’un nouveau mode de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances scientifiques. Ainsi, au mode traditionnel de production des connaissances, le « mode 1 » tel que les auteurs le nomment, vient se juxtaposer ce nouveau mode, « le mode 2 ». Une des caractéristiques principales de ce nouveau mode est le contexte d’application dans lequel il se place. En effet, la science du mode 2 est réalisée en vue d’être utilisée par l’industrie, par le gouvernement, ou toutes autres institutions. Les connaissances ne sont ainsi plus transférées en dehors de leur lieu de production, vers l’industrie par exemple, comme dans le mode 1, traditionnel, elles sont d’emblée produites et intégrées dans son contexte d’application, faisant ainsi dire aux auteurs que « in Mode 2, science has gone beyond the market ! » (Gibbons et al., 1994, pp. 3-4). L’ouvrage présente ainsi une sorte de typologie de ces deux modes, comme la synthétise le tableau ci-dessous :

Figure 10 : Modes 1 et 2 de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances scientifiques nouvelles.

Source : Synthèse de l’auteur

L’inscription dans un contexte d’application induit que les questions de recherche ne sont plus pensées dans un cadre disciplinaire, mais en fonction d’un problème concret et d’une application future. Dans le mode 1, les problèmes sont posés et résolus dans un contexte

MODE 1 MODE 2 Définition et solution des problèmes Contexte d’intérêts essentiellement académiques émanant d’une communauté

scientifique

Contexte d’application, sur la base d’intérêts divers

Champ de recherche Disciplines uniques et paradigmes scientifiques homogènes et larges Contextes économiques et sociaux transdisciplinaires, hétérogènes et plus appliqués

Mode d’organisation Hiérarchique, spécialisé

et persistant

Collaboration éphémère, dans plusieurs sites et

institutions à la fois, hétérarchique Diffusion des résultats Financement Evaluation de l’impact sociétal Contrôle de la qualité des résultats Canaux institutionnels Essentiellement institutionnel Ex post, au moment de l’interprétation ou de la diffusion des résultats

Essentiellement par « peer review », le contrôle externe

concerne la contribution scientifique d’individus

Au sein du réseau, en cours de production. Puis au niveau

de la société, par reconfiguration autour de

nouveaux problèmes

Assemblé sur un projet, à partir d’une variété de sources publiques et privées

Ex ante, lors de la définition des problèmes et l’établissement des priorités

de recherche

La qualité n’est plus uniquement scientifique. Le

contrôle inclut un ensemble d’intérêts intellectuels, sociaux,

homogène, principalement universitaire37, les activités scientifiques sont organisées et entreprises suivant un découpage disciplinaire marqué et enfin, l’évaluation de la qualité de la production intellectuelle et scientifique des chercheurs est assurée par les pairs. Au contraire, la recherche entreprise suivant le mode 2 est davantage transdisciplinaire dans la mesure où d’une part, les problématiques de recherche des scientifiques sont issus et se rejoignent de plus en plus dans plusieurs cadres disciplinaires différents et d’autre part, car elle est menée par des chercheurs émanant de diverses origines (universités, entreprises…) et réalisée dans des lieux de plus en plus diversifiés et hétérogènes qui ne viennent donc pas forcément du milieu universitaire ou académique. Les connaissances scientifiques sont ainsi le fruit de recherches mises en œuvre par des groupes ou des équipes, de nature mobile et temporaire, dont les origines diverses expliquent qu’ils disposent d’expériences de travail variées (Godin et Trépanier, 2000). La conduite de la recherche de mode 2 étant résolument centrée sur la résolution de problèmes concrets et pratiques, les activités des chercheurs sont menées dans un cadre où les nouvelles bases théoriques, les nouvelles applications, ainsi que les nouvelles méthodes d’investigation se situent le plus souvent dans le champ de plusieurs disciplines, expliquant ainsi la transdisciplinarité caractérisant ce nouveau mode de production des savoirs. La transdisciplinarité va ainsi au-delà de la simple juxtaposition de disciplines, elle implique au contraire l’idée et la volonté de résoudre un problème en commun, ainsi que la capacité à formuler des questions relatives à des contextes d’application locaux et spécifiques. En effet, « if joint problem solving is the aim, then the means must provide for an integration

of perspectives in the identification, formulation and resolution of what has to become a shared problem » (Nowotny, 2003, p. 1). Les disciplines ne correspondent également plus au

cadre spécifique et spécialisé au sein duquel validation et évaluation surviennent. De plus, pour bien comprendre cette idée de « contexte d’application », il est important de souligner que cela n’exprime pas l’idée que les connaissances fondamentales existantes sont « appliquées » à des problèmes concrets – on retrouve cela également dans le mode 1 –, au contraire, cela induit le fait qu’un autre cadre, distinct, se développe et guide les efforts de résolution de problèmes pratiques et concrets. C’est au sein de ce cadre et suivant ses règles de fonctionnement que la recherche fondamentale est menée, dans un but plus précis et déterminé, en vue d’une application pratique. « Il ne s’agit pas ici d’une recherche appliquée

à partir d’un savoir « fondamental » préexistant, mais d’une recherche « contextualisée » qui

37 A noter la plus grande importance des universités en matière de recherche académique aux Etats-Unis, par rapport à la France où, aux universités viennent s’ajouter des organismes de recherche publique comme le CNRS ou l’INSERM.

développe coextensivement la problématisation,le cadre théorique et la solution du problème » (Malissard, 2000, p. 94).

Le mode 2 se distingue également du mode 1 par l’introduction de considérations sociétales dans la conduite de la recherche. En effet, dès le début, la production de connaissances scientifiques prend en compte des intérêts autres que commerciaux et est entreprise « dans l’intention d’être utile à quelqu’un » (Gibbons et al., 1994, p. 8). Des considérations sociales, économiques et politiques sont en outre introduites dans les structures de validation de la recherche qui ne reposent ainsi plus uniquement sur l’évaluation par les pairs, comme dans le cadre du mode 1. Au regard du mode 2, le chercheur se doit de considérer l’impact de ses travaux dans la mesure où ces derniers sont entrepris et réalisés dans un contexte d’applications qui sont elles-mêmes guidées par des besoins exprimés par des agents extérieurs au milieu académique. Jusqu’alors traditionnellement maintenus hors des processus de recherche scientifique, les valeurs et donc les besoins des utilisateurs potentiels interfèrent dans les structures de validation des connaissances, mais aussi dès l’origine du projet de recherche lors de sa définition.

Figure 11 : Les modes de valorisation de la recherche

Source : Coderre, 2005, pp. 12-14

Ces nouveaux liens qui se tissent entre la science et la société sont également mis en évidence dans l’ouvrage de Nowotny, Scott et Gibbons (2001), « Re-thinking science. Knowledge and

the public in an age of uncertainty ». Cet ouvrage insiste en effet sur la « contextualisation de

la science », notamment dans le sens où la société attend des retours de la science et où les frontières traditionnellement posées entre ces deux milieux sont questionnées. Il en résulte qu’une des différences entre les modes 1 et 2 de production des connaissances réside dans la transformation de la communauté scientifique et dans le passage d’une culture fondée sur l’autonomie à une culture basée sur la responsabilité, l’« accountability » (Nowotny, 2001, p. 2). « Si chacun se doit d’avoir une éthique de responsabilité individuelle, il est nécessaire

d’avoir en outre une forme de responsabilité institutionnalisée et c’est exactement de quoi il s’agit lorsque l’on parle de l’obligation de rendre compte dans le mode 2 » (Nowotny, 2003,

p. 2). Une valeur sociétale est ainsi intégrée dans la science qui constitue ainsi une nouvelle structure de contrôle, se couplant au contrôle interne de la qualité effectué par le groupe des pairs. La légitimité de la connaissance produite suivant le mode 2 s’acquiert ainsi par le biais d’une production qui cherche à répondre, en autre, à une demande sociale de connaissances et qui est ouverte à l’évaluation par des acteurs non-universitaires (Albert et Bernard, 2000). Telles sont ainsi les traits caractéristiques de ce nouveau mode de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances scientifiques nouvelles, impliquant notamment les milieux académique et industriel et qui se juxtapose au mode traditionnel, le mode 1, qui évolue lui, suivant une organisation dichotomique cloisonnant la science et l’industrie.

Ce courant a suscité un important débat parmi les chercheurs en histoire, en sociologie et en économie de la science. Les critiques apportées à ce modèle résident principalement dans la période et les raisons invoquées pour expliquer l’émergence de ce mode 2 de production des savoirs. Albert et Bernard (2000, p. 72) résument ces raisons en trois principaux points : (1) le développement de l’offre de connaissances provenant de l’extérieur de l’université, lié à l’augmentation du nombre de diplômés depuis les années 1940-1950 et à l’incapacité des universités à absorber ce surcroît de chercheurs ; (2) l’augmentation de la demande de connaissances liée à l’accroissement des besoins technologiques des entreprises pour affronter la concurrence internationale ; (3) la réduction des fonds publics destinés à la recherche non orientée, qui rend nécessaire la participation de nouveaux bailleurs de fonds au financement de la recherche universitaire. En effet, Gibbons et al. énoncent que ce mode 2 émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale, or nous avons bien pu constater que cette période constitue la « date de naissance » du mode 1. Godin et Trépanier (2000, p. 13) évoque d’ailleurs qu’« avant 1945, les scientifiques devaient faire du démarchage pour financer leurs

recherches, cette activité les plaçant plus près que jamais du « marché », plus qu’aujourd’hui où les pairs décident des projets à financer ». Effectivement, la recherche scientifique évolue

à cette période, mais pas dans le sens d’une ouverture aux sphères industrielles et sociales, au contraire, elle évolue dans le sens d’un cloisonnement et d’un confinement. Sans compter que c’est après la Seconde Guerre mondiale que les pouvoirs publics mettent à disposition du milieu académique des fonds réguliers destinées à financer leurs recherches. Egalement, c’est au début du 20ème siècle que de grandes firmes ont développé en interne des centres de recherche afin d’intégrer en leur sein les processus de recherche et d’innovation et donc d’être

autonome. L’ouverture va se faire progressivement au fil du développement des technologies et donc des besoins en connaissances afin de rester au fait des évolutions technologiques… De plus, pour Gibbons et al., ce nouveau mode de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances résulterait des transformations des environnements dans lequel évolue la science et donc que connaissent les activités des chercheurs. Certes, ce point reçoit l’unanimité parmi les chercheurs, mais nous avons bien pu constater, au vu des sections précédentes, qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’environnement de la recherche scientifique évolue mais, dans le sens de l’instauration d’une organisation bipolaire entre la science et l’industrie, dont les activités respectives se développent et sont entreprises sous des frontières bien distinctes. Evidemment, ceci ne conduit pas à l’absence de relation partenariale entre les deux mondes. Il est fort probable que la recherche ait toujours connu, à divers degrés, une organisation de type « mode 2 », suivant les époques et les disciplines considérées ; la tendance s’imposant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale étant alors celle d’une dichotomie institutionnelle entre science et technologie. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1970, voire 1980 que l’environnement de la science connaît de nouvelles transformations, suffisamment conséquentes pour induire des changements organisationnels, tant du côté du milieu académique que du milieu industriel. Les raisons (2) et (3) évoquées par Gibbons et al. pour expliquer le développement du mode 2 ont déterminé, en effet, ces changements, mais ce, vers les années 1980. Pour Godin et Trépanier (2000, p. 13), « les

auteurs auraient confondu la rhétorique des scientifiques, qui elle a toujours été et demeure de « mode 1 », et leurs pratiques ». Ils vont même plus loin dans la critique en disant que

« The New Production of Knowledge n’est pas un livre savant, mais plutôt un écrit normatif

qui présente la connaissance comme certains voudraient bien qu’elle soit ».

Ainsi, sous le mode 2 de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances, la recherche est entreprise dans un contexte d’application, en ce sens où elle est menée, dès le début, en vue de répondre à des problèmes concrets qui auront été formulés au préalable par un certain nombre d’acteurs d’origines diverses. Cette multiplicité d’acteurs induit non seulement une certaine hétérogénéité du point de vue des compétences et des capacités d’expertise mises en œuvre dans les activités de recherche, mais participe aussi à la transdisciplinarité qui caractérise ce nouveau mode de production des savoirs. La transformation des pratiques des chercheurs mise en avant par le mode 2 marque une rupture par rapport au mode traditionnel de production, de diffusion et d’utilisation des connaissances. Ces deux modes coexistent, et même si une prédominance peut s’affirmer un

temps, en l’occurrence ici du mode 2 qui a tendance à dominer pour Gibbons et al., rien ne dit qu’elle sera définitive, ni irréversible (Malissard, 2000, p. 102). Apportant un regard plus large sur les transformations affectant l’activité scientifique, « Loet Leydesdorff et Henry

Etzkowitz présentent une variante, très populaire dans certains milieux académiques, de la thèse de Gibbons et al.. Le modèle, qu’ils appellent de la Triple Hélice, cherche à configurer les relations qu’entretiennent les trois principaux acteurs d’un système national d’innovation : les universités, les entreprises et les gouvernements » (Godin et Trépanier,

2000, p. 14).

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