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S CIENCE ET INDUSTRIE : UNE ORGANISATION DICHOTOMIQUE

1.2 Les rapports entre la science et l’industrie dans l’analyse économique : la prédominance de la technologie.

1.2.2 La problématique économique insiste davantage (voire exclusivement) sur la technologie

1.2.2.2. Les analyses alternatives des innovations industrielles

Une autre série de travaux a en effet émergé à la fin des années 1960, mais s’est surtout développée vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, sous l’impulsion notamment d’Edwin Mansfield, afin de déterminer l’impact de la recherche fondamentale sur le taux d’innovation technologique et d’amélioration en terme de productivité d’une firme ou d’une industrie. Ces analyses de l’innovation, portant plus précisément sur la recherche académique, mettent en évidence l’impertinence d’un traitement dichotomique de la science et de l’industrie. En effet, au regard de la définition de la recherche fondamentale fournie par la NSF en 1959 (Mansfield, 1980, p. 863) selon laquelle la recherche fondamentale serait perçue comme « original investigation for the advancement of scientific knowledge…which

do[es] not have immediate commercial objectives », Mansfield cherchait à montrer que,

même si ses objectifs n’étaient pas d’être mise sur le marché, la recherche fondamentale avait certaines retombées sur le potentiel technologique des firmes et des industries. Ses travaux portent ainsi, sur l’élaboration d’une estimation de l’étendue des innovations technologiques basées sur de la recherche académique, ainsi que du temps nécessaire entre les investissements dans les projets de recherche académique et l’utilisation industrielle de leurs conclusions scientifiques. En effet, il est établi que les dépenses en recherche et développement sont directement liées aux améliorations en terme de productivité des firmes et des industries. Cependant, la R&D étant étudiée à son niveau agrégé, l’analyse économique ne tient pas compte de ses composantes et notamment de la place tenue par la recherche fondamentale. Ainsi, Mansfield cherche à mettre en évidence la relation entre celle-ci et l’accroissement de la productivité au niveau de l’industrie et de la firme. Cette interrogation survient à une période où « there has been widespread feeling that American industry has

reduced the proportion of its R&D expenditures going for relatively basic, long-term, and risky projects » (ibid.). Dans ce contexte, Mansfield (1980) est l’un des premiers à fournir des

évidence les modifications inhérentes à ces changements de stratégie. Les résultats qu’il obtient énoncent qu’il existe, que ce soit au niveau de l’industrie ou de la firme, une relation positive entre la hausse de la productivité et le niveau de recherche fondamentale menée. Plus précisément, concernant le niveau de l’industrie, ses résultats semblent indiquer « a strong

relationship between the amount of basic research carried out by an industry and the industry’s rate of productivity increase during 1948-66 » (ibid., p. 866). A noter cependant,

que cette étude a souffert d’une distinction entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée qui n’était pas toujours très claire, ni très précise. Si on se place à présent au niveau de la firme, les résultats apparaissent similaires à ceux mis en évidence dans le cas de l’industrie ; en ce sens où « there is a statistically significant tendency for a firm’s rate of

productivity increase during 1960-76 to be directly related to how much basic research is carried out in 1964, when the amount spent on applied R&D is held constant » (ibid., p. 868).

Mansfield cherche ainsi à montrer l’existence de relations entre la science et la technologie et notamment le rôle de la recherche académique dans les changements technologiques. Par exemple, dans son article de 1991, sur la base de 76 entretiens de grandes firmes émanant de sept industries différentes, il cherche à savoir combien de leurs innovations de produits et de procédés, introduites sur le marché entre 1975 et 1985, n’auraient pas pu être développées sans avoir recours à la recherche scientifique académique développée dans les quinze années précédant l’innovation. Il en résulte que, pour ce qui a trait aux produits, en moyenne pour les sept industries, 11% des nouveaux produits n’auraient pu être développés sans la recherche académique. A noter des variations substantielles selon les industries, allant de moins de 1% dans le cas de l’industrie du pétrole, à plus de 27% dans l’industrie pharmaceutique. A noter également que le temps moyen entre la recherche académique et l’innovation technologique tourne autour des sept ans (et 8,8 ans pour l’industrie pharmaceutique).

Mansfield met donc l’accent sur des relations existant entre la recherche académique et la recherche industrielle et sur le fait qu’elles se limitent à des apports que l’une pourrait amener au développement de l’autre. Les avancées technologiques restent considérées comme le vrai moteur de la croissance et du développement économique. Certes, l’impact de la science dans cette dynamique est reconnue mais ceci de manière indirecte, au regard des innovations technologiques et par des courants alternatifs de la théorie économique qui se focalise essentiellement sur l’innovation technologique, sur le progrès technique en négligeant les effets émanant de la science. Cette dernière demeure appréhendée comme une externalité positive, considération qui est privilégiée au détriment d’une meilleure compréhension de ses dynamiques, de ses effets sur la croissance. D’ailleurs, en 1983, il écrira que « despite all of

the evidence to the contrary amassed in the past twenty-five years, there is still a tendency in some quarters to view innovation and technological change as exogenous to the economic system (or linked to it in an oversimplified fashion). This is very unfortunate, both from the point of view of economic analysis and policy formulation » (Mansfield, 1983, p. 144). Puis,

plus de dix ans plus tard, s’interrogeant toujours sur l’avenir de l’économie de la technologie, il pointera le fait que, certes, tout le monde semble s’accorder sur l’idée selon laquelle le changement technologique se place au cœur du processus de croissance économique et que ces dernières quarante années, des progrès ont été réalisés quant à la compréhension économique du changement technologique. N’en témoigne, précise-t-il, le corpus de connaissances développé par les économistes qui démontrent son importance pour les firmes et les gouvernements en se fondant sur des études empiriques, historiques, statistiques et théoriques. Mais, notre compréhension de la diffusion, de l’imitation, de l’innovation, ainsi que des développements, est beaucoup plus étendue et riche que celle de la recherche et de l’invention. L’extraordinaire créativité demeure un mystère, personne ne peut faire de prédictions à long terme, dignes de confiance, sur les inventions qui surviendront, ni quand, ni encore sur leurs effets (Mansfield, 1996).

Les travaux de Freeman, dans une certaine mesure, portent eux aussi en brèche cette vision dichotomique de la science et de l’industrie laissant dans l’obscurité l’analyse de la recherche scientifique académique. Dans son ouvrage de 1982 notamment, il met en avant le fait qu’à court terme, un progrès rapide pourrait certes très bien résulter de l’application émanant du stock de connaissances mais qu’à long terme, la croissance de la productivité est limitée du fait que cette dernière est déterminée technologiquement. « No amount of

improvement in education and quality of labour force, no greater efforts by the mass media, no economies of scale or structural changes, no improvements in management or in governmental administration could in themselves ultimately transcend the technical limitations of candle-power as a means of illumination, of wind as a source of energy, or iron as an engineering material, or of horses as a means of transport ». Sans l’innovation

technologique que Freeman décrit comme les avancées en connaissances, le progrès économique cesserait à long terme et, en ce sens, il serait pertinent de concentrer notre attention sur le flux de nouvelles idées scientifiques, sur les inventions et sur les innovations, d’autant plus que « in the most fundamental sense the winning of new knowledge is the basis

of human civilization » (Freeman, 1982, p. 7). Déjà en 1965, il s’interrogeait avec Young

civile, précisant alors que les avis différaient à ce sujet. Egalement, s’agissant plus précisément de la communauté scientifique, ces deux auteurs évoquaient la question de l’efficience de la recherche et de la qualité de la « main d’œuvre de recherche », considérant alors que « there has always been an international community of science and it is most

desirable that engineers and scientists should have experience in other countries besides their own, as this will facilitate the most rapid international dissemination of scientific knowledge and technical know-how » (ibid., p. 57).

Dans son ouvrage de 1982, ses considérations portent, pour une large part, sur le système professionnalisé de recherche qui concentre ses efforts pour générer des découvertes et des inventions, et donc sur des connaissances plus fondamentales, même si celles-ci sont internalisées au cœur du marché, sous le nom de R&D, représentant alors le Research and

Experimental Development Network. Ainsi, même s’il conserve une vision linéaire des

relations que les acteurs nouent entre eux et des processus d’innovation, allant de la recherche fondamentale à la commercialisation de manière séquentielle, il met en avant le caractère de plus en plus scientifique de la technologie, tout comme la complexité croissante de cette dernière (1982, pp. 10-11). Il pose ainsi la question de savoir comment les flux d’information, d’inventions et d’innovations pourraient être améliorés et de quelles manières les universités pourraient contribuer à l’innovation industrielle, en convenant finalement que « there are a

considerable resistance to looking at invention and research in this way » (ibid., p. 14). En

fait, il précise que la plupart des études concernant les inventions et les innovations ont été réalisées par des biographes qui se concentraient plutôt sur les particularités personnelles des inventeurs ou des innovateurs et sur les anecdotes mémorables de leurs exploits. « A

mythology has grown up, stressing mainly the random accidental factors in the inventive and innovative process. Sometimes these myths depart altogether from reality as in the case of Watt and the steam from the kettle; in other cases they simply exaggerate the role of chance events as in the case of penicillin » (ibid.). Le traitement des connaissances scientifiques en

tant que force exogène et incontrôlable est le fait passé des économistes mais aussi des scientifiques eux-mêmes qui ont fini par encourager la vision « boîte noire » ou « baguette magique » de la science. Ceci entrave certes la compréhension du processus d’innovation, mais aussi « endangered the whole future relationship between science, technology and

society » (ibid.). En effet, Freeman soulève le fait que les firmes opèrent au sein d’un spectre

de possibilités technologiques et de marché provenant de la croissance du monde de la science et de celui du marché. Ces développements sont largement indépendants de la firme individuelle et pour la plupart perdurerait même si cette dernière cessait d’exister (ibid., p.

169). Une des conditions essentielles du succès des firmes innovantes et de leurs innovations réside ainsi dans la bonne communication qu’elles développent avec le monde scientifique extérieur (ibid., p. 112). La théorie économique traditionnelle ignore largement cette vision plus complexe du monde de la science et de l’industrie et étudie le marché comme étant « L »’environnement à prendre en compte. Freeman évoque donc l’existence de ce lien entre ces deux mondes et pose la question de savoir comment faire entrer la science dans l’analyse de la technologie. Il ne pose certes pas encore les bases d’une approche en terme de système de co-production des connaissances, mais il met déjà en avant l’intérêt, pour l’analyse économique, de se pencher sur la question de la recherche scientifique. En effet, « any major

innovation will draw on a stock of knowledge, much of which is ‘old’ in this sense. But the capacity to innovate successfully depends increasingly on the ability to drawn upon this whole corpus of structured knowledge, old and new » (ibid., p. 174). Et de conclure que la

performance de la recherche fondamentale, même si elle n’est pas essentielle dans les stratégies des firmes, constitue une source de nouvelles idées au sein même de la firme, mais aussi, est souvent un moyen d’accéder à l’ancienne et surtout à la nouvelle connaissance générée en dehors de la firme. Certes, au final, toutes les firmes peuvent être capables d’utiliser la nouvelle connaissance scientifique mais la firme menant une stratégie offensive doit y parvenir au plus tôt. Même si la firme ne conduit pas de recherche fondamentale elle- même, elle doit être capable de communiquer avec ceux qui la mènent, comme avec les consultants, ou à travers le recrutement de jeunes hauts diplômés (ibid.).

A noter que, la même année, Freeman éditera un ouvrage avec Clark et Soete, dans lequel ils mettront l’accent sur le rôle des découvertes scientifiques dans l’innovation, en faisant notamment référence à divers travaux antérieurs, comme ceux de Machlup (1962)19 et de Price (1965)20, sur lesquels Freeman s’était déjà largement inspiré dans « The Economics

of Industrial Innovation » (1982). Ils traiteront ainsi par exemple des liens qui peuvent exister

entre les publications scientifiques d’un côté et les brevets et les inventions de l’autre. Ces réflexions porteront, pour une large part, sur les industries chimique et plastique, avec des références à Hufbauer (1966)21 et à Walsh (1979)22. Ainsi, au regard des travaux de ce dernier, Freeman, Clark et Soete (1982, p. 88) précisent qu’il est important de noter la relation

19

MACHLUP F. (1962), The Production and Distribution of Knowledge in the United States, Princeton University Press, Princeton, 420p.

20

PRICE D. J. de S. (1965), « Networks of scientific papers », Science, vol. 149, n° 3683, July 30, pp. 510-515

21 HUFBAUER G. C. (1966), Synthetic Materials and the Theory of International Trade, London: Duckworth, 165p.

22

particulièrement étroite qui existe entre la science et la technologie dans l’industrie plastique, une « invention » étant souvent virtuellement la même chose qu’une « avancée scientifique » et pouvant être à la fois le sujet d’un papier scientifique et d’une application émanant d’un brevet. Ils vont plus loin en disant que « Price (1965), the historian of science who has

emphasized most strongly the ‘separateness’ of science and technology, and who maintains that technologists generally do not seek recognition through publications but through artefacts and inventions, nevertheless makes an exception for chemistry and electronics »

(ibid.). Il est vrai que l’industrie chimique « sponsorise » assez souvent cette recherche, que ce soit dans les universités ou dans ses propres laboratoires de R&D. Les travaux de Hufbauer quant à eux, touchant plus précisément à l’industrie du polymère, des matériaux synthétiques, conduisent à considérer cette science du polymère comme une « sous-culture » commune à l’industrie, liée étroitement à la science fondamentale réalisée dans les universités. Il évoque notamment l’industrie chimique allemande qui, dès la fin du 19ème siècle, avait su nouer des liens étroits avec la recherche académique et ce, à travers des activités de consultanat, des subventions de recherche et des récompenses à des chimistes universitaires (ibid., p. 89). Ainsi, ces travaux, remettent implicitement en cause le désintérêt des économistes pour la question de la place de la recherche universitaire dans les processus d’innovation. Divers travaux ont émergé dans les années 1960 et 1970, mais l’analyse dichotomique de l’industrie et de la science et surtout l’idée selon laquelle cette dernière est une chose de la nature, extérieure au monde économique, comme l’on sait, se sont s’imposées dans l’analyse économique standard.

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