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S CIENCE ET INDUSTRIE : UNE ORGANISATION DICHOTOMIQUE

1.1 L’institutionnalisation politique d’un cadre dichotomique entre la science et l’industrie

1.1.2 La science au regard de l’analyse économique

1.1.2.1. Les connaissances scientifiques considérées comme un bien public

Ce qui est argumenté, ce n’est plus les avantages ni les intérêts de la recherche fondamentale pour la société et la croissance mais plutôt l’incapacité des marchés privés à financer un niveau suffisant de recherche fondamentale. En rationalisant l’argumentaire scientifique et politique et en reconstruisant économiquement ces problèmes de négociation et d’allocation des ressources, les articles de Nelson (1959) et de Arrow (1962) vont fournir cette justification économique. Pour se faire, notamment, ils mettent en avant le fait que le résultat de la recherche, l’output de recherche que sont les connaissances scientifiques, consiste en un bien public. Ceci va de pair avec la large croyance qui s’est développée selon laquelle, au moins dans les académies, la recherche fondamentale est un rôle propre à l’université. En effet, au cours des derniers cinquante ans, s’est imposée une division relativement claire du travail entre la recherche académique et la recherche industrielle.

Autant la recherche fondamentale s’est imposée comme étant le propre des universités, autant la R&D, dont la fonction est de concevoir, développer et améliorer des produits et des process existants, est devenue presque exclusivement du ressort de l’industrie. Rosenberg et Nelson (1994, p. 340) précisent par ailleurs que « so too the work directly aimed at bringing into

practice and commercial use the next generation of products and processes. Industrial R&D is almost totally concentrated on this kind of work. In a few industries, some industrial firms may engage in longer run research more broadly oriented toward advancing understanding. But basic research in industry, although it accounts for more than one-fifth of all US basic research, constitutes only 5% of industrial R&D ». De plus, en raison notamment des

financements publics et de l’importance que les universités poursuivent, voire accentuent, leurs efforts en matière de recherche fondamentale, un amalgame s’est imposé entre la recherche universitaire ou académique et la recherche fondamentale. Il en résulte d’une part, que la recherche fondamentale va être considérée comme de la recherche publique et d’autre part, que les connaissances scientifiques vont apparaître comme des biens publics et seront considérées et traitées comme telles, notamment par les économistes.

Pour ce qui a trait plus précisément aux biens publics, ils sont traditionnellement définis dans la théorie économique, comme des biens dont les caractéristiques inhérentes en termes de non exclusion12 et de non rivalité13 rendent très improbable une prise en charge spontanée de leur production par le marché car il est difficile d’établir des « droits de propriété » ou « droits d’usage » sur ces biens. La défaillance des marchés justifient alors une prise en charge par l’Etat de la fourniture et de la préservation de ces biens. Les questions qui se posent aux décideurs publics sont alors de savoir quels biens publics l’Etat doit produire, en quelles quantités, et quels mécanismes doit-il mettre en place pour en assurer le financement. En économie, la contribution historique initiale est celle de Samuelson (1954) dont le cœur de l’analyse concernant la production efficiente des biens publics consiste à ce que le gouvernement s’engage lui-même dans la production de la connaissance, autorisant un usage gratuit et en finançant les coûts de production au moyen d’une taxation générale. C’est l’idée même que l’on retrouve chez Nelson (1959) et Arrow (1962). En fait, ils marquent le point de départ de l’émergence de toute une littérature consacrée à l’étude de la science au regard de l’analyse économique (notamment l’économie de la science). En effet, avant les

12 La notion de non exclusion est souvent définie comme le fait qu’il est impossible ou techniquement très coûteux d’interdire l’accès de ce bien ou service à ceux qui souhaitent en profiter. Il est donc difficile de leur faire payer le prix.

13 La notion de non rivalité est associée au fait que la consommation du bien public par un agent n’empêche pas la consommation de ce même bien par d’autres agents. On dit que le bien est « indivisible » ou qu’il n’est pas détruit par la consommation.

années 1960, peu d’économistes considèrent le rôle de la science comme pertinente dans l’innovation technologique. Rosenberg (1982) reprend d’ailleurs le concept de « boîte noire » (qu’a longtemps représenté la firme dans la pensée économique), pour qualifier l’avance technologique et souligner, comme Jean-Paul Karsenty, secrétaire géneral du Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (Haudeville, Héraud et Humbert, 1995, p. V), que « telle une donnée, énigmatique et familière à la fois, elle expliquait beaucoup, mais rien

ne l’expliquait ». Ainsi, avec Nelson (1959), Arrow (1962) ouvre un nouveau champ de

l’analyse économique en soulignant les problèmes inhérents au traitement de l’information en tant que bien marchand. Il qualifie l’information de bien public durable en nature en raison de ses qualités intrinsèques de non rivalité et de non exclusivité qui le rendent difficilement appropriable de manière exclusive, ce qui entraîne un problème d’incitation et de sous investissement privé dans la création de savoir socialement souhaitable. Concernant justement la question des connaissances scientifiques, on peut également noter que Arrow, dans son article de 1962, considère l’invention comme représentant la production de connaissances, c’est d’ailleurs par cette précision qu’il commence son article. De même, il ne fait pas de distinction entre connaissances scientifiques et information. La science est alors considérée sous l’angle des résultats scientifiques qui sont, dans cette optique, parfaitement codifiables et donc transmissibles. La différence entre les connaissances scientifiques nouvelles produites au regard de la science et celles produites dans le contexte de l’industrie repose sur les mécanismes de divulgation de l’information et d’allocation des ressources de ces deux institutions. La distinction entre science et industrie repose ainsi sur des problèmes d’incitation et d’allocation de ressources liés aux processus de production et de diffusion des résultats et des découvertes scientifiques. La production et l’usage de nouvelles connaissances scientifiques sont caractérisés par des propriétés d’incertitude, d’indivisibilité et de non rivalité, propriétés engendrant des défaillances en matière d’incitation et empêchant ainsi l’affectation optimale des ressources suivant des mécanismes de marché. L’objet de son article concerne de fait la manière de gérer des ressources dans des conditions d’incertitude intrinsèque. En effet, l’un des problèmes inhérents à la réalisation de projets de recherche fondamentale par les firmes est que cet investissement peut s’avérer hautement risqué, aucune certitude ne pouvant être établie quant aux résultats possibles et aux opportunités scientifiques ou technologiques pouvant découler de la conduite de ces recherches. En outre, les firmes doivent souvent mettre en œuvre d’importants investissements irrécupérables (sunk

investments) en recherche, en développement et en ingénierie avant de pouvoir

non profitables car, malgré des efforts de développement, la firme peut échouer à produire le bien voulu ou le bien peut tout simplement ne pas être une réussite d’un point de vue commercial. Il en résulte que les firmes ne trouvent guère d’incitations à mener des projets de recherche fondamentale.

Pour remédier à ce problème, le gouvernement se voit contraint de financer une institution spécifique, la science (académique) qui repose principalement sur deux règles particulières de fonctionnement : la règle de divulgation et la règle de priorité. La récompense prend la forme d’une reconnaissance par les pairs (de la « propriété morale » du scientifique sur l’objet produit, c’est-à-dire le savoir). A partir de là, c’est l’acte de divulgation du savoir qui induit et permet à la récompense de prendre forme. Ceci agit comme une incitation simultanée à la création de savoir et à sa large divulgation auprès des membres de la communauté qui établissent sa validité et mesurent collectivement ex post la valeur de l’apport qu’il constitue (mesurable par les citations). Plus précisément, ces règles, et tout particulièrement la règle de priorité (la divulgation étant liée à cette dernière), apparaissent comme des éléments régulateurs du système scientifique. Elles émanent de l’analyse de R. Merton, à l’origine de la sociologie des sciences dans les années 1940 et dont les travaux se donnent comme objectif d’une part, d’étudier les sciences en tant que réalités sociales14 afin d’aboutir à une insertion correcte de la science dans la société et d’autre part, de doter la science d’une structure normative. En effet, Merton identifie quatre normes caractéristiques de la science et de la communauté scientifique (Turner, 2003 ; Brahy, 2004) :

- l’universalisme : l’évaluation scientifique doit être indépendante de l’identité de l’auteur ; - le communisme : le produit de la recherche scientifique, autrement dit le savoir, doit être de propriété commune ;

- le désintéressement : le seul but que doivent poursuivre les scientifiques à travers les activités de recherche qu’ils mènent est de contribuer à la science. Dans cette optique, elles ne doivent donc pas faire l’objet d’une rémunération politique et/ou financière ;

- le scepticisme organisé : la communauté scientifique se doit de questionner systématiquement toutes les découvertes selon des critères empiriques et logiques déjà établis. Ces normes n’étant pas toujours respectées mais constituant une ambition partagée par les scientifiques (Brahy, 2004), durant une première période, la sociologie des sciences porte essentiellement sur les écarts de comportements des scientifiques envers ces normes idéales et

14 Ce qui est alors soumis à l’analyse sociologique est soit l’activité scientifique en tant qu’acteurs sociaux coopérant ou rivalisant selon des modalités particulières dans des institutions spécifiques, soit le rapport entre les scientifiques et l’ensemble de la société, soit les connaissances scientifiques elles-mêmes, dans leur contenu et dans leur structure.

sur l’étude des dysfonctionnements liés. Par exemple, un chercheur peut être tenté de garder des résultats secrets de peur de se voir « voler » une idée. Ainsi, un mécanisme d’incitation va être inséré dans cette structure de fonctionnement du monde académique avec le principe de priorité par lequel seules comptent au crédit d’un chercheur les découvertes ou innovations qu’il est le premier à faire connaître. Dans cette optique, afin d’obtenir la paternité d’une découverte et donc de se voir reconnaître une forme de propriété morale de celle-ci, le scientifique doit être le premier à publier. C’est ainsi le fait de publier et donc de divulguer et de partager la connaissance qui « enrichit » le chercheur, en ce sens qu’il accumule par ce biais un « capital de réputation » nécessaire à sa carrière et à l’obtention de budgets de recherche (ibid.). Pour Merton, ces normes garantissent le caractère unique et légitime de la science et lui donne un statut autonome au sein de la société (Turner, 2003).

Arguant que les connaissances constituent en partie un bien public, les économistes de l’innovation soutiendront que l’inventeur et l’innovateur ne peuvent s’en accaparer tous les bénéfices et qu’ils tendront à sous investir en recherche (Arrow, 1962). Le financement public permettrait, selon eux, de compenser l’effort des investisseurs et d’accroître le niveau des activités de recherche et de développement. Les articles de Nelson (1959) et de Arrow (1962) semblent donc apparaître comme une justification économique du financement de la recherche fondamentale par des fonds publics. Ils rationalisent l’argumentaire de la communauté scientifique tenu auprès du gouvernement afin d’obtenir davantage de soutien financier pour mener à bien leurs recherches. Il en résulte notamment un renforcement d’une part, de l’amalgame qui est fait entre la recherche fondamentale et la recherche publique et d’autre part, de ce traitement dichotomique de l’organisation des activités scientifiques, suivant les mécanismes d’allocations des ressources, des connaissances scientifiques : les mécanismes de marché et les mécanismes propres à la recherche publique.

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