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S CIENCE ET INDUSTRIE : UNE ORGANISATION DICHOTOMIQUE

1.2 Les rapports entre la science et l’industrie dans l’analyse économique : la prédominance de la technologie.

1.2.2 La problématique économique insiste davantage (voire exclusivement) sur la technologie

1.2.2.1. Les analyses économiques de l’innovation

Ainsi, pour ce qui a trait à l’économie de l’innovation, même si on retrouve des intuitions fortes chez Adam Smith ou David Ricardo ou que l’on trouve des éléments de théories également profonds chez Karl Marx ou Joseph Schumpeter, ce pan théorique consiste en un champ d’analyse relativement peu exploré jusqu’au début des années 1960, où se dessine une approche plus systématique de l’innovation technologique, avec notamment les travaux pionniers de Arrow (comme la théorie du learning by doing en 1962 qui conduira également aux théories de la croissance) et de Nelson (Guellec, 1999). Le premier courant

consiste en une approche néoclassique de l’innovation, en ce qu’elle retient les hypothèses standard de l’économie néoclassique (agents rationnels se coordonnant sur un équilibre, risque probabilisable). En dépit de l’avantage qu’offre cette approche en terme de conclusions rigoureuses dues à des hypothèses clairement définies et de la possibilité d’utiliser une instrumentation mathématique robuste, elle souffre de critiques notamment quant à son recours à la méthode de l’équilibre. En effet, certains économistes comme Schumpeter, soutiennent que le processus d’innovation est par définition source de déséquilibres sur les marchés en même temps qu’il en est la réponse.

En effet, parallèlement à ces modèles, émerge, au début du 20ème siècle, la pensée schumpétérienne. L’analyse de Schumpeter se focalise sur les effets des révolutions industrielles sur le développement économique. Ainsi, selon celle-ci, le profit, qui consiste en un surplus, résulte des modifications des conditions techniques de production, c’est-à-dire des innovations dont l’entrepreneur serait à l’origine. S’agissant des cycles économiques, l’analyse de Schumpeter énonce que la diffusion des innovations (ou plus précisément l’apparition de grappes d’innovations) dans la société expliquerait les phases ascendantes du cycle de Kondratiev ; alors que les inventions et les découvertes les plus importantes, qui seront sources d’innovations ultérieures, apparaîtraient dans la phase descendante. Ainsi, le progrès technique progresserait de manière discontinue, en ce sens où des innovations majeures vont engendrer d’autres innovations. Force est de noter que dans ces analyses, l’innovation n’est perçue qu’au regard des gains de productivité, tout comme la source des inventions est traitée comme exogène à l’économie. L’innovation technologique apparaît dans l’analyse économique pour rompre avec la conception traditionnelle de la fonction de production de l’entreprise qui détermine l’ensemble des quantités maximum de production d’un bien que la technique dominante du moment permet d’obtenir avec des combinaisons variées de ressources (les facteurs de production). C’est à Schumpeter, en 1912, que l’on doit la distinction entre inventions et innovations, qui a depuis été introduite dans l’analyse économique. Ainsi, une invention consiste en une idée, un modèle pour un produit ou un processus nouveau ou amélioré. Des brevets peuvent souvent, mais pas toujours, être déposés pour des inventions, mais ces dernières ne conduisent pas nécessairement à des innovations techniques (d’ailleurs la majorité n’y conduit pas). Selon Schumpeter, les découvertes ne constituent des innovations, au sens économique du terme, qu’à la suite d’une industrialisation et d’une introduction réussie sur un marché. Les découvertes, aussi prometteuses et novatrices soient-elles, doivent donc franchir le stade opérationnel pour pouvoir être assimilées à des innovations, sachant que « the chain of events from invention or

specification to social application is often long and hazardous » (Freeman, 1982, p. 7).

L’analyse schumpetérienne a également été marquée par le rôle déterminant attribué à l’entrepreneur dans ce processus complexe d’innovation. Le marché reste en outre le meilleur moyen de coordination des comportements économiques des individus. La science n’est pas considérée dans cette vision comme facteur de croissance, mais comme permettant d’engendrer de nouvelles innovations répondant elles aux mécanismes de marché. Une des incitations à innover qui en découle est celle liée au monopole temporaire que l’innovation confère aux producteurs de biens nouveaux. Ces analyses de l’innovation confortent cette idée qui s’est installée et selon laquelle la science évoluerait dans un milieu distinct, en dehors des mécanismes économiques. Ne répondant pas aux principes dictés par le marché, la science ne peut être analysée comme source de croissance. Elle s’apparente à un puits infini de connaissances dans lequel les innovations peuvent y prendre leur source.

Une approche alternative, d’inspiration schumpétérienne, sera développée au début des années 1980, surtout pour ce qui a trait à l’analyse du progrès technique. Cette théorie épousera alors la dichotomie science/technologie, en ce sens où elle va s’appuyer sur les firmes et la technologie, non seulement sans remettre en cause cette dichotomie, mais aussi, en s’y rapportant. Il s’agit de la théorie évolutionniste du changement technique, aujourd’hui courant majeur de l’économie de l’innovation, dont les précurseurs sont Nelson et Winter (1982). Le concept d’évolution émane lui-même de la théorie de l’évolution biologique de Darwin, en ce sens où les comportements des agents évoluent suivant des éléments d’héritage (Nelson et Winter parleront de « routines »), mais aussi des éléments de mutation (les comportements de search) (Corsani, 2000). Selon ces auteurs, l’entreprise qui est définie par l’ensemble des compétences qu’elle accumule au fur et à mesure de son activité, lorsqu’elle est placée devant l’inconnu, se hasarde rarement très loin en dehors de ses champs de compétences. Le processus d’innovation est un processus d’apprentissage, un processus cognitif présentant un degré élevé d’irréversibilité qui produit, suivant leur mode de construction, de nouvelles connaissances codifiées (connaissances qui sont comme inscrites sur un support afin d’être diffusées librement ou par l’intermédiaire d’un marché pour être réutilisées de manière aussi performante) et tacites (connaissances que les individus eux- mêmes ne peuvent parfaitement exprimer, mais qui peuvent être partagées par des individus ayant une expérience commune), autrement dit transférables ou non (Bouba-Olga, 2003). En outre, les agents économiques étant dotés de rationalité limitée, ils ne peuvent pas explorer l’ensemble des choix possibles comme dans le modèle néoclassique, leur processus d’exploration obéit de ce fait à des « routines », autrement dit à des procédures

prédéterminées et répétées. Considérant la coexistence des deux formes de connaissances, celles qui sont tacites sont plus difficiles à obtenir et à mémoriser en l’absence de support matériel. Les routines de l’entreprise, pour Nelson et Winter, apporteront à cette dernière cette capacité de mémorisation. A partir de là, il est évident que l’histoire de la firme va déterminer son évolution. Cette contrainte de sentier inscrivant progressivement l’entreprise dans une trajectoire technologique spécifique est dictée par les compétences que la firme a pu développer auparavant. Ce processus d’acquisition des connaissances est un processus interactif qui se développe tout d’abord au sein de la firme mais aussi entre elle et son milieu, son marché, le système technique auquel elle appartient ou encore ses réseaux. Ainsi, la capacité d’innovation de la firme est déterminée par son environnement. De même, les firmes qui survivront seront celles qui auront réussi à incorporer les routines nécessaires pour faire face au changement constant de l’environnement concurrentiel. Suivant ces modèles, la technologie est véritablement endogène à l’économie, en ce sens que les firmes créent et améliorent elles-mêmes leur technologie en utilisant « leur base de connaissances » qui est alors définie comme l’ensemble des inputs informationnels, des connaissances scientifiques, des savoir-faire et des compétences développés par les firmes. Suivant la vision du changement technologique de Dosi (1982, 1988), l’innovation est considérée comme un processus de résolution de problèmes particuliers qui se place dans le cadre lui-même particuliers de ceux qui mettent en œuvre ce processus. Ainsi, « la nature de la connaissance

donne au processus d’innovation l’image d’un processus d’apprentissage particulier, par nature cumulatif, spécifique et irréversible » (Gay et Picard, 2004, p. 8). Enfin, même si

l’innovation technologique apparaît, pour ces théories, non plus comme un modèle linéaire suivant lequel la recherche appliquée consiste en l’aboutissement de la recherche fondamentale, mais comme un processus systémique, complexe et interactif, à la fois poussé par la technologie et tiré par le marché (ibid.), ces théories de l’innovation ne laissent cependant que peu de place à l’étude de la production des connaissances scientifiques nouvelles. L’approche retenue est celle de connaissances nouvelles contribuant à la conception et la production d’innovations. Autrement dit, les deux mondes demeurent cloisonnés dans l’approche économique de l’innovation et la science n’entre toujours pas dans les considérations économiques. D’ailleurs, dans son ouvrage de 1982, « The Economics of

Industrial Innovation », Freeman met en avant que les économistes ont certes toujours

reconnu, d’un point de vue général, l’importance centrale des innovations technologiques pour le progrès économique, et ce, dès Adam Smith. Pourtant, le progrès technique auquel ils attribuent une grande part de la croissance est demeuré en marge des analyses économiques

en ce sens que ces dernières ne se sont pas employées à en expliciter les déterminants alors même que pour Freeman (1982), il n’aurait pas été déraisonnable de s’attarder sur l’éducation, la recherche et le développement expérimental, en tant que facteurs fondamentaux dans le processus de croissance, reléguant ainsi l’investissement en capital au rôle de facteur intermédiaire. Plus généralement, dans les années 1970 et 1980, divers auteurs comme Freeman et Mansfield par exemple, ont en effet développé des approches alternatives de l’innovation, en s’interrogeant notamment sur le rôle de la recherche académique.

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