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Chapitre III : Aspects de la culture italienne en France en France

A. Les Italiens se racontent

1. Par-delà les clichés…

Tous les auteurs italiens de livres documentaires semblent animés par le même souci de ne pas laisser aux étrangers l’exclusivité des commentaires sur leur pays et leurs compatriotes. L’écrivain Curzo Malaparte et le journaliste Luigi Barzini sont de ceux qui l’expriment le plus ouvertement, allant même jusqu’à faire de cette aspiration leur principale motivation à prendre la plume. Ils n’hésitent pas à accuser les observateurs étrangers de malveillance. Ainsi, Malaparte écrit :

« Si bien qu’il n’existe pas de portraits d’Italiens peints par des Italiens, mais par des étrangers. Et, ceux-ci, il ne faut pas s’y fier. Non qu’ils ne sachent faire un portrait, mais parce qu’ils ne croient pas que les Italiens sont tels qu’ils sont, et ainsi ils ne les estiment pas selon leur mérite. […] Les Italiens sont le peuple le plus diffamé du monde, on ne sait pourquoi. »627

Luigi Barzini dresse à peu près le même constat :

« Il existe des milliers de livres écrits par des étrangers. […] Leurs meilleurs livres sur l’Italie contiennent souvent d’intuitives fulgurations et quelques vérités révélatrices dans un amas de lieux commun, de jugements superficiels, d’acceptations serviles de notions préconçues, d’informations fausses et de mots italiens mal orthographiés. »628

Ces observations amères, de deux auteurs ayant séjourné à l’étranger, notamment en France, en disent long à elles-seules sur les écarts entre une identité nationale telle qu’elle est perçue dans un pays et sa représentation à l’étranger.

627 C. MALAPARTE, op. cit., p. 11-12.

Luigi Barzini, qui s’adresse plus spécialement il est vrai à des lecteurs américains (mais la traduction de son livre initialement publié en anglais démontre que son propos vise également les Français), cherche le plus nettement à rétablir l’équilibre dans le champ des relations interculturelles. Il écrit à propos de l’Italie :

« Je veux tracer d’elle le portrait le plus honnête qu’il me soit possible. »629

Il présente son ouvrage comme « un essai, ou plus exactement comme un essay dans le sens anglais du mot, c’est-à-dire une tentative personnelle et forcément limitée »630

dont l’objet est de cerner le « caractère national » italien. Il commence, dans les trois premiers chapitres, par décrire et tenter d’expliquer la fascination des étrangers pour son pays, que ce soit à travers le tourisme de masse (« L’invasion pacifique »), ou sous des formes anciennes et successives (« Le pèlerinage éternel »)631

. Cette irrésistible attraction, dont il démonte les ressorts dans un chapitre consacré au « charme fatal de l’Italie », tient selon lui précisément au caractère national italien. Ce ne sont donc pas les musées, les vestiges et les œuvres d’art qui expliquent l’engouement des touristes, ou pas seulement, mais quelque chose de plus subtil et impalpable dont les étrangers eux-mêmes n’ont pas toujours conscience. Ils s’appliquent scrupuleusement à suivre « la routine telle que la prescrivaient les guides » et n’oublient « aucune des choses dont ils disaient qu’il fallait les voir »632

, même si pour ces cicérones austères « seuls les Italiens morts étaient considérés comme dignes d’attention, et d’autant plus dignes qu’ils étaient morts depuis longtemps »633

. Barzini propose une autre interprétation de ces comportements, propre à encourager bien habilement de nouvelles vagues de visiteurs :

« Nous soupçonnons à présent que les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle venaient inconsciemment pour jouir d’intermèdes de plaisir parmi les Italiens vivants, plutôt que de leçons de l’histoire ancienne parmi les Italiens morts et que ces intermèdes rendaient plus légères les sérieuses leçons de culture, au point de donner à tout leur séjour un charme inépuisable. »634

Voilà une théorie fort plaisamment argumentée et qui présente l’avantage de répondre aux détracteurs du sight seeing et du tourisme de masse qui constitue une manne financière pour son pays.

629 Ibid., p. 8.

630 L. BARZINI, op. cit., p. 16.

631 Ibid., p. 52 : « Après la sainte Italie du Moyen Age, l’Italie profane de la Renaissance, l’Italie de l’ostentation, de la corruption, de la superstition, nous avons [au XVIIIe siècle] l’Italie propédeutique ou l’école supérieure de l’Univers. »

632 Ibid., p. 53.

633 Ibid., p. 55.

Bocca, pour sa part, ne semble pas se préoccuper aussi clairement des regards extérieurs. Son ouvrage, traduit de l’italien, est d’abord destiné aux Italiens eux-mêmes. Mais sa démarche n’est pas si éloignée. Il entend dévoiler les secrets du « miracle » à l’italienne. Il ne le fait pas sur le temps long, comme Barzini, mais sur un temps plus ramassé qui est celui de l’après-guerre. Il ne le fait pas à partir de figures emblématiques, comme Barzini (Casanova et Cagliostro, Cola di Rienzo, Machiavel et Guichardin, Mussolini…), mais à partir d’objets-totem (« L’Italien-automobile », « L’Italien-télé », « L’Italien-transistor ») ou de villes (« La capitale politique », « La capitale industrielle », « La capitale économique »). Son objet d’étude n’est pas le caractère national mais la société de consommation « à l’italienne » et ses rites, ses symboles, ses idoles (« Le veau d’or », « Les demi-dieux »).

Il existe d’autres des points de rencontre entre les deux auteurs, qui ne sont pas si anecdotiques. Le premier est la présence discrète ou obsédante de l’Amérique. Bien sûr, Barzini précise que son livre « a été écrit pour les étrangers, en particuliers pour les Américains »635

et, de ce fait, il multiplie les références, notamment littéraires, au monde anglo-saxon. Mais c’est Bocca qui affirme le plus nettement l’importance du modèle américain dans l’Italie contemporaine qu’il décrit :

« Une Italie américanisée, peut-être le pays d’Europe le plus américanisé. […] Se trouve-t-on devant une Italie américanisée à cause de sa vitalité ou une Italie qui subit, ne sachant comment se défendre, le way of life de ses maîtres ? C’est difficile à dire, on ne sait jamais très bien où une chose commence et où une autre finit. On sait seulement que, comparés à l’Amérique, nous sommes en retard et différents. »636

Une Amérique étalon, donc, qui ne peu qu’accréditer aux yeux des lecteurs français une inféodation diversement appréciée. Une Amérique étalon également, qui révèle une certaine forme d’errance de l’identité italienne face aux bouleversements de la modernité, qui n’est cependant jamais abordée en tant que telle, mais de biais, à travers les effets de la modernisation sur les conditions sociales des Italiens.

Le troisième point de rencontre pourrait être plus diffus encore et résider dans une vision assez noire de l’Italie comme royaume des illusions, et plus encore des illusions perdues. Barzini fonde son argumentation sur un constat amer en forme d’interrogation :

« Une des principales causes de perplexité où l’on se débat à chaque pas en considérant les choses d’Italie […] est l’absurde discordance entre l’excellence d’une

635 Ibid., p. 17.

grande partie des Italiens pris individuellement et le destin généralement malheureux de leur pays à travers les siècles. »637

La perplexité des étrangers à l’égard des choses d’Italie et le destin malheureux de ce pays s’expliquent, selon l’auteur, par une caractéristique du caractère national qui est d’user et d’abuser de son génie du spectacle :

« Dans les autres parties du monde, la réalité prend toujours la préséance et l’aspect extérieur est considéré comme utile mais secondaire. Ici au contraire, l’apparence est aussi importante, souvent plus importante que la réalité. […] Quelle que soit la raison le résultat est que, à tout moment, la forme et la réalité sont considérées comme une seule et même chose. L’une ne peut exister sans l’autre. L’expression s’identifie à la chose qu’on exprime. Cette confiance dans les symboles et dans les spectacles doit être bien saisie si on veut comprendre l’Italie, son histoire, ses mœurs, sa civilisation, ses coutumes et prévoir son avenir. »638

Les Italiens seraient-ils de la sorte les premiers responsables de la distorsion des images ? Seraient-ils les éternelles victimes des excès de leur caractère national dont « certaines tendances sont parfois nettes et constantes à travers le temps » et « changent très lentement » ?639

Pour Bocca, la question ne se pose pas exactement en ces termes, mais le problème de l’illusion, des faux-semblants, demeure au cœur de sa démarche. Son constat de départ paraît au premier abord très positif puisque c’est celui d’une Italie qui a gagné sa place dans le mouvement de la modernité, une Italie championne de la société de consommation :

« Italie, boum ! Bouleversée, transformée, hypnotisée par le bien être et ses mythes. »640

On voit bien, néanmoins, à travers l’ambiguïté de cette formule, qu’il envisage ce phénomène comme une altération des équilibres de la société italienne par l’adoption d’un mode de vie inspiré d’un modèle exogène : le modèle américain. Or, la société de consommation apparaît pour lui essentiellement comme une machine à produire du bien-être mais aussi, et presque surtout, des illusions. De son point de vue, il s’agit donc de voir au-delà des apparences dorées du « miracle » économique et parfois de retrouver « une Italie qui demeure dans l’Italie qui change »641

.

637 L. BARZINI, op. cit., p. 10.

638 Ibid., p. 125.

639 Ibid., p. 9.

640 G. BOCCA, op. cit., p. 7.

La question, sans être formulée explicitement, s’exhale de l’ensemble des livres documentaires. Quelles que soient les réponses apportées, ils invitent les lecteurs à traverser les trompe-l’œil et à dépasser les faux-semblants.

2. … et les idoles…

L’Italie de Barzini aurait donc deux facettes, l’une riante, attractive voire irrésistible, notamment pour les étrangers, l’autre cachée et, sans doute pour cela, inquiétante. Tout se passe comme si les Italiens s’étaient mis d’accord depuis des siècles pour offrir à leurs visiteurs un spectacle permanent et, bien souvent, c’est tout ce que ces derniers retiennent de ce pays :

« L’animation extraordinaire, la vivacité des couleurs, l’abondance désordonnée de tous les biens de Dieu, les uniformes militaires et les robes ecclésiastiques, les figures expressives, la gesticulation révélatrice, le bruit : voici certaines des premières impressions superficielles qu’on a en Italie. »642

La perplexité des étrangers devant les choses d’Italie ne se limite pas, de ce fait, au constat de son malheur endémique. Elle touche plus largement le fonctionnement même de la société italienne et notamment le domaine politique, dans un sentiment d’incompréhension doublé d’un certain mépris :

« Les problèmes de l’Italie contemporaine sont trop troublants et difficiles à comprendre : les événements de la politique locale ont toujours parus mystérieux et négligeables. »643

Il s’agit, pour l’auteur, de l’expression d’un trouble face au soupçon que tout, en Italie, pourrait être un spectacle et qu’il n’y a jamais vraiment de moyen de savoir à quoi s’en tenir :

« Des diplomates étrangers séjournant à Rome disent avec désespoir : « L’Italie est le contraire de la Russie. À Moscou, rien n’est connu et pourtant tout est clair. À Rome, tout est public, il n’y a pas de secrets, tout le monde parle, les choses sont parfois criées sur les toits, et pourtant personne n’y comprend rien ». »644

Le même constat est fait à propos du miracle économique italien, non sur le fond, mais sur la forme, comme à Milan :

642 L. BARZINI, op. cit., p. 97.

643 Ibid., p. 33.

« Quand vous observez de plus près les choses à Milan, même celles qui visent à être extrêmement efficaces, glaciales et modernes […] vous commencez à avoir des soupçons et à remarquer à un moment donné que beaucoup de choses sont un peu trop, et avec trop d’ostentation, ce qu’elles prétendent être. »645

Cependant, s’empresse de préciser l’auteur, il n’est pas forcément vrai que la vie politique italienne soit désordonnée, il n’est pas forcément vrai que la réussite économique de Milan ne soit qu’une façade, il est simplement difficile de savoir où s’arrête et où commence l’illusion. La question demeure alors de comprendre « l’importance du spectacle ». Barzini propose à ce sujet une explication en trois temps :

« Le premier but désintéressé du spectacle est de rendre la vie acceptable. […]

« Le spectacle n’est cependant pas toujours purement désintéressé. Il est souvent donné pour promouvoir les intérêts de l’acteur et ceux de sa famille, de ses amis et de ses protégés.

« Parfois monter un spectacle est le seul moyen pathétique de se révolter contre la destinée, de faire face aux injustices de la vie avec l’une des rares armes utilisables par des gens désespérés et braves : l’imagination. »646

C’est que depuis des siècles, et encore dans les années soixante, l’auteur considère que l’Italien est accablé par quatre « mauvais génies » qui sont la pauvreté, l’ignorance, l’injustice et la crainte. Pour faire face à la dureté de la vie, il doit utiliser les armes qui sont à sa disposition et notamment celles qui lui sont les plus naturelles, comme le virtuosismo, qui s’exprime si bien dans le domaine des arts et de l’illusion. Barzini analyse ainsi, dans un second temps de sa démonstration, les composantes et les effets de ce goût du spectacle sur l’existence même des Italiens. Cette analyse est conduite dans une perspective diachronique et à travers un certain nombre de personnages clés dont certains donnent leur nom aux chapitres : « L’illusion et Cagliostro », « Cola di Rienzo ou l’obsession de l’antiquité », « Mussolini ou les limites de l’habileté spectaculaire », « le réalisme et Guichardin ». La plupart de ses références, on le voit, à l’exception notable et presque inévitable de Mussolini, sont puisées dans un passé reculé, de la Renaissance au XVIIIe

siècle et les héros sont rarement « positifs » (Guichardin mis à part), mais tous tellement « italiens ».

De la virtuosité à la grandeur, qu’est-ce qui empêche les Italiens de franchir le pas ? Il y a peu de héros en Italie, le caractère national ne favorise pas leur éclosion, « ceux dont la destinée est de pousser leurs concitoyens par l’exemple et par la pensée vers la grandeur

645 Ibid., p. 101.