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Au terme de ce chapitre sur le tourisme français en Italie, il s’agit de revenir sur la question délicate du poids des contacts directs entre Français et Italiens, occasionnés par les séjours touristiques dans la Péninsule, sur l’évolution des représentations de l’italianité. La réponse n’est pas aisée et appelle la prudence dans l’analyse. Toutefois, la progression de notre étude a révélé des éléments susceptibles de l’éclairer.

Tout d’abord, l’accent doit être mis sur l’importance du phénomène. Plus que jamais auparavant, les Français ont dans les années soixante la possibilité de franchir les Alpes et plusieurs millions d’entre eux se laissent tenter chaque année. Force est de constater que le « désir d’Italie »569

est toujours aussi vivace que par le passé, à la différence que désormais cette aspiration ne passe plus nécessairement par une procuration délivrée aux plus fortunés, qui, au retour de leur voyage, font partager par écrit leurs impressions. Nombre de Français sont amenés à vivre leur propre expérience du « voyage d’Italie », donnant sans doute ainsi plus d’acuité au sentiment de proximité avec la voisine transalpine. Mais l’expérience diverge-t-elle de celles des illustres prédécesseurs qui, d’une certaine manière, ont laissé des traces dans lesquelles on se contente de mettre ses pas ? Rien n’est moins sûr.

On peut considérer que l’autonomie acquise dans les moyens de transport, grâce en particulier à la voiture, permet probablement de suivre une voie plus personnelle, de s’arrêter en toute liberté en des lieux choisis et d’y rencontrer des habitants avec lesquels on noue des contacts qui dépassent la cadre de l’échange commercial propre au tourisme. Or, bien des indices nous ont montré que les comportements touristiques, au niveau des motivations et des destinations, répondent à une norme établie par une représentation profondément ancrée dans l’imaginaire collectif des attraits de la Péninsule. Le touriste, souvent conscient de sa condition, au point parfois de tenter d’y échapper, demeure néanmoins contraint dans son approche d’un pays étranger par une multiplicité de contingences matérielles, mais aussi socioculturelles. Les contingences matérielles relèvent des deux ordres majeurs de l’espace et du temps qui s’incarnent dans la durée du séjour et dans les conditions d’accès, de parcours et d’hébergement. Tous ces éléments, quelle que soit la bonne volonté du touriste, limitent son champ de vision et les possibilités de contacts avec la population et son mode de vie. C’est ainsi que nombre de touristes interrogés sur le déroulement de leurs vacances à l’étranger manifestent le désir de mieux connaître le pays visité et déplorent les restrictions qu’ils ont

ressenties au cours de leurs séjours et qu’ils imputent le plus souvent au manque de temps570

.

569 Nous reprenons ici le titre d’un ouvrage : J.-N. SCHIFANO, Désir d’Italie, Paris, Gallimard, 1992.

570 Voir à ce propos les entretiens semi-dirigés menés par Olivier Burgelin (O. BURGELIN, « Le tourisme jugé… », art. cit., p. 77).

Le touriste est par définition un être pressé et pour gagner du temps, voir ce qui doit être vu, faire ce qui doit être fait selon les prescriptions culturelles qui lui ont été inculquées à l’école, dans son milieu social, à travers la lecture des guides…laisse échapper bien des subtilités, des nuances. Au voyage sans trop de détours ni d’imprévus répond une image de l’Italie encore tout imprégnée de clichés, de stéréotypes, de lieux communs.

L’Italie apparaît comme un pays à double visage dont une facette est composée de beaux paysages ensoleillés et l’autre porte les reliques d’une riche histoire. Le tableau est ici figé et ne laisse, à de rares exceptions près, guère de place aux évolutions contemporaines. L’expérience de l’Italie est avant tout esthétique, à se rendre « ivre de beauté »571

selon Aragon. Jean Giono, pour sa part, exprime d’une manière significative un type d’approche du pays sans doute répandu :

« Est-il besoin de dire que je ne suis pas venu ici pour connaître l’Italie mais pour être heureux ? »572

Dans ces conditions quelle place tiennent les habitants d’un pays transformé en théâtre du bonheur ? Assurément, le temps du mépris où les voyageurs considéraient les Italiens comme la principale tare de l’Italie est révolu, mais ils demeurent cantonnés à un second rôle, celui de rendre agréable le séjour par leur caractère pittoresque, mis en exergue par les guides. On peut donc se demander si les Français sont nombreux, à l’instar de NoëlCalef, à partir voir « vivre l’Italie ». L’écrivain voyageur écrit à son retour :

« Nous sommes revenus […] après avoir en parcouru 12 000 kilomètres, enrichis par quatre mois de contacts constants avec des hommes dont les soucis et les espoirs n’étaient pas les nôtres. »573

Il faut bien évidemment se méfier de toute généralisation et prendre en compte la diversité des comportements individuels mais la tendance générale paraît s’écarter du projet de l’auteur d’Ascenseur pour l’échafaud. Faut-il pour expliquer le relatif désintérêt des touristes à l’égard de leurs hôtes suivre le correspondant du journal Le Monde à Rome ? Celui-ci raconte comment il estime les Français reconnaissables entre les tous les touristes :

« C’est à leur démarche que je le reconnais. Si les Allemands avancent avec une égale assurance, seuls les Français s’octroient le privilège de fouler avec cette autorité le sol d’autrui. »574

571 ARAGON, Le Roman inachevé, Paris, Gallimard, 1956 : « Italia mea » p. 140.

572 J. GIONO, op. cit., p. 54.

573 N. CALEF, op. cit., p. 9.

Si le ton est à la boutade, certes incisive, il reste que le journaliste exprime à son tour un trait de caractère national, souvent relevé, qui fait des Français des individus assurés de leur supériorité575

. Aux évocations stéréotypées de l’Italie et des Italiens, il serait fort peu inspiré de répondre par un cliché sur le caractère français. Pourtant, il semble que dans leurs rapports directs avec leurs voisins transalpins, les Français, sans qu’on puisse trouver les signes d’un dénigrement, tendent à les maintenir dans un rôle pittoresque leur portant un regard non dénué de condescendance.