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géographique de l’immigration italienne

Carte 2. répartition des origines régionales

C. L’immigration italienne devant l’opinion française

3. Les Méridionaux stigmatisés

Si l’empathie des communistes à l’égard de l’immigration italienne répond à des objectifs politiques à peine dissimulés, il reste que leur engagement en fait des porte-parole diffusant dans l’opinion, au moins dans les catégories ouvrières, une image des Italiens moins conforme à l’idéal-type de l’intégration. Toutefois, à la fin de la décennie, les communistes n’échappent pas à la tendance générale qui relègue l’immigration italienne en arrière-plan des préoccupations migratoires. Lors des événements de 1968, ils doivent faire face aux critiques des gauchistes qui leur reprochent de trop s’intéresser aux migrants européens en particulier italiens308

. Soucieux de maintenir sa place dominante dans le camp révolutionnaire, de rester au plus près des réalités sociales et de paraître tourné vers l’avenir, le PCF se tourne vers l’immigration en provenance du tiers -monde.

Mais, jusque-là l’activité communiste n’aura sans doute pas été inutile. En éclairant les difficultés sociales des migrants, elle aura peut-être permis de surmonter le courant toujours vigoureux des préjugés et des stéréotypes entretenu par la présence des Méridionaux dans l’immigration italienne.

3. Les Méridionaux stigmatisés

La distinction entre Italiens du Nord et Méridionaux dans l’opinion ne date pas de l’arrivée plus massive de ces derniers dans l’Hexagone. Pour la période de l’entre-deux-guerres, on pouvait déjà remarquer que « la gravité des critiques d’ordre moral se nuançait en fonction de l’origine géographique des immigrés »309

. Ces critiques sont beaucoup plus appuyées pour les migrants en provenance du Sud. Après-guerre, l’appréciation négative trouve un écho auprès de ceux qui sont chargés de la politique migratoire. Alexandre Parodi écrit en février 1946 au ministre des Affaires étrangères :

« Il paraît nécessaire de n’engager que des sujets italiens en provenance des provinces du Nord : l’immigration dans notre pays de Siciliens, de Calabrais, de Napolitains présentant les inconvénients que l’on connaît. »310

304 Ibid, 7 mars 1964, p. 426.

305 Ibid, 16 mars 1963, p. 68-69.

306 Ibid, 20 avril 1963, p. 2643-2644.

307 Ibid, 13 mars 1964, p. 473-474.

308 B. GRANOTIER, op. cit., p. 255.

309 R. SCHOR, « L’image de l’Italien dans la France de l’entre-deux-guerres », in P. MILZA (dir.), Les Italiens

en France de 1914 à 1940, op. cit., p. 100.

Nous savons que la recommandation ne pourra être suivie d’effets et que ces indésirables sont de plus en plus nombreux à venir s’installer en France. Quels sont donc les inconvénients, évoqués par Parodi, qui distinguent les Méridionaux et les insulaires des autres migrants transalpins ?

Les géographes qui ont travaillé sur la communauté italienne au début des années soixante semblent avoir intégré le préjugé — démontrant au passage la force de celui-ci qui traverse l’ensemble du corps social dans sa verticalité — nous fournissent des éléments de réponse. Henri Desplanques écrit ainsi dans son étude sur la région Nord :

« L’ouvrier issu du Nord était plus évolué, plus préparé, plus travailleur et aussi plus exigeant. Celui du Sud se montre plus souple, est plus épargnant et reste très attaché à sa famille, à son bourg natal, il part le plus souvent avec l’espoir de ramasser un petit pécule et de revenir chez lui, mais son rendement au travail est peut-être moins élevé »311.

Pour Henri Mogilewski, les migrants venant des provinces du Nord dans la région parisienne sont « souvent appréciés par leur habileté, leur courage et leur facilité d’adaptation ; alors que leurs compatriotes du Sud sont repliés sur eux-mêmes »312

. La critique porte donc sur deux aspects : difficulté d’adaptation et moindre ardeur au travail. Concernant le premier aspect, Annick Mallet explique dans son étude sociologique des usines de Jœuf que « les Nordistes sont mieux intégrés et plus près à bien des égards des Français que leurs compatriotes sudistes »313

. Le point de vue de cette distance culturelle plus grande est amplement partagé. Renée Rochefort qui s’est intéressée aux Sardes et Siciliens implantés en Lorraine, observe — avec moins de préjugés, il faut le dire que ses collègues — que la survivance des vieilles coutumes intrigue tous les voisins ou les assistantes sociales314

. Concernant les capacités de travail supposées moindres des Méridionaux, les dirigeants d’entreprise paraissent entériner le stéréotype. Interrogé par la revue Esprit, un membre de la direction générale de la Société lorraine de laminage continu (Sollac) indique :

« Ces immigrants du Sud n’ont rien en commun avec leurs compatriotes venus en France il y a dix ou vingt ans et déjà fortement enracinés chez nous. Aussi bien sur le plan professionnel que sur le plan culturel, il n’y a aucune comparaison »315.

Au service du personnel des Houillères de Lorraine, les Siciliens sont jugés « irréguliers et quelques fois plus lents »316

.

311 H. DESPLANQUES, op. cit., p. 16.

312 H. MOGILEWSKI, op. cit., p. 14.

313 A. MALLET, op. cit., p. 274.

314 R. ROCHEFORT, op. cit., p. 282.

315 « Interview à la Sollac », Esprit, n°348, avril 1966, p. 687.

Le travail de Renée Rochefort est également riche d’enseignement sur la perception des mœurs et des comportements des Méridionaux qui n’a que peu évolué depuis la fin du siècle précédent.

« À l’égard des Italiens, les patrons de bar sont généralement plus sévères, leur reprochant de demeurer des heures à parler, gesticuler, se quereller parfois, de décourager les clients autochtones et de chercher la bagarre plus d’une fois […] C’est ici surtout [dans les cités ouvrières] que les radios ont tendance à hurler pour gêner le voisin qui dort après son travail de nuit, que les ménagères se prennent littéralement par les cheveux et que les hommes menacent de se trancher la gorge au couteau, ce qu’à vrai dire ils ne font jamais, mais ils manient un peu trop volontiers l’instrument »317.

Force est de constater que les derniers arrivés en provenance du Sud réactivent et entretiennent des stéréotypes forgés de longue date qui font des Italiens des « manieurs de couteau » exubérants. Ici se mêlent dans la définition de l’opinion, la force et la pérennité des représentations dans l’inconscient collectif et les comportements typiques de migrants récemment installés, marqués par l’instabilité. Toutefois à cette violence consubstantielle des premiers temps de l’immigration, s’ajoute aux yeux des Français un trait plus spécifique à ces Italiens du Sud. Originaires d’une région où règne la mafia, à l’image mythifiée, et où subsistent des modes de relations sociales archaïques fondées sur un sens de l’honneur exacerbé, ces Italiens seraient plus portés au crime.

Certes, on peut constater de manière globale que dans certaines régions « la deuxième vague migratoire qui arrive de 1945 à 1962 ne modifie en rien l’ancienne image négative car elle tire encore une fois son origine d’une émigration économique, composée de jeunes gens célibataires et vivant souvent en groupes. Il suffit ici de consulter la rubrique des faits divers du journal La Voix du Nord pour y relever les patronymes italiens dans les rixes ou les affaires de menus larcins. »318

Mais à y regarder de plus près, les migrants incriminés sont bien souvent des Méridionaux, et leur origine géographique est très souvent mise en exergue par les journaux en guise d’explication à des comportements qui peuvent paraître aberrants.

On peut ainsi citer la Une de France-soir en novembre 1958 : « vendetta calabraise à Nice »319

. Ce genre de titre étonne peu dans ce quotidien populaire qui a fait sa fortune des faits divers, mais le récit d’un crime commis par un « travailleur honnête et courageux » de cinquante ans « pour sauver l’honneur et l’avenir de sa petite fille » dans un journal qui tire à 800 000 exemplaires renseigne sur l’étendue de la diffusion du stéréotype. Celui-ci ne touche

317 Ibid., p. 272 et 297.

318 R. DAMIANI, « L’image des Italiens dans le Nord-Pas-de-Calais (seconde moitié du XIXe et XXe siècle). Du Macaroni au Rital puis à l’Italien », Franco-Italica, n°8, 1995, p. 129.

pas seulement les lecteurs de France-soir. Le Monde, qui s’adresse à un public plus choisi, le véhicule pareillement. En octobre 1959, il publie un long compte-rendu d’un procès d’une « vendetta sicilienne » aux assises de l’Isère320

. La conclusion du correspondant du journal en dit long sur la perception du fossé culturel creusé entre les Français et ces « simples assez frustres, venu chercher en France un peu plus de travail et un peu moins de misère ». Il écrit :

« Les jurés auront à se prononcer qu’ils aient ou non tout compris de ces hommes et de cette femme qui demeurent des étrangers . »

La perception de l’altérité semble donc bien plus accusée dans le contact entre Français et Méridionaux.