• Aucun résultat trouvé

Chapitre II : Le tourisme français en Italie

Carte 4. Distribution des préférences des touristes français par région italienne

2. Une littérature éclectique

La littérature touristique sur l’Italie répond par son abondance433

à la forte demande et par sa diversité aux différents attraits de la Péninsule. Si une dizaine d’ouvrages traitent de l’Italie dans son ensemble, les autres, soit une trentaine, sont consacrés à des régions ou des villes. La richesse des grandes villes d’art italiennes conduit même Georges Pillement, dans sa description minutieuse de L’Italie inconnue, à exclure les plus connues d’entre elles, arguant qu’ « il faut tout un volume pour guider le lecteur à Venise, à Milan, à Rome et à Florence »434

. On retrouve sans grande surprise parmi les guides régionaux ou locaux les principales zones d’attraction touristique. Rome (neuf titres), Florence (quatre titres), Venise et Naples (trois titres) figurent en tête de cette production éditoriale.

L’offre éditoriale est d’autre part extrêmement diversifiée, en raison de la concurrence croissante sur le marché florissant et en pleine expansion des guides touristiques. Les maisons d’édition développent des collections spécialisées qui tendent à s’adapter à l’évolution de la demande et à la variété des attentes des lecteurs. La diversité des guides reflète ainsi la diversité du public dont le spectre socioculturel s’élargit.

En outre, tous ces guides n’ont pas la même vocation dans leur utilisation : certains invitent au voyage autant qu’ils permettent de le préparer, d’autres, sans négliger la phase de préparation, sont essentiellement destinés à accompagner le lecteur au cours de son séjour. Il en est ainsi qui se sont adaptés, voire dévoués, aux évolutions des pratiques touristiques et notamment au règne de l’automobile. Georges Pillement note dans la préface de son Italie inconnue :

« Le tourisme, tel qu’on le comprend à notre époque, avec toutes les facilités que procure l’automobile, est un tourisme itinérant, alors que le voyageur qui naguère ne connaissait que le chemin de fer était obligé de ne visiter que les villes d’art les plus accessibles et les plus riches, où il s’attardait volontiers. Nous pouvons, en voiture, sans fatigue et sans effort, nous accorder les crochets et les écarts qui nous permettrons de voir des châteaux, des abbayes, des petites villes qui étaient d’un accès difficile »435.

433 Un recensement effectué dans les répertoires de la Bibliothèque nationale nous a permis de relever, entre 1958 et 1968, la publication de 44 ouvrages. Certains de ces guides connaissent plusieurs rééditions au cours de la période : Guide Michelin (8 éditions), Guide Bleu (4 éditions), Guide Nagel (3 éditions).

434 G. PILLEMENT, L’Italie inconnue, Centre, Paris, Grasset, 1963, Préface (non paginée).

Enfin, ces guides répondent à différentes manières de concevoir et d’envisager les vacances dans un pays étranger : s’agit-il de parfaire sa culture et de voir concrètement les monuments et les œuvres qui peuplent un imaginaire intellectuel, s’agit-il de s’ouvrir à un autre peuple et de s’imprégner de sa différence, de son art de vivre, s’agit-il tout simplement d’être heureux, de s’évader, de bien profiter de ses vacances ?

Une enquête menée au milieu des années soixante au sein d’un échantillon essentiellement représentatif de la « bourgeoisie », nous permet d’envisager le mouvement très sensible alors de renouvellement des formes du tourisme. Outre le tourisme culturel, associé à la pratique du sight seeing, les personnes interrogées se déclarent concernées par deux autres formes de conception. La première, dont la principale vocation est justement de rompre avec la fascination du décor, consiste en une recherche d’authenticité qui se réalise par le biais de l’imprégnation, de la découverte et de l’aventure. Le touriste se dit alors surtout intéressé par la dimension humaine du pays visité, le bénéfice attendu étant de s’enrichir de nouvelles expériences. La seconde est liée à un besoin de repos et consiste en une recherche de dépaysement, d’absence de contrainte sociale (liberté) et d’une certaine sensualité436

.

À partir de ces éléments, il est possible de distinguer trois types de guides : les « précis d’ethnographie », les guides culturels, les guides pratiques.

Nous qualifions de « précis ethnographiques » les ouvrages qui offrent essentiellement un contenu consacré à une présentation de l’Italie sous ces différentes facettes, en mettant l’accent sur les caractères et les comportements socioculturels des Italiens. Ces ouvrages se constituent à la limite du genre en raison de la proximité de leur contenu avec des approches développées dans d’autres domaines éditoriaux, plus spécialisés voire scientifiques437

. Il s’agit pourtant bien de guides, et non d’enquêtes sociologiques ou anthropologiques, dont le propos est de faire découvrir sous un angle particulier un pays que le lecteur va ou pourrait aller découvrir dans le cadre d’un voyage de tourisme. Dans l’avant-propos de L’Italie d’hier et d’aujourd’hui, Jean-Louis Vaudoyer, membre de l’Académie française, en exposant l’utilisation que les lecteurs peuvent faire de ce livre en particulier, définit la fonction de ce type d’ouvrage :

« Par son texte, par ses illustrations, le livre que voici me semble propre à toucher, à satisfaire, à enchanter au moins trois catégories de lecteurs « italophiles ». D’abord ceux qui n’ont jamais été en Italie, et qui, rêvant d’elle, trouveront ici de quoi exciter leur impatience, aiguiser leur appétit ; ensuite, ceux qui partant pour l’Italie, emporteront ce

436 O. BURGELIN, art. cit.

437 Cette dimension documentaire conduit parfois à une utilisation détournée de ces ouvrages. L’association des professeurs de langues vivantes de l’enseignement public conseille aux enseignants d’italien le volume consacré à l’Italie dans la collection « Petite planète » comme instrument de documentation, le rangeant dans la rubrique « histoire et civilisation » (Les Langues modernes, n°4, juillet-août 1964, p. 136).

livre avec eux et en feront là-bas leur compagnon, leur ami et, comme on disait autrefois, leurs « délices » ; enfin ceux qui, de retour au logis, pourront grâce à ce reliquaire, revivre de beaux voyages, chers et lointains. »438

Un discours paré des oripeaux d’une approche scientifique traduit le projet de guider les lecteurs sur les chemins de « la connaissance des Italiens »439

. Les mœurs et les coutumes sont examinées en détail, de la gastronomie à la religion en passant par les pratiques sportives, l’habillement ou encore les sujets de conversations. Cette démarche fait se côtoyer les observations d’une réalité objective et la reproduction des stéréotypes les plus éculés. Certains proposent de brosser le portrait du « type italien, […] celui créé par un dosage subtil, nuancé à l’infini, des mêmes qualités, des mêmes défauts, plus ou moins marqués, ici ou là, mais que

l’on retrouve dans toutes les provinces »440

. Il s’agit donc bien d’une démarche ethnographique, qui tend, par une analyse détaillée des mœurs et des conditions d’existence, à décrire un peuple et son milieu.

Ce type d’ouvrage se rapproche aussi, en un sens, des récits de voyages de l’époque moderne et du début du XIXe

siècle. Ils proposent au lecteur de lui faire partager une expérience de l’Italie telle qu’ils ne pourront pas la mener dans le cadre restreint des vacances. Les auteurs se mettent en scène comme des familiers de l’Italie, insistant sur leur longue connaissance du pays, utilisant parfois un ton très intime, un ton de confidence ou encore se laissant aller à des appréciations très personnelles. C’est notamment l’esprit que tendent à développer les guides Petite planète. Paul Lechat construit ainsi nombre de ses descriptions sur le mode subjectif, faisant partager au lecteur non seulement ses goûts et dégoût, mais aussi une forme d’éducation de la sensibilité aux choses d’Italie, acquise après de longues années de fréquentation :

« Le dôme de Milan me laisse froid. Il sent l’application, le procédé et l’amplification. »441

« J’ai un goût tout particulier pour les gares italiennes, à l’exception de celle de Milan qui est plus munichoise que nature. »442

« Je me souviens de l’ennui, de l’agacement, pour ne pas dire de l’antipathie que m’inspiraient les églises baroques lors de mes premières visites de jeune homme. […] Aujourd’hui rien ne m’est plus cher à Rome que telle petite église baroque face à la fontaine de Trévi, d’une élégance, d’une impertinence, d’un charme, d’un bonheur

438 D. OGRIZEK, L’Italie d’hier et d’aujourd’hui. Un portrait en couleur, Paris, Obé, 1962, p. 1.

439 P. LECHAT, L’Italie, Paris, Seuil, coll. « Petite planète », 1964, p. 16.

440 L. ZEPPEGNO, Guide vivant de l’Italie, Paris, Robert Laffont, 1968, p. 149.

441 P. LECHAT, Italie, op. cit., p. 172.

d’expression, d’une allégresse et d’une délicatesse de formes incomparables. Il y a vingt ans, je serais passé sans la voir. »443

On peut d’ailleurs y voir une forme de réponse aux critiques qui se développent alors (précipitation, ignorance des populations et de leur mode de vie), incriminant essentiellement la posture des guides que l’on dit désormais « culturels » et dont un certain nombre de collections tentent de se démarquer. La description des villes, des monuments, des vivenda demeure, mais elle est réduite et traitée de manière à créer le sentiment d’une flânerie et à éveiller non seulement le sens de la vue, mais aussi le goût et l’odorat, comme dans ce passage sur les environs de Rome :

« À Ostie, autrefois le grand port de Rome, des fouilles méthodiques nous reconstituent progressivement la physionomie de la ville. À Frascati se boit un petit vin blanc parfumé. À Nemi les fraises fondent délicieusement dans la bouche et le petit panier qu’on ramène avec soi embaume tout l’autobus. »444

De fait, les guides culturels développent une présentation bien différente du pays, même s’ils ont en commun avec les « précis d’ethnographie » de s’adresser à un public relativement formé intellectuellement. En tant que guides culturels, ils semblent s’attacher à une haute exigence de contenu. Le Guide bleu, par exemple, confie ses pages de présentation générale du pays à des universitaires dont le magistère constitue un gage de qualité et surtout d’autorité auprès des lecteurs445

. Après cette mise en perspective, fort savante mais brève, le lecteur ne découvre plus l’Italie qu’à travers ses monuments.

Cette catégorie d’ouvrages, par le nombre de volumes, est la plus importante, confirmant, comme l’indique le Guide Michelin que « pour beaucoup, l’Italie mère des arts, est une nation-musée où sont nés les chefs d’œuvres nés des civilisations antique, chrétienne, humaniste »446

. Ils peuvent être consacrés à des villes, à des régions, à des ensembles régionaux ou à l’ensemble de la Péninsule. Les « villes d’art », en particulier Rome, Florence et Venise, font l’objet de nombreux volumes dont certains se présentent sous la forme de livres d’art illustrés447

, tandis que d’autres conservent les attributs traditionnels du guide

443 Ibid., p. 45.

444 Ibid., p. 180.

445 Dans l’édition de 1962 :

« Aperçu géographique » : René Clozier, Inspecteur général de l’Instruction publique et professeur à l’Institut d’urbanisme à l’université de Paris.

« Aperçu économique » : Georges Viers, Professeur à l’université de Toulouse.

« Histoire sommaire de l’Italie » : Pierre Grimal, Professeur à la Sorbonne, Maurice Vaussard, chargé de conférence à l’École pratique des Hautes Études.

« Aperçu de la littérature italienne » : V. Del Lito, Professeur à l’université de Grenoble.

446 Guide Michelin, éd. 1959, p. 3.

447 C’est le cas notamment des livres publiés aux éditions Sun : Rome que j’aime (1958), Florence que j’aime (1960). On peut également mentionner parmi les ouvrages consultés: N. BALLIF, Merveilles de Venise, Paris,

proposant des itinéraires448

. Ils ont en commun, pour la plupart, d’offrir des descriptions documentées des sites les plus marquants. Certains ouvrages affichent une ambition plus exhaustive à l’image des trois volumes de L’Italie inconnue qui, du nord au sud en passant par le centre de la Péninsule, proposent des « itinéraires archéologiques […] attachés particulièrement à faire connaître toute une série d’édifices qu’on néglige généralement »449

. Une ambition qui demeure bien circonscrite au champ que se donnent les guides culturels, l’approfondissement de la connaissance passant ici par la découverte de sites méconnus mais n’envisageant en aucune manière de développer des commentaires à propos des habitants du pays. Il est frappant de constater jusqu’à quelle extrémité ce guide pousse son aveuglement aux réalités contemporaines de l’Italie de même que l’invraisemblable carcan dans lequel il enserre les faits et gestes du touriste (qui certes n’est pas obligé de s’y plier). Une simple excursion dans les environs de Rome, à Ostie, donne le ton :

« Nous regagnons la via Aurelia, laissons, à droite, la station balnéaire de Ladispoli et au Ponte Denari, prenons la route qui nous permettra de gagner OSTIE. Beaucoup de touristes qui vont à Rome négligent Ostie, en quoi ils ont tort, car c’est à Ostie, mieux encore qu’ailleurs, qu’ont peut se faire une idée de ce que fut la vie à l’époque romaine. La ville antique avait été fondée, selon la légende, par Ancus Martius, mais celle dont nous voyons les restes ne date que d’environ 338 av. J.-C. C’était le port marchand de Rome […].

Nous verrons d’abord les Thermes, précédés d’un vaste portique à deux ordres, qui conservent de belles mosaïques, la caserne des Virgiles, la Palestre, la place des Corporations […]. Nous trouvons ensuite le Théâtre, le Mithraeum, ou sanctuaire de Mithra, les thermes du Forum […]. Nous n’avons plus qu’à suivre l’autoroute et nous arrivons bientôt à Rome. »450

C’est d’ailleurs en ce sens qu’ils représentent la cible privilégiée des détracteurs des guides touristiques comme obstacles insidieux au contact entre les peuples et à une appréhension vivante des réalités contemporaines du pays. Le Guide bleu, sans doute le plus emblématique de ce genre, est l’objet des critiques acérées, entre autres, de Roland Barthes :

« Pour le Guide bleu, les hommes n’existent que comme « type » […], ils ne sont qu’introductifs, ils composent un gracieux décor romanesque, destiné à circonvenir

Hachette, 1960 ; A. MENEN, Visages de Rome, Grenoble-Paris, Arthaud, 1961 ; A. MAIURI, Naples, Pompei,

Herculanum…, Grenoble-Paris, Arthaud, 1962

448 Pour ne citer que les principaux : Sur Rome : Guide Nagel (1960, 1963), Guide Bleu (1960, 1968). Sur Florence : Guide Nagel (1959).

449 G. PILLEMENT, L’Italie inconnue, Centre, op. cit., p. 7. Du même auteur, L’Italie inconnue, Nord, Paris, Grasset, 1962 et L’Italie inconnue, Sud, Paris, Grasset, 1964.

l’essentiel du pays : sa collection de monuments. […] La sélection des monuments supprime à la fois la réalité de la terre et celle des hommes, elle ne rend compte de rien de présent. »451

Le caractère très orienté de ce type de guide pose de manière plus générale la question de la médiation, qui intervient en termes différents en ce qui concerne les guides pratiques.

Ces ouvrages ont pour principal objet de fournir des informations pratiques sur les conditions matérielles de préparation et de déroulement du séjour. Chaque élément du pays visité y est abordé en fonction de cette préoccupation : les itinéraires sont envisagés sous l’angle des moyens de transport, les séjours dans une ville sous celui de l’hébergement, de la restauration et des activités disponibles. Le choix de ces diverses composantes du voyage est souvent hiérarchisé en fonction des prix, mais aussi, lorsqu’on en arrive aux sites à visiter, en fonction de leur « importance » c’est-à-dire dans un éventail de possibilités entre ce qui est « à voir absolument » et ce qui est moins essentiel, sans oublier de petites découvertes distinguées pour leur originalité ou leur pittoresque. Dans tous les cas, ces guides indiquent comment voir rapidement et sans complications matérielles ce qui « doit être vu ». Une telle présentation est donc particulièrement propice à la recherche de raccourcis qui ne sont pas sans favoriser une vision réductrice voire stéréotypée des réalités du pays et notamment des habitants.

Il serait bien sûr abusif de considérer que les guides se spécialisent exclusivement dans l’une des trois approches que nous avons décrites. Chaque ouvrage comporte à la fois des aspects ethnographiques, culturels (au sens de description du patrimoine) et pratiques. Ils se distinguent avant tout par la part relative accordée à chacun de ces éléments. D’autre part, tous laissent entrevoir, de manière plus ou moins nuancée, un jeu de représentations de l’Italie et des Italiens.

B. L’Italie et les Italiens dans les guides