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La formation de l’opinion des Français

géographique de l’immigration italienne

Carte 2. répartition des origines régionales

C. L’immigration italienne devant l’opinion française

1. La formation de l’opinion des Français

D’emblée, reconnaissons que l’étendue de notre documentation ne permet pas de pénétrer l’opinion dans toute la pluralité de ses expressions. Néanmoins, la collecte d’indices effectuée autorise la définition de grandes tendances.

a) Un passé oublié

L’opinion des Français à l’égard des migrants italiens n’a pas toujours été bienveillante. Un bref rappel du passé présente ici plusieurs avantages : prendre la mesure de l’ampleur des mutations, démontrer par l’expérience le caractère conjoncturel de l’opinion ; s’interroger sur le jeu de la mémoire dans la formation de l’opinion.

L’accueil réservé aux premières vagues massives de migrants italiens à la fin du XIXe

siècle n’a pas été très enthousiaste255

. Sur fond de brouille franco-italienne et de tensions sur le marché du travail hexagonal, où les Italiens font figure de concurrents déloyaux, ils sont

l’objet de bien des ressentiments qui se manifestent parfois fort violemment256

. Le climat de xénophobie qui se nourrit du mythe de l’invasion est par ailleurs propice à ce moment à l’émergence de stéréotypes peu valorisants. L’appréciation des mœurs des Italiens en fait des

253 J. STOETZEL, Théories de l’opinion, Paris, PUF, 1943.

254 Nous faisons ici référence aux travaux de Ralph Schor pour la période de l’entre-deux-guerres (R. SCHOR,

L’Opinion française..., op. cit.) et à ceux d’Yvan Gastaut pour la période de la Ve République (Y. GASTAUT,

L’Immigration et l’opinion..., op. cit.).

255 P. MILZA, Français et Italiens..., op. cit., p. 274-285.

256 Parmi les violences les plus graves : l’épisode des « vêpres marseillaises », en juin 1881, qui fit 3 morts et 21 blessés et la « tuerie d’Aigues-Mortes », en août 1893 qui, selon le communiqué officiel, fit 8 morts et plusieurs dizaines de blessés.

« mangeurs de macaroni » exubérants tandis que les images de « manieurs de couteaux » ou de « joueurs de mandoline » s’installent durablement dans les esprits.

Cette image défavorable semble persister au lendemain de la Première guerre mondiale257

. Toutefois à cette période, les Français brossent un portrait des Italiens plus contrasté258

. Certes, les critiques d’ordre moral et social perdurent — manque d’hygiène, ignorance, tentation du militantisme politique apparaissent comme de sérieux défauts — mais elles sont pondérées par la reconnaissance de certaines qualités : l’application au travail, la sobriété, la fidélité à la religion. Ces types de comportement ajoutés à la « parenté ethnique et culturelle » font des Italiens des étrangers aisément assimilables. Ces appréciations sont cependant nuancées selon l’origine régionale des migrants transalpins, les critiques les plus vives s’adressant déjà aux Méridionaux.

La guerre vient brouiller momentanément une image globalement positive. La rancune du « coup de poignard dans le dos » et de l’épisode, pourtant non avéré, des bombardements des colonnes de réfugiés sur la Loire par l’aviation italienne, fait renaître des manifestations de rejet259

. De nombreux témoignages indiquent à quel point il est difficile de s’avouer italien à la Libération260

. L’italophobie est particulièrement vive dans les zones qui ont connu l’occupation italienne et où la présence d’Italiens est importante, à l’instar du département des Alpes-Maritimes261

. Le climat n’est alors guère favorable à l’accueil de nouveaux migrants transalpins qui ne figurent pas en tête des nationalités souhaitées lorsqu’est définie la politique d’immigration262

.

Quelques années plus tard, l’opinion française paraît amnésique.

257 R. SCHOR, L’Opinion française..., op. cit., p. 140-142.

258 R. SCHOR, « L’image de l’Italien dans la France de l’entre-deux-guerres », in P. MILZA (dir.), Les Italiens

en France de 1914 à 1940, op. cit., p. 89-109.

259 A. BECHELLONI, op. cit., p. 29-36.

260 M.-C. BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l’est parisien …, op. cit., p. 681.

261 R. SCHOR, « L’image des Italiens dans les Alpes-Maritimes, 1938-1946 », in P. MILZA, D. PESCHANSKI (dir.), Italiens et Espagnols en France 1938-1946, Paris, L’Harmattan, p. 285-298.

b) Une opinion globalement favorable

Une enquête de l’INED place, en 1951, les Italiens au quatrième rang de sympathie après les Belges, les Suisses, les Hollandais et avant les Espagnols et les Polonais263

. Le ressentiment de l’immédiat après-guerre paraît oublié. En revanche, la participation de certains Italiens aux mouvements sociaux de 1947-1948 ne plaide pas en leur faveur car les migrants transalpins sont classés au deuxième rang dans le classement des nationalités provoquant des difficultés264

.

Malheureusement, nous ne disposons pas du même type d’enquête pour la période de la fin des années cinquante et des années soixante. Toutefois, le recours au sondage réalisé par l’IFOP en 1966 permet d’évaluer l’incidence des dernières arrivées massives dans l’Hexagone sur l’opinion. Cette enquête révèle que 61 % des interrogés ont une bonne opinion des Italiens contre 24 % de mauvaise opinion (et 25 % ne se prononçant pas)265

. Au cours de la même année, l’IFOP publie une autre enquête dans laquelle les Italiens ne sont pas cités parmi les nationalités jugées trop nombreuses266

. Le décalage entre la réalité de la présence italienne en France et sa perception est lourd de sens. À partir de ces enquêtes, certes ponctuelles, on peut en effet avancer que les migrants transalpins sont au milieu des années soixante très largement acceptés par la population française. Les manifestations d’hostilité n’ont cependant pas totalement disparu. Des témoignages recueillis au moment de la guerre d’Algérie évoquent une assimilation entre Italiens et Algériens267

tandis qu’au détour d’une conversation, il n’est pas rare d’entendre un enfant de l’immigration italienne des années cinquante se souvenir de vexations, sous formes de quolibets, subies dans les cours d’écoles. Sans nier la sincérité de ces témoignages, il faut probablement en minimiser la portée. Pierre Milza a ainsi écrit à la suite de nombreux entretiens et à propos de sa propre expérience :

« Nous avons tendance avec le temps à grossir ces blessures de l’enfance. Je me suis moi-même égaré dans cette voie avec une bonne foi absolue. Le souvenir des humiliations subies a fait que nous en avons souvent rajouté en intégrant à notre propre expérience des faits de mémoire collective d’une tout autre gravité. »268

En dépit d’expressions résiduelles stigmatisant leur origine, on peut affirmer que les Italiens ne sont plus dans les années soixante victimes de la xénophobie.

263 A. GIRARD, J. STOETZEL, op. cit., p. 43.

264 A. GIRARD, J. STOETZEL, op. cit., p. 135. Au premier rang se trouvent les Espagnols.

265 Cité in Y. GASTAUT, L’Immigration et l’opinion..., op. cit., p. 78.

266 Ibid, p. 88.

267 M.-C. BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l’est parisien …, op. cit., p. 678.

À cela, plusieurs raisons. La conjoncture politique et économique ne constitue plus un terreau fertile pour l’éclosion d’un courant italophobe dans l’opinion. Les relations entre les deux pays sont, depuis la signature du traité de paix, dénuées d’animosité. Les quelques nuages dans le ciel dégagé des rapports franco-italiens ne suffisent pas à jeter de l’ombre sur l’immigration transalpine. Celle-ci bénéficie par ailleurs de la croissance économique des « trente glorieuses » qui, pourvoyeuse d’emplois, annihile les frustrations des nationaux, ne souffrant pas de la concurrence des étrangers sur le marché du travail. Non seulement la croissance économique désamorce le thème de la concurrence déloyale, mais elle légitime la présence des étrangers en général et des Italiens en particulier. Déjà dans l’enquête de 1951, ils sont au premier rang des étrangers considérés comme rendant des services à la France269

. L’ancienneté de l’immigration italienne est aussi un élément déterminant dans cette sympathie affichée. Elle profite aux derniers venus qui récoltent les fruits de l’enracinement. Le sentiment d’une vieille complicité avec les Italiens, qui anime l’opinion française, repose non seulement sur l’amnésie de certaines turpitudes mais aussi sur un important décalage avec la structure réelle de l’immigration transalpine. En effet, au recensement de 1968, la moitié des Italiens qui ont déclaré leur date d’entrée en France est installée depuis 1956 et trois-quart depuis 1946270

.

Cette distorsion de l’opinion est principalement fondée sur le traditionnel sentiment de d’affinité culturelle. L’Italien est, selon la formule de Jean-Charles Vegliante, le « presque même »271

Les similitudes sont inscrites dans d’un héritage de civilisation commun que traduit l’expression de « sœur latine » couramment employée pour désigner l’Italie. Ce sentiment de proximité semble plus vif encore dans le Sud du pays et, en particulier, dans la région marseillaise où « c’est souvent une réaction instinctive du petit peuple des campagnes ou des faubourgs pour qui l’étranger sera autant, sinon plus le Français du Nord ou de l’Est installé lui par mégarde, que le voisin italien »272

. Quoi qu’il en soit, ce sentiment d’appartenance à un même ensemble peut être dans une certaine mesure renforcé par l’institution d’un Marché commun, même si « les mutations dans les mentalités collectives sont lentes quand il s’agit de concepts aussi fondamentaux que la reconnaissance de son identité au sein de larges groupes humains au-delà de sa petite patrie »273

.

Il n’en demeure pas moins que la conscience européenne préexiste au mouvement de libre circulation des hommes et des marchandises et que celui-ci concourt à l’affermir. Il apparaît toutefois que les effets du traité de Rome touchent de manière plus immédiate la psychologie des migrants italiens qui, depuis l’acquisition du statut de ressortissant de la

269 A. GIRARD, J. STOETZEL, op. cit., p. 132-133.

270 Recensement général de la population 1968. Sondage au 1/20e et au 1/4, Paris, Imprimerie nationale, 1972,

p. 128. Sur les 472 680 Italiens recensés, 297 100 ont déclaré leur date d’entrée en France.

271 J.-C. VEGLIANTE, « Représentations, expressions (un aperçu d’ensemble sur la culture italienne immigrée en France) », in A. BECHELLONI, M. DREYFUS, P. MILZA (dir.), op. cit., p. 110.

272 A.-M. FAIDUTTI-RUDOLPH, op. cit., p. 95.

CEE, prennent comme une insulte d’être traité comme des « immigrés »274

. La distinction avec les autres étrangers qui est ainsi revendiquée trouve indiscutablement un écho bienveillant dans l’opinion française. Celle-ci considère en effet que les Italiens, en raison de leur parenté culturelle, se distinguent par leur aptitude à se fondre dans la société française. Une enquête menée par l’INED en 1971 indique que 82 % des personnes interrogées estiment que les Italiens ont une capacité facile d’intégration ou d’adaptation275

. C’est là sans aucun doute la principale qualité qu’on leur reconnaît. Il leur est fait gré d’avoir su se conformer aux principes assimilassionistes du creuset français, d’autant que « pour des raisons historiques bien connues, l’unité politique et l’unité culturelle sont confondues en France, en sorte que tout particularisme culturel — breton, juif ou italien — est perçu comme une menace « objective » à l’unité politique »276

.

Par leur absence supposée de résistance culturelle à l’intégration, les Italiens sont présentés comme des modèles d’assimilation. Il semble donc qu’ils ne posent plus de problèmes et que cette acculturation les rende « transparents »277

.