• Aucun résultat trouvé

B à la direction actuelle

3. Un mode de fonctionnement semi-obscur

La période contemporaine est celle d’un paradoxe. En effet, l’accès au public de la politique est le plus important de toute l’histoire de la République populaire de Chine. Pourtant, dans le même temps, le processus de décision est devenu plus opaque que jamais. Le mode de fonctionnement du Parti-Etat doit s’analyser sous deux angles : la question de l’institutionnalisation du régime et celle de la gouvernabilité3. Les organisations politiques ne sont pas devenues des institutions4 ; c’est-à-dire que le pouvoir demeure extrêmement personnalisé. Cependant, on assiste à une tendance à l’institutionnalisation. Cela s’explique par le fait que Deng a toujours estimé que les désastres du maoïsme étaient dus à un manque d’institutions efficaces. Cette tendance s’est renforcée sous Jiang, et s’est poursuivie sous Hu, car n’étant pas des vétérans de la révolution, ils ne devaient leur pouvoir qu’à leur position institutionnelle.

L’exemple le plus réussi a été le système de départ à la retraite des dirigeants du Parti communiste. Deng Xiaoping l’a instauré pour éviter que d’autres vétérans ne se posent en rivaux potentiels mais aussi pour instaurer du sang neuf à la tête du Parti communiste chinois. Le 13 septembre 1982, il instaure la Commission centrale des conseillers5 qui devait permettre aux cadres vétérans de conseiller et de garder un œil sur la nouvelle équipe. Cette commission temporaire fut supprimée par la suite. En

1 Illustration de cette volonté de Jiang a être assimilé comme étant au même rang que Mao et Deng, en 2005 les chiffres officiels nous informaient que les deux meilleures ventes de livre en Chine

continentale pour l’année était le dernier volet des aventures d’Harry Potter et la biographie de Jiang au titre révélateur : Jiang Zemin, l’homme qui a changé la Chine.

2 EYRAUD, op.cit. 3 TEIWESS, op.cit.

4 LIEBERTHAL, op.cit. page76

5 DENG Xiaoping, « Allocution à la première session plénière de la Commission centrale des conseillers » in Textes choisis, Pékin, Edition des langues étrangères, 1992

1992 quand Jiang arrive à la tête du Parti, les cadres ayant dépassé 70 ans doivent se retirer. Jiang, là encore, va renforcer la tendance pour mieux assurer sa position à la tête de l’Etat-Parti.

Mais, cette institutionnalisation a des limites. La question de l’âge ne s’applique pas en tant que telle pour le numéro un. Dans le cas de Jiang, ce ne fut qu’un prétexte. Autre limite, le numéro deux du régime n’est pas soumis à un rapport institutionnel. La relation numéro un et numéro deux est donc potentiellement conflictuelle. Enfin, l’institutionnalisation signifierait une véritable compétition entre jeunes cadres pour parvenir en haut de la pyramide du parti. Or comme Tang Tsou1 le fait remarquer, nous sommes plutôt dans un « jeu où tout le monde gagne ». L’approche actuelle au sein du Parti est de limiter les conflits politiques par le consensus en interne plutôt que par les lois2. Cela devra, à terme, forcer le Parti à poser la question de la médiocrité de ses cadres.

Le concept de gouvernabilité, lui, est plus délicat à aborder. La question de la gouvernabilité des Etas-Unis a été posée plus d’une fois. Pour comparer des pays aux conditions qui ne sont pas trop dissemblables de celles de la République populaire de Chine, peut-on dire que l’Inde ou la Russie soient davantage gouvernables que la Chine ?

Historiquement, la gouvernabilité en Chine depuis les années 1990 est la plus mauvaise depuis la fondation de la République populaire3. Le régime maoïste pouvait, en effet, atteindre tout le pays. Une partie de l’agenda politique de Deng a été d’éviter de tels désastres en limitant le pouvoir arbitraire. Deng a donc mis un terme aux mouvements politiques et recruté des experts techniques aux postes de décision. En fait, Deng a réalisé que la gouvernabilité maoïste où un mot d’ordre était prononcé au cours du Comité central et le pays entier l’appliquait, n’était plus possible. Le « petit timonier » a cherché à la place une méthode différente où la direction du parti était le « muscle » nécessaire pour mettre en vigueur les politiques déterminées rationnellement par l’Etat. En résumé, la dictature était toujours nécessaire, mais on ne pouvait plus utiliser les méthodes passées. La question récente a été plutôt de savoir comment une dictature « assouplie » autorisant une « zone d’indifférence » peut réaliser une gouvernance effective.

1 TANG Tsou cité par TEIWESS, op.cit. page 77 2 TEIWESS, op.cit.

Aux yeux de Deng et des dirigeants du début des réformes, le rôle du Parti demeure crucial. Mais une gouvernance effective requiert également le développement de moyens techniques et institutionnels afin de réaliser les objectifs de l’Etat. D’un point de vue technique, l’Etat actuel détient un avantage sur l’Etat maoïste. Même si l’Etat maoïste pouvait atteindre tous les secteurs de la société et imposer sa volonté, il manquait d’un moyen de savoir pour savoir ce qui se passait. Le développement des moyens de communication et d’un outillage statistique moderne n’ont pas résolu complètement le problème mais l’ont considérablement allégé. Le développement de moyens institutionnels adéquats au développement a été élusif. Il faut cependant reconnaître la grande complexité à passer de l’ancien système d’économie planifiée à une économie de marché. Une telle transition implique non seulement des conflits d’intérêts mais aussi la difficulté structurelle qu’a l’Etat central à mobiliser des ressources financières, et a montré le piège que pouvaient constituer les réformes en terme de gouvernabilité1.

Beaucoup d’observateurs sont pessimistes quant à la capacité du régime à gouverner. La capacité de la Chine à résoudre sa liste impressionnante de problèmes semble se réduire. En effet, de nouvelles « forces » limitent le champ d’action du régime comme par exemple l’Armée populaire de libération, le nouveau patronat ou encore les groupes sociaux ne profitant pas de la croissance (ouvriers à bas salaires, paysans sans terres, etc.). Cependant, ces tensions ne doivent pas être vues comme le prélude à un éclatement de la nation ou même à des formes moins extrêmes de non-coopération. En effet, le centre conserve des pouvoirs importants notamment quant à l’allocation des ressources. Ceci est un facteur parfaitement compris et intégré par les échelons locaux. De plus, l’attachement patriotique à la Chine ne peut pas aujourd’hui, nous semble-t-il, être remis en question. Ainsi les relations entre le centre et les pouvoirs locaux doit être davantage compris comme une négociation afin d’établir des relations viables au sein d’un système politique complexe et étendu (au sens géographique s’entend). Ainsi le nouveau modus vivendi peut augmenter ou altérer la capacité de l’Etat central, il ne semble pas menacer pour autant l’unité de l’Etat. Le véritable problème aujourd’hui est que, comme Pékin a consacré le primat de la croissance économique et manque de moyens d’action coordonnés avec les pouvoirs locaux, de nombreux problèmes (au premier rang desquels la sauvegarde de l’environnement) ne peuvent

pas être abordés correctement. Les entrepreneurs entretiennent une relation quasi- symbiotique avec l’Etat-Parti. Pour eux, une rupture avec les règles du Parti introduirait de l’incertitude et compromettrait leur avenir. Malgré les nombreuses manifestations qui émaillent le pays, la situation est différente de celle de 1989 pour deux raisons. D’abord, le régime a retenu les leçons de 19891. D’autre part, l’engagement des élites et des étudiants pour le changement politique est bien plus faible. Selon Teiwess c’est dû au fait que le mot d’ordre de Deng « enrichissez-vous » soit devenu la priorité. Si cette hypothèse est avérée cela confirmerait la thèse de Wang Hui2. L’intellectuel de la « nouvelle gauche » (voir plus loin) Wang Hui estime, en effet, que la pesante apparence bureaucratique du Parti communiste a masqué un important processus de marchandisation.

Mais si la menace immédiate pour le régime peut être contrôlée, à long terme la qualité de la direction peut être décisive pour savoir si la République populaire de Chine est réellement gouvernable. Les estimations sur la qualité du leadership sont sans doute l’aspect le plus spéculatif de cet exercice spéculatif. Cependant, on ne peut que noter les étranges similitudes entre la direction actuelle en République populaire de Chine et celle de Brejnev en URSS3. D’abord la période de Brejnev fut celle d’une stabilité peu commune pour les dirigeants. Cette époque fut celle de la « stabilité et l’unité » pour reprendre la formule de la terminologie du Parti communiste chinois, alors que dans les périodes stalinienne et khrouchtchévienne, le personnel politique cherchait plutôt à « planter des couteaux dans le dos de ses collègues »4. La seconde similitude avec la direction Brejnev est que le personnel dirigeant du régime est essentiellement (dans certains secteurs exclusivement) composé d’ingénieurs5. Savoir si des dirigeants avec un tel profil produisent de la stagnation ou si des dirigeants avec un profil plus légal et politique (à l’image de Gorbatchev) produisent des résultats meilleurs est un point controversé. En tout état de cause, les similarités avec la période Brejnev sont frappantes. Comme l’ont montré Li Cheng et Lynn White6, la génération actuelle de dirigeants dispose d’un savoir-faire technocratique afin de poursuivre l’objectif de développement économique. Ceci renforce chez eux un sentiment de

1 Sur ce point voir DOMENACH, Où va la Chine ?, Paris, Fayard 2002

2 WANG Hui, China’s new order : society, politics and economy in transition, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2003.

3 TEIWESS, op.cit. 4 ibid.

5 Précisons qu’il s’agit là d’ingénieurs d’entreprises d’Etat, entreprises dont l’initiative et l’innovation ne sont pas précisément les points forts.

légitimité à gouverner. Mais leur isolement bureaucratique des problèmes de la population les rend peu aptes à gérer les problèmes politiques (au sens premier du terme c’est-à-dire les problèmes de choix public). Le faussé ne fait donc que se creuser entre la société civile (ce que Li et White appellent « nous ») et les élites du régime (« eux » toujours dans cette même terminologie).

Quel que soit le profil des dirigeants (ingénieurs ou avocats) il semble qu’ils aient fait le choix d’affronter la longue liste des problèmes auxquels la Chine est confrontée en utilisant tant bien que mal la logique pragmatique de la « réforme aux caractéristiques chinoises ». Mais finalement la question principale n’est-elle pas de savoir si ce pragmatisme comme mode de gouvernance suffira à long terme alors que la Chine entre dans la phase difficile des réformes. En dépit de la taille des problèmes et du caractère explosif de la situation Teiwess aurait tendance à répondre par l’affirmative sauf pour un facteur : la légitimité du régime.

Jiang Zemin comme Hu Jintao manquaient de légitimité à leur prise de fonctions. Tous deux ont donc entrepris un travail de légitimation qui passait par deux canaux : les institutions et la construction d’un réseau relationnel (Jiang comme Hu ont pu construire ces réseaux à travers les diverses promotions qu’ils ont accordé durant leurs mandats). La résolution de la crise de légitimité (certes partielle) a également démenti un certain nombre de conclusions prématurées à propos du caractère du nouveau leadership en Chine :

• La thèse de la fin de la direction par un homme fort ne s’est que partiellement avérée. Ce n’était pas un jeu à quitte ou double. Ainsi, les proches de Jiang Zemin ont reçu des compensations pour les remercier d’avoir respecté les règles.

• De la même manière, les prédictions de l’avènement d’une direction collective suivant le départ de la génération des dirigeants vétérans au charisme fort semble avoir reposé sur des prémices erronées. Ainsi, Jiang Zemin lui-même reconnaîtrait qu’il ne dispose pas de la stature de Deng Xiaoping ou Mao Zedong. Mais il n’a jamais eu besoin d’entrer en compétition avec des hommes d’une telle stature.

• Le fait que Jiang, comme il l’a lui-même souligné, « n’a aucune expérience militaire » s’est avéré ne pas être une lacune fatale dans la mesure où ni

Qiao ni Li ou toute autre alternative concevable pour le pouvoir ne disposaient non plus d’une telle expérience.

• Finalement, l’hypothèse selon laquelle comme Jiang n’est à l’origine d’aucune nouvelle politique significative depuis qu’il est l’homme fort du régime, est d’une certaine manière sans conséquence politique, et cette idée semble même reposer sur des suppositions erronées, car il y a une confusion entre le pouvoir et la politique (au sens anglo-saxon de policy ou politique publique). Jiang a mis l’accent sur la consolidation de son pouvoir, un processus dans lequel mener une politique de grande envergure peut s’avérer d’une utilité limitée.

*

S’il n’y a pas eu de différence structurelle, alors pourquoi la succession de Jiang s’est-elle fait sans accrocs ? Il semble que cela soit dû à la capacité de Jiang à tirer les leçons de l’histoire politique récente. Il a appris comment tenir ce rôle certes très privilégié mais ô combien dangereux. Deuxièmement, quand ses lauriers dans cette direction se sont fanés pour éveiller les appréhensions de son patron original, Jiang a promptement pris le wagon des réformes en marche. Troisièmement, plutôt que de développer sa propre plateforme de réformes radicales, Jiang a évité d’être identifié aux initiatives politiques. Aux yeux du public, il est resté comme le représentant symbolique du pouvoir : on l’a vu passer avec aisance du costume civil à l’uniforme de l’Armée populaire de libération pour ensuite enfiler la tenue Mao au grès des circonstances. Jiang a conduit plus de tournées d’inspections pendant ses années de direction que n’importe quel autre membre du Politburo. En 1992, il s’est rendu dans chaque province, régions et municipalités autonomes au moins une fois. Il a également effectué des visites officielles qui prenaient la forme de pèlerinages dans les grottes du Yunnan où Mao s’était réfugié. Arrivé au terme de son mandat, ni son prestige personnel, ni son influence ne lui permettaient de conserver sa position. Mais surtout, les autres factions au sein de l’Etat-Parti (factions politiques mais aussi l’Armée populaire de libération) auraient vu sa présence à la tête de l’Etat au-delà de la limite de son mandat comme un « abus de pouvoir » de la part de la faction de « Shanghai ». La culture du consensus entre les élites dirigeantes du Parti-Etat a donc ici joué à plein.

II. Penser le politique sans légitimité historique : la période Jiang