• Aucun résultat trouvé

Description de la réforme : l’adieu au maoïsme

A. Les origines : tentative de définition du régime maoïste.

1. Le concept de totalitarisme

C’est Hannah Arendt qui, dans Les origines du totalitarisme1, a proposé la première définition du concept de totalitarisme 2 . Les principaux critères du totalitarisme chez Arendt sont le monopôle du pouvoir politique ; l’idéologie officielle imposée par le parti grâce à un monopôle des moyens de communications ; l’abolition de toute limite à l’intervention de l’Etat (et donc le refus de reconnaître les libertés individuelles) ; le contrôle direct de l’économie par l’Etat (mais ce critère n’est pas décisif) ; le contrôle de toute organisation sociale (critère décisif). Il y a, en effet, dans les régimes totalitaires ce que Claude Lefort a appelé le fantasme de l’un. Ces régimes n’admettent qu’un parti unique qui contrôle l’Etat, qui lui-même s’efforce de contrôler la société et plus généralement tous les individus dans tous les aspects de leur vie (domination totale). Or, d’un point de vue totalitaire, cette vision est erronée : il n’y a qu’un parti parce qu’il n’y a qu’un tout, qu’un seul pays, vouloir un autre parti c’est déjà de la trahison ou de la maladie mentale (plus exactement cela relève dans la logique totalitaire de la schizophrénie _ se croire plusieurs alors qu’on est un). Le totalitarisme tel qu’il est décrit par Hannah Arendt n’est pas tant un « régime » politique qu’une « dynamique » autodestructive reposant sur une dissolution des structures sociales.

Les sociétés totalitaires se distinguent par la promesse d’un « paradis ». Fin de l’Histoire ou pureté de la race, ce qui importe au régime totalitaire c’est de fédérer les masses (car la société n’existe plus, il n’y a plus que les masses que le pouvoir utilise) contre un ennemi. En ce sens, l’objet de cette réflexion sera de savoir si le Fuguo bing qiang ne représente pas cet objectif de la société totalitaire, le communisme n’ayant

1 ARENDT Hannah, « Les Origines du totalitarisme » in Le totalitarisme, Paris, Gallimard, éd. Quarto, 2002.

2 Cependant, la notion remonte à l’entre-deux-guerres. Il semble que ce soit Giovanni Amendola qui soit à l’origine de la formule (totalitario). D’abord utilisé par les penseurs antifascistes (notamment italiens), le terme fut ensuite repris par les tenants du totalitarisme.

Sur la genèse de la notion, voir

HERMET Guy (dir.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984.

été qu’un moyen pour réaliser cet objectif de puissance ; la finalité communiste ne serait alors pour la Chine qu’un avatar du but réel : recouvrir une place centrale. Contrairement aux dictatures traditionnelles (militaires ou autres), le totalitarisme n’utilise pas la terreur dans le but d’écraser l’opposition. La terreur totalitaire ne commence réellement que lorsque toute opposition est écrasée. Même si le groupe considéré comme un ennemi a été anéanti (par exemple les trotskistes en U.R.S.S.), le pouvoir en désignera continuellement un autre. Par ailleurs, le totalitarisme n’obéit à aucun principe d’utilité : les structures administratives sont démultipliées sans se superposer, les divisions du territoire sont multiples et ne se recoupent pas. La bureaucratie est consubstantielle du totalitarisme. Tout cela a pour but de supprimer toute hiérarchie entre le chef et les masses, et garantir la domination totale, sans aucun obstacle la relativisant. Le chef commande directement et sans médiation tout fonctionnaire du régime, en tout point du territoire. Le totalitarisme est à différencier de l’absolutisme (le chef est sensé tenir sa légitimité des masses et non d’un concept extérieur comme Dieu) et de l’autoritarisme (aucune hiérarchie intermédiaire ne vient théoriquement « relativiser » l’autorité du chef totalitaire).

De nombreux philosophes et politologues, cherchant à trouver une explication aux tragédies du XX° siècle, ont traité de la question du totalitarisme. Les divergences dans son interprétation ont nourri un intense débat intellectuel. Pour le philosophe allemand Eric Voegelin1, les idéologies totalitaires remplacent la religion, car elles demandent à leurs adeptes (nous préférons plutôt parler de victimes) de croire à la promesse d’un salut sur terre. Si l’historien et essayiste d’origine russe émigré aux Etats-Unis en 1937 Waldemar Gurian utilise le premier la notion de « religion séculière », Voegelin est celui qui en théorise l’idée. Arendt refuse de voir les idéologies totalitaires comme des « religions politiques ». « Pour elle, le totalitarisme se caractérise essentiellement par sa nouveauté et ce sont les conditions de son irruption qui font problème, là où Voegelin le perçoit comme le sommet d’une vague venue de plus loin encore que les origines du monde moderne. L’un voit les structures mentales qui se recyclent inlassablement, tandis que l’autre a les yeux rivés sur

1 VOEGELIN Eric, Die autoritäre Staat [L’Etat autoritaire], Vienne, Springer, 1936.

, Die Politischen Religionen, Vienne, Bethmann-Fischer, 1938 et 1939 [pour la traduction française: Les religions politiques, Paris, Edition du Cerf, 1994]

l’imprévisible et ce qui ne se réduit à aucun modèle »1. Pour Arendt, l’atomisation de la société favorise l’émergence, comme par contrecoup, du totalitarisme pour recréer du social. Or, sur ce point, le philosophe français Claude Lefort2 conteste cette idée. La démocratie contient en elle-même l’acceptation tacite de la division et du conflit. En effet, la démocratie, dans la mesure où elle repose sur la séparation de l’ordre du droit, de l’ordre de la connaissance (comme la liberté de la presse ou de publier un livre) et de l’ordre du politique, se prête à la contestation. C’est ce qui fait dire à Lefort que la société totalitaire est compacte car elle ne reconnaît aucune division en elle-même. Cette indistinction entre les trois ordres évoqués plus haut ne peut fonctionner que s’il existe un parti unique, en l’occurrence le parti communiste. On se trouve dans le cas du régime totalitaire dans une configuration différente de celle du « capitalisme d’Etat ». En effet, à regarder le régime chinois (mais aussi les régimes de l’Italie fasciste, de l’URSS ou les autres régimes qualifiés de totalitaires) on pourrait penser qu’il s’agit d’un capitalisme d’Etat où la totalité des moyens de production sont détenus par une classe sociale _ la bureaucratie ou dans le cas chinois, les apparatchiks du Parti communiste chinois. Pour Lefort, cette classification est infondée car la notion de bureaucratie comme classe est un concept abstrait et « passe- partout ». On pourrait lui objecter qu’historiquement, en Chine, la bureaucratie a toujours formé un corps social à part (les mandarins). Mais vouloir appliquer l’idée de « classe bureaucratique » revient à conserver une analyse dans le cadre de pensée marxiste. Or, les catégories marxistes ne conviennent pas à rendre compte du contexte totalitaire car il ne s’agit plus d’un cadre capitaliste. On ne peut donc assimiler la bureaucratie à une forme de bourgeoisie. Ainsi les régimes totalitaires sont à part et constituent un phénomène nouveau. On peut reprendre la définition de Raymond Aron pour qui le totalitarisme qualifie les systèmes politiques dans lesquels s’accomplit « l’absorption de la société civile dans l’Etat » et « la transfiguration de l’idéologie de l’Etat en dogme imposé aux intellectuels et aux universitaires »3. L’Etat, relayé par le parti unique, exercerait en ce sens un contrôle total sur la société, la culture, les sciences, la morale jusqu’aux individus mêmes auxquels il n’est reconnu aucune liberté propre d’expression ou de conscience4. Claude Lefort va plus loin qu’Aron sur

1 BOURETZ Pierre, « Introduction aux correspondances et dossier critique » in ARENDT Hannah, op.cit., page 944.

2 LEFORT Claude, « Totalitarisme et démocratie » conférence donnée à Lille novembre 2007. 3 ARON Raymond, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983.

ce point. Pour lui, c’est plus qu’un parti unique, car le parti se pense comme consubstantiel à la société. Le dirigeant totalitaire est alors plus qu’un despote car il se présente comme la pure incarnation du Parti donc du peuple.