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3 La culture commune

B. L’apport de la modernité

Si le concept classique éclaire sur certains points qui peuvent être considérés comme constituants de la culture chinoise et qui expliquent pour une part la spécificité de la définition de la frontière, il ne faut pas pour autant se limiter à une image stéréotypée d’une Chine héritière d’un empire éternel et immuable. Il faut, en effet, donner toute son importance à ce moment crucial que fut la modernité2. Cruciale, la modernité le fut car c’est à cette époque que s’opéra le plus intense travail intellectuel depuis plusieurs siècles. C’est en effet à cette époque que la Chine, confrontée à l’agression des Occidentaux, dut doublement redéfinir sa philosophie politique. D’une part, elle chercha à trouver dans sa tradition philosophique les moyens de répondre au défi (l’invasion étrangère) qui lui était lancé. D’autre part, elle étudia et assimila des systèmes de pensée qui lui étaient jusque là totalement étrangers. L’un des apports fondamentaux de cette modernité fut d’initier le questionnement sur la nation sur un mode radicalement nouveau : celui de l’Etat-nation.

En quoi la modernité amène-t-elle à repenser la notion de frontière ? Quand les Occidentaux arrivent en force en Chine au milieu du XIX° siècle, la plupart des intellectuels3et des mandarins progressistes du palais voient dans cette intrusion la fin de leur mode de pensée et cette présence étrangère (barbare) les amène à repenser un certain nombre de concepts. En effet, alors que les conseillers de l’impératrice douairière Cixi assimilent les Occidentaux à des barbares et les traitent avec un certain dédain, les intellectuels de la modernité comprennent que le coup porté par les Occidentaux au système impérial empêche toute assimilation, toute sinisation du

1 LAMOUROUX Christian, « Un empire plurimillénaire : l’empire chinois » in Question internationales n°26.

2 Nous désignerons dans les lignes qui suivent la période allant de la fin de la dynastie Qing (son déclin ,1848) au début de la guerre sino-japonaise (1936).

3 La notion d’intellectuel en Chine est liée à la modernité. On estime que la modernité, en portant un coup fatal à la tradition mandarinale, permit l’émergence d’une nouvelle catégorie : l’intellectuel. Jusqu’alors le lettré est un fonctionnaire (mandarin). Les Occidentaux, en amenant des idées nouvelles mais aussi en créant des universités, favorisèrent l’émergence de cette nouvelle catégorie. Sur ce sujet voir CHENG Anne « Modernité et invention de la tradition chez les intellectuels chinois du XX° siècle » in MICHAUD (dir.) La Chine aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2003

conquérant étranger comme ce fut le cas lors des invasions précédentes (qu’elles furent mongoles ou mandchous). Or, comme le rappelle Marie-Claire Bergère, c’est la « Chine bleu » (Chine des côtes sud, marchande et davantage en contact avec les étrangers) qui sera le centre du mouvement de réforme. « Les ports ouverts sont aussi le berceau du nationalisme chinois moderne. La philosophie politique de l’empire considérait les Occidentaux comme d’autre barbares et les tolérait en attendant de pouvoir soit les rejeter soit les pacifier et les assimiler. Mais les résidents chinois des ports ouverts, du fait de leurs contacts multiples avec les étrangers, se sont très vite aperçus que ceux-ci, tout aussi bien que les mandarins, pratiquaient une confusion systématique entre les valeurs idionosyncratiques et les valeurs universelles, « entre le meum et le vernum » (Joseph Levenson), ce qui nonobstant les compromis et les partages de pouvoir effectués par le gouvernement impérial, excluait toute possibilité de ralliement idéologique et d’alignement culturel des nouveaux barbares et invalidait la stratégie _comme la conception_ du sinocentrisme »1. Cette altérité radicale (inédite dans l’histoire de la Chine), cette impossibilité de croire en une assimilation reposant sur le sinocentrisme conduisent les Chinois (politiciens modernes2et les intellectuels)

à reconsidérer la Chine en tant que concept. L’idée d’une Chine « empire sous le ciel » n’est plus tenable. « Les Chinois de la côte sont les premiers à comprendre que le défis occidental doit être relevé dans les termes même où il a été posé : développement économique, progrès social et politique. Leur nationalisme précoce et vigoureux va de pair avec leur relative aliénation culturelle et leur subordination économique »3. Les penseurs politiques chinois de la modernité comprennent donc qu’à une vision sinocentrée du monde, ils étaient désormais confrontés à une scène internationale structurée sur le modèle westphalien où les Etats-nations entrent en compétition les uns avec les autres. Or, l’une des premières étapes de la construction de cet Etat-nation c’est la délimitation de son cadre physique, autrement dit de ses frontières. Il faut ici souligner toute l’importance qu’a tenu le Japon dans la conceptualisation de l’Etat-nation en Chine. Le Japon fut, en effet, le premier pays d’Asie à conceptualiser l’Etat-nation dans le cadre de la culture sinisante ; le premier à se penser en Etat-nation mettant ainsi un terme au concept politique de sinocentrisme. Le Japon des réformateurs Meiji ne reconnaît plus à la Chine une prédominance sur

1 BERGERE Marie-Claire, Sun Yat-sen, Fayard, Paris, 1994, page 22

2 On entend ici par « politiciens modernes » les politiciens progressistes de la fin de la dynasite Qing. 3 BERGERE, op.cit.

l’Asie orientale. Cela se traduit par un changement sémantique lourd de sens au niveau politique. L’appellation de la Chine en japonais passe de chûgoku qui est la transcription japonaise de zhong guo (le pays du milieu) et qui est le terme utilisé par les Chinois pour désigner la Chine à sina pour contester la centralité de la Chine. Le Japon opère un déplacement sur la notion d’orient (Toyo en japonais) dont le Japon deviendrait le centre implicite. Face à une telle menace (car au-delà de la symbolique il ne faut pas oublier que la politique du Japon Meiji est expansionniste), la Chine ne peut continuer de préserver la fiction du sinocentrisme politique. Elle va donc chercher à délimiter des frontières dans le cadre du nationalisme. Cette recherche de la frontière se fait dans un cadre intellectuel bien précis. Le Japon, tout en servant de modèle dans la conceptualisation du nationalisme en Extrême Orient, refoule la Chine au rang de barbare et précipite l’abandon des dernières tentatives émanant de lettrés chinois de digérer l’apport étranger. Selon Anne Cheng, intellectuellement le dernier espoir pour la culture chinoise de digérer, comme elle l’a toujours fait, l’apport extérieur a résidé dans une formule de Feng Guifen (馮桂芬) et qui sera reprise par Jiang Jiedong et qui est : « préserver les valeurs culturelles chinoises en s’appropriant les moyens de la puissance matérielle de l’Occident ». Une telle formule permettait de maintenir un temps l’illusion de l’universalisme en niant toute valeur culturelle à l’Occident. On peut voir dans cette formule un rappel des formules japonaises qui, dès le IX° siècle, tentent de ménager une existence face à la Chine : « esprit japonais, pratique de l’autre1 » (wakon kanzai). Au XIX° siècle, Sakuma Shôzan pionnier de l’occidentalisation propose une formule assez proche de celle de Feng Guifen : « toyo no dôtoku, seiyô no gakugei »ce qui signifie « les valeurs morales et spirituelles de l’Orient avec les compétences techniques de l’Occident ». L’essence nationale japonaise va donc se construire par rapport à un autre à la fois modèle à suivre et danger à écarter. Ce rôle a longtemps été tenu par la Chine avant que l’Occident ne la remplace à la fin du XIX° siècle. Le discours sur l’autre passe donc de « wakon kanzai » : pratique de l’autre ; à « wakon yusai » : esprit japonais, pratique occidentale. A travers cette formule, le grand intellectuel de l’ère Meiji, Fukuzawa Yukichi pousse dans le sens de la modernité occidentale. Le changement d’appellation de la Chine par

1 Par « autre » il faut entendre la Chine. Non pas que les contacts directs entre le Japon et la Chine aient été nombreux, les innovations en provenance du continent arrivaient au Japon via la Corée. Mais la Chine était le point de départ.

les Japonais et la création du concept d’Orient (Toyo) évoqués plus haut ne prennent alors que plus de sens.

Du coup, la dernière tentative de synthèse au nom de l’universalisme chinois, et encapsulée dans la formule zhong ti xi yong, ne tient pas longtemps surtout face à la défaite traumatisante de la Chine face au Japon en 1895. D’autre part, notons que celui qu’on présente souvent comme le « père de la nation chinoise 1», Sun Yat-sen, fut extrêmement influencé par ses amis et conseillers japonais, bien plus selon Bergère que par les missionnaires anglo-saxons auprès desquels il s’est formé.

Comment donc interpréter le déclin de l’empire ? On l’a vu plus haut, la Chine impériale ignore la distinction entre le national et l’étranger. La seule distinction fut celle entre « barbare » et « civilisés » ou, pour reprendre l’expression de Vadime Elisséeff, la Chine était un « empire sans voisins ». Avec l’arrivée des Occidentaux en Asie, la question des frontières prend une dimension politique évidente et majeure. Quand les Français s’installent au Tonkin, les Japonais à Taiwan, les Britanniques à Hong Kong, tous ces territoires reconnaissent l’autorité de l’empereur de Chine. Tous sont-ils chinois pour autant ? Telle est la question qui s’impose aux penseurs politiques de la modernité. Dès lors, on peut considérer que la pensée politique de l’Etat en Chine s’est faite en trois étapes :

• Faire face à la menace occidentale (1860-1905). Il s’agit ici de relever le défi de la modernité qu’imposent les Occidentaux. Ici la pensée de Kang Youwei va structurer le débat.

• La querelle autour du manifeste de 1905 : quelle forme pour le gouvernement chinois ? On peut synthétiser ce moment de la pensée politique chinoise comme le passage du réformisme à la révolution (passage qui est structurant de la pensée politique moderne). On assiste à ce moment à l’opposition entre une pensée réformatrice dont Tan Citong, Liang Qichao et Yan Fu sont les principaux représentants ; et une pensée révolutionnaire qui est le fait principalement d’intellectuels chinois émigrés à Tokyo _ principalement Wang Jingwei ou Chen Tianhua_ courant de pensée dont Sun Yat-sen2 fut le représentant politique le plus connu.

1 Sur l’influence réelle tenue par Sun Yat-sen dans la politique et la pensée politique chinoise, voir Bergère op.cit.

2 Encore qu’il nous faut garder la plus grande réserve sur le rôle de Sun Yat-sen. Comme le rappelle Bergère dans la biographie qu’elle lui a consacré, la carrière de Sun fut plus celle d’un aventurier que d’un homme politique ou d’un intellectuel engagé.

• L’existence d’un gouvernement chinois dans un monde moderne (1919-1945) révolution et guerre d’indépendance. C’est dans ce contexte là qu’apparaît et se structure le communisme chinois. « N’oublions pas, comme le fait justement remarquer Jacques Guillermaz, qu’un homme comme Mao zedong, qui avait dix-huit ans quand sombra l’Empire et cinquante quand furent abolis les traités inégaux (1943), était encore sur ce plan, un homme d’ancien régime. Deng Xiaoping également. »1

Au terme de ce cheminement intellectuel, on peut estimer que la question des frontières dans la pensée politique chinoise se structure à partir du nationalisme. Ce nationalisme, on l’a vu s’inspire du nationalisme tel qu’il est pensé au Japon mais s’en éloigne sur divers points. D’abord parce que le nationalisme chinois est dès son origine multiethnique. On l’a vu « à partir de la fin du XIX° siècle, plusieurs intellectuels d’Inde, de Chine ou du Japon se mirent à rechercher une grammaire commune sous l’intitulé de la « technique occidentale avec l’esprit oriental ». Puis ils la déclinèrent avec des projets politiques et géopolitiques de « l’Asie aux asiatiques » que l’on peut regrouper sous le terme d’asiatisme2. C’est en Chine que la conscience asiatiste s’est toutefois élaborée le plus difficilement car elle remettait en cause la tradition sino-centrique. »3 Cette difficulté s’explique aussi du fait que le Japon fut le premier Etat asiatique à développer une réflexion sur l’Etat-nation. La difficulté pour les penseurs politiques chinois fut donc triple :

• Intégrer un début de philosophie étrangère (occidentale, arrivée en Asie par le Japon) conceptualisée à et par l’étranger.

• Réfléchir dans le même cadre que l’ennemi.

• Accepter de réfléchir sur une question posée par un peuple méprisé des Chinois et considéré comme inférieur.

Ce nationalisme fondateur, à notre sens, de la pensée politique moderne en Chine vise d’abord à chasser les Occidentaux et les Japonais mais a aussi une visée géopolitique.

1 JOYAUX François, Géopolitique de l’extrême orient, tome 1, complexe, Paris, 1993, page 90. 2 Il nous semble que ce terme est mal approprié. Certes, ce concept de nationalisme et

d’indépendantisme panasiatique fut un temps qualifié d’asiatisme. Mais nous qualifierons plutôt d’’asiatisme le courant de pensée qui prône une certaine spécificité culturelle à l’Asie et qui justifie ainsi un développement politique non libéral, au nom justement de cette pensée asiatique.

En effet, la Chine a un statut de semi-colonie mais n’en conserve pas moins un gouvernement propre. L’indépendance n’est donc pas le but ultime recherché par ces penseurs politique. « Le sentiment de supériorité chinoise alimente aussi bien une nouvelle ambition régionale qu’un repli sur un nationalisme chinois, même composite comme en témoignent les cinq bandes du premier drapeau de la République chinoise (1911) qui représentent les Hans (rouge), les Turcs musulmans (jaune), les Mongols (bleu), les Tibétains (blanc) et les Mandchous (noir) »1.

Graphique 2.1 : le premier drapeau de la République de Chine (1911) 

La pensée politique moderne qui se structure à cette époque insiste sur deux points qui seront communs aux deux grands courants de pensée qui ont survécu jusqu’aujourd’hui : le communisme (incarné par le PCC sur le continent) et le nationalisme (incarné par le KMT à Taiwan). D’abord, « l’Etat-nation était considéré, selon le modèle de l’Europe triomphante mais aussi de l’ancienne colonie émancipée que sont les Etats-Unis, comme le principal moyen des deux aspirations majeures : l’indépendance et le développement » 2 . Le second concept structurant c’est l’asiatisme. Il faut préciser brièvement ce que l’on entend ici par asiatisme vu de Chine. « Bien que le penseur marxiste chinois Li Dazhao se fait, en 1919, l’avocat d’un « nouvel asiatisme », la problématique ne se pose pas en ces termes pour les dirigeants chinois. L’Asie ce serait plutôt la Chine, ou le contraire »3. Ainsi, Sun Yat- sen évoque dans les années 1930 comme territoires perdus et donc à reconquérir une zone qui inclut Ceylan, la Mongolie, la Thaïlande, la Birmanie, Jumatra, Bornéo, le Vietnam et la Corée. Mao Zedong estima lui aussi qu’il fallait libérer les « frères

1 Ibid. 2 Ibid. 3 Ibid.

coréens, birmans et taiwanais » de l’occupation étrangère. Détail qui a tout son sens, Mao considérait jusqu’en 1942 Taiwan comme ne faisant pas partie de la Chine.