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Chapitre 3 Méthodologie, terrain et analyse 63

3.2 Méthodes appliquées 66

Pour mettre en évidence des phénomènes complexes et mouvants et saisir des données qui sont à la fois englobantes, authentiques et représentatives, trois instruments sont sélectionnés dans la présente recherche : le récit de vie, la carte de réseaux et l’entrevue semi-dirigée.

Récit de vie

Selon Bertaux (1997), le récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un « chercheur » demande à une personne de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue. Le participant reconstruit son itinéraire en repensant à différentes situations ce qu’il a vécu : « (Ses) récits de vie expriment [...] surtout une mobilité personnelle, une mobilité intérieure, qui suscite un regard réflexif porté sur soi, dans son passé, son présent et son avenir » (Guilbert, 2009). Et le chercheur, stimulateur de cet entretien narratif, accompagne le participant et témoigne sa mobilité dans une relation égalitaire : « le récit de vie est produit de la rencontre d’une intentionnalité de la part d’un chercheur […] et d’une disponibilité de la part d’un locuteur potentiel […] ce qui donne lieu à un contrat implicite ou explicite entre le chercheur et le locuteur » (Guilbert, 2009). Selon Guilbert (2009), le récit s’instaure comme « un projet commun des deux personnes en présence ». Sa production demande au chercheur d’écouter longuement le sujet racontant « ce qu’ils ont fait de ce qu’on a fait d’eux » (Bertaux, 1997 : 120). La narration et la construction de récit sont en fait le résultat de l’intervention entre le participant et le chercheur, c’est un projet mutuel qui se crée dans une ambiance confiante et respectueuse. Les ethnologues qui font leur travail de terrain basé sur une logique épistémologique ont démontré beaucoup d’intérêt par rapport aux récits de vie. En effet, « les récits de vie prennent en compte la structure existentielle de la vie sans oublier le référentiel social. Ils font de la subjectivité leur objet d’étude ; une subjectivité redécouverte, réhabilitée et insérée dans un contexte social sur lequel elle porte témoignage en même temps que ce dernier lui donne validité » (Mucchielli, 1996 : 66). Dans la même ligne, Bertaux a ajouté que « les logiques

d’actions et les configurations des rapports sociaux dans le développement biographique et historique (reproduction et dynamiques de transformation) des personnes permettent à comprendre les contextes sociaux au sein desquels elles se sont inscrites et qu’elles contribuent à reproduire ou à transformer » (Bertaux, 1997 : 13). Guilbert (2001) explique que la narration est un lieu de production où les sujets reconstruisent leur parcours d’une manière cohérente en livrant des événements cruciaux de la vie individuelle et collective. C’est à partir du moment de raconter que les immigrants essaient de retracer leur processus de transition et qu’ils voient « une émergence de la conscience de “gain” et de “perte” de la migration et de l’expérience d’adaptation dans la société d’arrivée » (Guilbert, 2009 : 86). Cette méthode ethnobiographique facilite l’accès aux expériences migratoires et aux significations accordées par les immigrants et réfugiés aux différents événements importants : « Le récit est structuré très souvent de telle sorte que le locuteur devient le héros qui, à l’instar du héros des contes populaires, traverse des épreuves et des obstacles, subit des échecs, mais se redresse constamment en découvrant en lui-même et dans son environnement des motivations et des ressources pour survivre – puisqu’il est là pour le raconter – et pour commencer une vie nouvelle et pour développer des projets d’avenir » (Guilbert, 2009 : 97). Étant la méthode privilégiée dans la présente recherche, le récit de vie permet de recueillir des ressources de première main, d’obtenir « l’information factuelle sur la reconstruction d’enchaînement d’événements, de situations, d’interactions et d’actions » (Bertaux, 1997 : 14) et d’étudier la structure diachronique du parcours de vie, notamment du parcours d’intégration au travail des répondants. Acteurs de leur vie, les immigrants et leur narration mettront en lumière les détails spécifiques qu’ils ont vécus durant le processus d’entrepreneuriat.

Entrevue semi-dirigée et guide d’entretien

L’entrevue, en tant que technique de collecte de données, possède des avantages. Formant une interaction limitée et spécialisée, « l’entrevue de recherche est conduite dans un but spécifique et est centrée sur un sujet particulier. Elle fournit un encadrement à l’intérieur duquel les répondants exprimeront leur compréhension des choses dans leurs propres termes » (Patton, 1980 : 205). « C’est considéré qu’il est plus pertinent de s’adresser aux individus eux-mêmes que d’observer leur conduite et leur rendement à certaines tâches ou d’obtenir une autoévaluation à l’aide de divers questionnaires » (Daunais, 1992 : 274). Alors que l’exploitation des données par la carte de

réseaux contribue à comprendre l’ensemble des rapports sociaux chez les immigrants et à saisir leur organisation de l’espace, l’entrevue semi-dirigée permet de mieux repérer le parcours des sujets de recherche. Pour objectif d’éclaircir la situation des sujets, cette méthode de recherche est marquée par la « répétition » : « l’interviewé est obligé de revenir sur le même sujet à plusieurs reprises, car le chercheur demande souvent des éclaircissements en essayant de saisir la façon dont la personne définit la réalité et les liens qu’elle établit entre les événements » (Deslauriers, 1991 : 34). L’entrevue possède aussi son côté « utilitaire » : elle se déroule en général autour des thèmes importants et définis au préalable. « Conduite dans un but spécifique et centrée sur un sujet particulier » (Deslauriers 1991 : 33). Les chercheurs rédigent leur guide d’entrevue afin de définir l’orientation générale de la conduite d’entretien. Neutre et ouvert, ce guide met en exergue les grands points de repère tout en gardant un certain degré de souplesse : les répondants peuvent aborder les thèmes sous divers angles, ils peuvent formuler leurs réponses avec différents niveaux de profondeur en suivant leur propre ordre. La série d’entrevues, qui s’est déroulée entre mai et septembre 2013, comporte les thèmes suivants :

• Le processus d’intégration au travail : formation et pratique professionnelle avant l’immigration et l’arrivée ; l’ensemble des emplois occupés après l’immigration ; écart entre les attentes et la réalité vécue sur le marché du travail (s’il y en a) ; raison de la fondation de l’activité indépendante et caractéristiques des activités pratiquées.

• Le choix pour l’entrepreneuriat : projet à court, moyen ou à long terme ; grands obstacles rencontrés et franchis ; influence du choix professionnel sur la reconstruction identitaire et sur les relations sociales.

• Les fonctions diverses des réseaux après la migration et durant le processus d’intégration au travail : fonctions des réseaux avant, après la migration et durant l’intégration, fonctions éventuelles des réseaux familiaux, des réseaux ethniques, des réseaux locaux, des réseaux transnationaux, des réseaux réanimés et des réseaux virtuels.

Ce guide a pour l’objectif de créer une base de données exhaustive sous les thèmes définis. Afin de s’assurer de la profondeur des renseignements obtenus auprès des participants, le présent guide d’entrevue est revu et évalué auprès du terrain, qui est le lieu de la validité des hypothèses et de la problématique.

Carte de réseaux

La cartographie ethnologique est « un moyen efficace (en amont) de collecter, d’archiver, d’indexer des données, d’en présenter (en aval) la distribution spatiale » (Bromberger, 1984 : 84). La carte permet de faire apparaître une interface, où l’utilisateur peut appréhender les récits à travers les lieux qui leur sont associés. En fait, l’utilisation de carte/mapping dans la présente recherche a été aussi influencée par la relation symétrique entretenue entre les cartes et les récits :

La relation entre les récits et les cartes s’élaborent bien évidemment par le lieu. La carte peut dès lors s’envisager comme une interface pour voyager entre lieux et récits. Entrer dans le lieu par le récit, ou entrer dans le récit par le lieu ne sont pas deux procédés opposés. Ce sont des boucles imbriquées qui, bien coordonnées, peuvent favoriser par le récit une compréhension approfondie et enrichie des lieux et instaurer un lien personnel avec eux, fondé sur l’immatériel, la mémoire et l’émotion. (Caquard et Joliveau, 2016)

L’idée de réaliser une carte dans la présente recherche a été aussi influencée par la relation interactive entre individus et territoires, par les pratiques qui se déroulent sur le lieu et par la reconstruction de l’espace sur le plan temporel et spatial. Initialement développée par Kevin Lynch (1960), la carte mentale temporelle et spatiale met en lumière la structure d’espace urbain de trois grandes villes américaines, en faisant ressortir l’agencement de plusieurs éléments de base : les voies, les limites, les nœuds, les quartiers et les points de repère. Antoine Bailly (1974) a adopté le terme « behavioral geography », selon lequel le comportement spatial réfère directement à la propre organisation de l’espace et l’appropriation du milieu de vie que chacun se fait de son environnement. Les dimensions d’identité et de signification se manifestent à travers l’espace. Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol (1994) mentionnent que l’individu accorde des significations et des valeurs socioculturelles à différents lieux et qu’à travers les pratiques, ces éléments transforment le lieu en espace : « Un lieu est donc une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité. Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. Est espace l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles » (173). Marie-Line Felonneau (1994) a mené une recherche avec des étudiants bordelais en associant le dessin à la narration afin de comprendre la modalité de

l’inscription sociospatiale chez ces derniers. Sa recherche laisse voir l’existence d’une relation directe entre les modalités de l’appropriation spatiale des étudiants et leur mode d’intégration dans l’université. Plus précisément, l’appropriation spatiale et la définition du territoire sont liées, d’une part, au type d’organisation des études lui-même explicatif de l’ampleur du sentiment d’appartenance groupale et, d’autre part, aux représentations que l’on a du rendement social du diplôme préparé. Les représentations spatiales différentient les mêmes groupes étudiants selon les projets scolaires qu’ils possèdent. « Plus on avance dans les cursus universitaires, plus on intègre les codes étudiants qui régissent l’espace urbain » (Felonneau, 1994 : 557). Dorothée Marchand (2005) soulève que la carte permet de relever trois types d’information : le contenu qui porte sur la représentation des repères, la fréquence qui informe sur les différents modes de repérage et le rang d’évocation des d’éléments qui renseigne sur l’existence d’une éventuelle hiérarchie entre les repères (2005 : 59). Cela dit, la carte reconnaît la représentation spatiale que l’individu se fait de son environnement, et, par conséquent, l’analyse de cette perception et de cette représentation paraît nécessaire pour comprendre leurs pratiques quotidiennes. Les ethnologues font aussi appel à la carte à pour, entre autres, interpréter par l’intermédiaire des images les sentiments exprimés par les acteurs surtout dans un contexte migratoire. Guilbert (2009 : 105) considère que la carte mentale (mental map) permet de comprendre l’organisation de l’espace et la représentation narrative des immigrants à partir des itinéraires quotidiens et imaginaires. Dans son projet d’accompagnement en période de transition de vie « Migrer, étudier, travailler, devenir maman. Un modèle coopératif interculturel d’accompagnement mutuel », Guilbert (2013) a associé la carte à la narration, ce qui a fait sortir de nouvelles prises de conscience chez les jeunes mamans immigrantes sur leur gain, leur apprentissage et leur sentiment d’appartenance dans leur pays d’accueil. Le modèle interculturel coopératif d’accompagnement mutuel (MICAM) adapté à la recherche sur les jeunes adultes immigrants en francisation donne à voir que, même dans une période de transition intense, les nouveaux arrivants développent leur propre organisation de l’espace et de la zone de confort par la répétition quotidienne. L’illustration de la carte éclaire les interrelations entre l’apprentissage de la convenance dans l’espace public et l’appropriation d’un milieu de vie et des activités chez les jeunes adultes immigrants.

Si le récit est narré dans une perspective temporelle (temps), les données obtenues par la carte de réseaux permettent d’identifier et de comprendre les sujets de recherche dans un rapport spatial (espace). Prise de décision de l’immigration, premières expériences de travail dans la société

d’accueil, développement des réseaux sociaux et mise en application du projet de l’entrepreneuriat constituent des défis à relever pour les immigrants chinois dans une nouvelle distribution spatiale. À partir de la réflexion sur l’espace virtuel, chaque participant est invité à dessiner une carte qui se définit comme un ensemble du processus de développement de leurs réseaux avant et après deux moments clés : soit celui de l’immigration et celui de l’entrepreneuriat. La carte cherche à identifier les besoins des immigrants durant ces deux moments clés, à revoir leurs stratégies personnelles d’intégration, à constater l’ensemble de leurs liens sociaux et à saisir leur organisation de l’espace. La réalisation de la carte permet aussi de mettre en corrélation les récits de vie et les entrevues semi-dirigées et de mieux comprendre le parcours migratoire et le processus d’entrepreneuriat des répondants. Utilisée en complément d’entrevue semi-dirigée, elle s’avère un très bon outil pour recueillir des représentations, notamment lorsque les immigrants vivent des déplacements et des adaptations événementielles. Un guide qui porte sur la réalisation de carte a été rédigé. Ce guide s’intéresse aux immigrants et à leur processus d’intégration au travail durant quatre temps : avant l’immigration, les premiers temps d'installation, le moment de recherche du travail et celui de se lancer en affaire. On cherche à saisir les modes d’ancrage des sujets dans leur relation avec la société d’accueil ainsi que les façons dont ils structurent leurs réseaux. La consigne est d’illustrer avec le maximum de détails sur leurs réseaux sociaux entretenus durant ces moments différents, quelle qu’en soit leur nature. Les participants sont invités à dessiner, à titre d’exemple, leurs réseaux familiaux et ethniques, leurs liens avec le Québec, le Canada et avec la Chine, ainsi que leurs réseaux virtuels construits par le biais d’Internet. Le contenu des cartes dessinées sera croisé avec les récits de vie ainsi que les entrevues semi-dirigées de leur émetteur.

L’activité de dessiner la carte de réseaux a eu lieu à la fin de la deuxième entrevue.

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