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Les critères de l’utilité, de la rareté et de la patrimonialité

Dans le document Le droit de marque (Page 70-75)

L A NATURE JURIDIQUE DU DROIT DE MARQUE

I. Les critères de l’utilité, de la rareté et de la patrimonialité

46. L’utilité, critère originel.— Le droit romain définit les biens (bona) comme l’ensemble des

choses appartenant à une personne 169. Le Digeste fonde le critère du bien sur l’utilité de la

chose pour l’Homme 170. Selon ce document, « on ne peut proprement appeler biens, les

choses qui sont plus nuisibles qu’avantageuses » 171. Le critère a été repris par les auteurs

classiques. Ainsi, Demolombe affirme qu’ « on désigne sous le nom de biens les choses qui sont susceptibles de procurer à l’homme une utilité exclusive et de devenir l’objet d’un droit de propriété » 172. Pareillement, Baudry-Lacantinerie et Chauveau appellent biens

« toutes les choses qui, pouvant procurer à l’homme une certaine utilité, sont susceptibles d’appropriation privée » 173. Depuis lors, le critère n’a jamais été démenti par la doctrine

contemporaine. MM. les professeurs Malaurie et Aynès désignent ainsi par biens « ce qui est utile, qui satisfait les besoins matériels de l’homme » 174, les choses « qui servent à

l’usage des hommes » 175. De la même façon, MM. les professeurs Terré et Simler disent

167 D’ailleurs, les spécialistes de la question estiment plus réaliste d’accorder au fiduciaire « une forme

nouvelle de droit réel sur la chose d’autrui, plutôt qu’un droit de propriété aussi dérogatoire » : voir notamment B. MALLET-BRICOUT, « Le fiduciaire propriétaire ? », JCP E 2010, n° 8, 1191.

168 F. TERRÉ et Ph. SIMLER, Droit civil, Les Biens, 8e éd., Dalloz, 2010, n° 97, p. 103.

169 Voir F. ZÉNATI-CASTAING et Th. REVET, Les biens, 3e éd., Puf, 2008, p. 24, no 6.

170 D. 50, 16, 49. 171 D. 50, 16, 83.

172 DEMOLOMBE, tome IX, no 8.

173 BAUDRY-LACANTINERIE et CHAUVEAU, Traité théorique et pratique du droit civil. Des biens, 1re éd., 1896,

p. 10, no 10.

174 Ph. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, 5e éd., Defrénois, 2013, p. 1, no 1.

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que dans son sens premier, le mot bien désigne « les choses qui appartiennent à l’usage de l’homme et permettent à celui-ci de satisfaire ses besoins en les utilisant et en les échangeant » 176. MM. les professeurs Zénati-Castaing et Revet, quant à eux, admettent que

les biens sont « les choses dont l’utilité justifie l’appropriation » 177. Enfin, M. le professeur

Gaudrat affirme que « l’utilité rend les choses attractives. Elle les détermine à devenir des biens » 178. L’utilité n’a donc jamais suscité de controverse doctrinale, en tant que critère du

bien. Néanmoins, certains auteurs estiment nécessaire d’y adjoindre le critère de la rareté.

47. La rareté, complément de l’utilité.— Si les biens sont, étymologiquement, des choses

qui procurent des utilités à l’homme (bona), toutes les choses utiles ne sont pas nécessairement des biens. Elles ne le deviennent que lorsque le bienfait ne peut en être retiré sans appropriation. C’est ainsi que MM. les professeurs Zénati-Castaing et Revet affirment qu’il n’y a pas de bien sans rareté 179. D’ailleurs, selon le professeur Gaudrat, « la

rareté de la matière dont elles [les choses] sont faites, engendrant la compétition, donne aux biens leur valeur » 180. La rareté impose donc l’appropriation des choses utiles. Elle

« dépend du nombre de personnes désireuses de s’approprier telle forme de chose, et surtout de la quantité de cette forme de choses » 181. Par conséquent, l’utilité et la rareté, en

fonction des besoins des hommes, sont subjectives. Les biens qui s’échangeaient dans la société rurale du XIXe siècle sont différents des biens commercialisés dans la société de consommation des XXe et XXIe siècles 182. Les choses inutiles deviennent alors des res

derelictae. La rareté est naturelle ou artificielle. Elle est naturelle lorsqu’elle est intrinsèque à

une chose. Tel est le cas des produits des mines et des carrières qui se trouvent en quantité limitée. Elle est artificielle lorsqu’elle est créée par la volonté des hommes. Ainsi, lorsque l’État accorde des privilèges, des droits d’exercice d’une profession donnée, ces droits deviennent utiles et rares, et à ce titre, certains auteurs les analysent en biens 183. Il en va

ainsi des droits de propriété industrielle accordés à titre exclusif à ceux qui expriment la volonté d’exploiter une invention nouvelle (brevet d’invention), un dessin ou un modèle

176 F. TERRÉ et Ph. SIMLER, Droit civil, Les biens, op. cit., p. 35, no 29.

177 F. ZÉNATI-CASTAING et Th. REVET, Les biens, op. cit., p. 18 et s., no 2.

178 Ph. GAUDRAT, « La propriété intellectuelle : pensée unique ou modèles multiples ? », op. cit., no 3.

179 F. ZÉNATI-CASTAING et Th. REVET, Les biens, op. cit., p. 19. Les auteurs prennent l’exemple de l’air, qui

est utile, mais, pour l’heure, n’est pas rare et à ce titre, ne peut constituer juridiquement qu’une res

communis et non un bien.

180 Ph. GAUDRAT, « La propriété intellectuelle : pensée unique ou modèles multiples ? », op. cit., no 3.

181 F. ZÉNATI-CASTAING et Th. REVET, Les biens, op. cit., p. 19. 182 N. REBOUL-MAUPIN, Droit des biens, 2e éd., Dalloz, 2008, p. 6, n° 6.

183 M. MIGNOT, « La notion de bien, contribution à l’étude du rapport entre droit et économie », RRJ

nouveau (dessins et modèles) ou une marque distinctive (droit de marque). L’exclusivité d’exploitation confère alors à l’invention, au dessin, au modèle ou à la marque leur valeur patrimoniale, le titre réservant à leur titulaire certaines parts de marché liées à l’exploitation des utilités économiques de ces objets de droits de propriété industrielle.

Avec l’essor de l’analyse économique du droit, le double critère de l’utilité et de la rareté a été, depuis peu, converti en un critère unique et économique, celui de la valeur patrimoniale.

48. La valeur patrimoniale, substitut de l’utilité et de la rareté.— Ces deux dernières

décennies, sans doute avec l’appréhension du marché économique par le droit, de plus en plus d’auteurs adoptent comme critère du bien sa valeur économique, traduction de l’ensemble utilité-rareté. Mousseron entend ainsi par bien « tout élément, matériel ou non, suscitant un double souci de réservation et de commercialisation chez son maître du moment qui appelle et obtient la sollicitude de l’organisation sociale » 184. L’auteur ajoute

que « nos sociétés peuvent, un temps, ignorer certaines valeurs et ne point les reconnaître comme biens. Leur importance croissant, leurs maîtres du moment, après avoir constaté l’insuffisance des moyens de fait, appellent l’intervention sociale, l’intervention juridique, par conséquent. Le jour où la société répond, la "valeur" devient "bien". Il est, donc, des valeurs dont le Droit ne se préoccupe pas et qui ne sont pas (encore ?) des biens » 185. La

Cour européenne des droits de l’Homme cristallise ce critère en définissant les biens comme des droits ayant une valeur patrimoniale. Selon cette juridiction, la notion de biens peut recouvrir tant des « biens actuels » que des « valeurs patrimoniales », y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété 186. C’est ainsi que les

juges de Strasbourg ont pu admettre au sein des biens des « intérêts économiques liés à l’exploitation d’une entreprise » 187, « des droits et des intérêts constituant des actifs » 188, un

« intérêt économique substantiel » 189, un « intérêt patrimonial » 190. Comme le soulignaient

184 J.-M. MOUSSERON, « Valeurs, biens, droits », in Mélanges en hommage à André Breton et Fernand Derrida,

Dalloz, 1991, p. 279, no 7.

185 Ibidem.

186 CEDH, 7 janvier 2003, Kopecky c/ Slovaquie, § 25.

187 CEDH, 7 juillet 1989, Tre Traktörer Aktielobag AB c/ Suède, A. 159, § 53.

188 CEDH, 23 février 1995, Gasus Dosier und Fördertechnik GmbH c/ Pays-Bas, A. 306 B, § 53.—

CEDH, 5 janvier 2000, Ernst Beyeler c/ Italie, AFDI 2000, n° 48, p. 609, obs. V. COUSSIRAT- COUSTÈRE.— CEDH, 12 décembre 2002, Wittek c/ Allemagne, § 42.

189 CEDH, 18 juin 2002, Öneryildiz c/ Turquie, D. 2002, somm., 2568, obs. C. BIRSAN.

190 CEDH, 29 mars 2010, deux arrêts, Depalle c/ France et Brosset-Triboulet c/ France, D. 2010, p. 965,

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déjà Marty et Raynaud, « la réalité économique prend désormais le pas sur la structure juridique traditionnelle » 191, ce qui retentit sur le droit de marque. Désormais, les auteurs

n’hésitent plus à définir le bien comme « une valeur économique, située dans une prérogative juridique quelconque, et consacrée comme telle par le Droit objectif » 192.

Le critère de la valeur patrimoniale est tiré de la réalité du marché économique. Selon Josserand, « le juridique est fonction de l’économique », et donc les biens véritables sont les valeurs économiques 193. Les situations juridiques regorgent d’exemples de références à la

valeur économique. Ainsi, Savatier définit la donation comme « le transfert d’une valeur comptable d’un patrimoine à un autre » 194. De même, la revendication de biens fongibles

se traduit par une revendication de la valeur de ces biens. Enfin, l’usufruitier d’une chose fongible ou consomptible acquiert le pouvoir d’en disposer à charge de restituer, à la fin de l’usufruit, une chose semblable en quantité et en qualité, ou la valeur de la chose estimée à la date de la restitution 195. À l’examen de la définition de la valeur patrimoniale, l’on se

rend compte qu’elle est, ni plus ni moins, un instrument d’évaluation monétaire des biens. Certains auteurs l’appréhendent en effet comme la perception par plusieurs sujets désirants de l’utilité d’une chose rare 196, et la rareté d’une chose crée souvent une relation de

concurrence entre les hommes, ce qui confère à cette chose sa valeur d’échange 197. L’utilité

et la rareté ont été remplacées par la valeur monétaire car le bien sert à enrichir le patrimoine d’une personne. En cela, le bien est une valeur patrimoniale.

2010, p. 389, obs. N. FOULQUIER ; RFDA 2010, p. 543, note R. HOSTIOU. En l’occurrence, il s’agissait

d’un intérêt patrimonial à jouir d’un immeuble. Dans le même sens, CEDH, 18 novembre 2010,

RTD civ. 2011, p. 150, obs. Th. REVET ; JCP A 2011, p. 205, obs. BAILLEUL ; Gaz. Pal. 2011, nos 19 à

20, p. 13, note SENO.

191 MARTY et RAYNAUD, Droit civil, t. II, 2e éd., Les biens, Sirey, 1980, n° 3, p. 2.

192 M. MIGNOT, « La notion de bien, contribution à l’étude du rapport entre droit et économie », RRJ

2006/4, I, p. 1805 et s. Voir aussi P. BERLIOZ qui définit le bien par la valeur au sens strict : valeur pécuniaire, patrimoniale, marchande, « purement comptable » (La notion de bien, thèse, LGDJ, 2007, p. 203, no 624).

193 JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, t. I, 3e éd., Sirey, 1938, no 1317. L’auteur prend dès lors

l’exemple des souvenirs de famille pour évoquer que de fait, les exceptions sont assez rares de choses considérées comme des biens alors qu’elles n’ont de valeur que morale et non économique (Req., 30 juin 1942, JCP G 1943, II, 2254, note R. SAVATIER : les souvenirs de famille sont des biens ayant une « valeur purement morale »). AUBRY et RAU, dans leur Cours de droit civil français, assimilaient déjà biens et valeurs pécuniaires.

194 R. SAVATIER, RTD civ., 1975, n° 6, p. 756. 195 C. civ., article 587.

196 M. MIGNOT, « La notion de bien… », op. cit. : « Il est difficile de penser la valeur autrement que comme

une quantité de quelque chose, donc comme un instrument de mesure. L’origine subjective de la valeur lui imprime cette nature d’instrument de mesure ».

49. Le bien comme élément du patrimoine.— La théorie classique du patrimoine conçoit

ce dernier en tant que reflet nécessaire de la personne. Les biens eux-mêmes ne se conçoivent qu’en considération de la personne de leur propriétaire puisqu’un bien est une chose — matérielle ou immatérielle — juridiquement appropriable. Toute personne possède ou a vocation à s’approprier des biens, et doit répondre de ses obligations envers les tiers dans ses relations avec ceux-ci. Toute personne a donc nécessairement un patrimoine 198. Par conséquent, pour rejoindre la conclusion de Mme Cohet-Cordey, le

patrimoine, reflet économique de la personne, contient les biens dont celle-ci est propriétaire et les obligations dont elle est tenue 199. L’interprétation extensive de cette

notion a conduit à une nouvelle définition du bien : le bien est tout élément composant l’actif du patrimoine. Une telle définition ne se vérifie cependant pas pour tous les éléments d’actif. Ainsi, par exemple, la créance de somme d’argent est un bien qui peut figurer à l’actif du patrimoine 200, mais le droit qui porte sur elle ne peut s’analyser en droit de

propriété en raison de l’aléa qui pèse sur son existence : la valeur de la créance n’entre effectivement et définitivement dans le patrimoine que si le débiteur procède au paiement 201. Un auteur affirme justement que « si le droit de créance confère le pouvoir

d’exiger la prestation, il n’en garantit pas l’obtention. Il comporte par essence un aléa sur celle-ci, qui dépend de la diligence du débiteur et de sa solvabilité » 202. Un autre auteur

constate avec raison que « lorsque le créancier obtient le paiement de sa créance, ça n’est pas la propriété qui le lui permet, c’est le droit de créance » 203. La créance d’argent n’est

donc pas un bien, mais « un état de tension entre deux patrimoines, celui du créancier et celui du débiteur » 204.

198 AUBRY et RAU, Cours de droit civil français, op. cit., p. 229.

199 F. COHET-CORDEY, « La valeur explicative de la théorie du patrimoine en droit positif français »,

RTD civ. 1996, p. 819.

200 CEDH, 6 octobre 2005, deux arrêts, n° 1513/03, Draon c/ France, et n° 11810/03, Maurice c/ France,

D. 2005, p. 2546, obs. M.-C. DE MONTECLER ; RTD civ. 2005, p. 743, obs. J.-P. MARGUÉNAUD ; ibidem p. 798, obs. Th. REVET.— CEDH, 9 janvier 2007, n° 31501/03, Aubert et autres c/ France, RDC

2007/2, p. 477, obs. A. DEBET : Les créances sont admises au rang de biens en application du critère de la patrimonialité.

201 Voir toutefois Cons. const., décision n° 2010-607 DC, 10 juin 2010, loi relative à l’EIRL, qui reconnaît

un droit de propriété au profit des créanciers : D. 2010, p. 2553, note S. MOUTON ; RTD civ. 2010, p. 584, obs. Th. REVET. La décision pourrait être interprétée comme leur conférant un pouvoir direct sur les biens du débiteur, bouleversant ainsi la distinction classique entre droits réels et droits personnels.— Dans le même sens, Civ. 2e, 3 mai 2007, no 05-19439, Bull. II, n° 121 ; D. 2007, p. 2336,

chron. V. VIGNEAU ; D. 2008, p. 1167, obs. A. LEBORGNE ; RTD civ. 2007, p. 643, obs. R. PERROT.

202 J. FRANÇOIS, « Les créances sont-elles des biens ? », in Liber Amicorum Christian Larroumet, Economica,

2010, p. 169, n° 32.

203 P. BERLIOZ, La notion de bien, thèse, LGDJ, 2007, n° 241. 204 A. SÉRIAUX, Rép. civ., Dalloz, 2003, V° Propriété, n° 22.

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L’utilité et la rareté d’une chose, ou encore sa valeur, ne suffisent pas à en faire un bien. Encore faut-il que le droit accepte que les hommes puissent s’en réserver l’usage et la jouissance à titre privatif. Un second critère doit donc être pris en compte dans la détermination du bien : celui de l’appropriabilité.

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