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Justification par les limites du droit exclusif

Dans le document Le droit de marque (Page 142-146)

L A NATURE JURIDIQUE DU DROIT DE MARQUE

L’ ERREUR PORTANT SUR L ’ OBJET DU DROIT

B. L’impossible incrimination du vol

I. Justification par les limites du droit exclusif

137. Le droit porte, non sur la marque, mais sur les utilités économiques procurées par la marque.— Il n’est pas nié que la marque est un bien ; par conséquent, il n’est pas non

plus nié qu’un droit de propriété puisse porter sur une marque. Cependant, le droit de marque ne porte pas sur le signe distinctif lui-même, mais sur les utilités économiques du signe 460. Les textes supranationaux ont clairement posé que le droit de marque ne reçoit

protection que « dans la vie des affaires » 461 ou à l’occasion « d’opérations

commerciales » 462. Interprétant ces notions, la CJUE entend le droit de marque comme un

droit qui permet à son titulaire de profiter de toutes les utilités de ce signe 463. Les limites

du droit en sont aisément identifiées : d’une part, le contexte de la vie des affaires, et d’autre part, la sphère de spécialité des produits ou services. Comme l’écrit M. le professeur Pollaud-Dulian, « un signe n’est pas protégé en lui-même, il n’est protégé que pour une spécialité revendiquée par le titulaire de ce signe, c’est-à-dire que son droit exclusif sur le signe est relatif » 464. Mme Pérot-Morel affirme également que le titulaire n’est pas investi

d’un droit sur le signe lui-même ; il peut seulement s’opposer à ce que l’utilisation d’un même signe par autrui crée un risque de confusion avec ses propres produits. Il n’y a donc pas d’appropriation véritable sur le signe : le droit se cantonne à la catégorie de produits désignés par la marque 465. Si le droit portait sur la marque elle-même, toutes les utilisations

de la marque, sans autorisation du titulaire, seraient interdites. Or, tel n’est le cas ni de la

460 Voir notamment J. PASSA, Droit de la propriété industrielle, op. cit., p. 9, no 8 : « Le droit porte du reste

moins sur le signe lui-même que sur le rapport de ce signe aux produits ou services visés au dépôt et qu’il a vocation à identifier sur le marché ».— Voir également F. POLLAUD-DULIAN, Propriété intellectuelle,

La propriété industrielle, op. cit., p. 714, no 1299 : « Le droit de marque ne porte donc pas sur le signe en

soi, mais sur le signe dans son rapport au produit ou service qu’il désigne ».

461 Directive Marques et RMC. 462 ADPIC.

463 CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal c/ Bellure, point 58, Rec. I-5185 ; Propr. ind. 2009,

comm. 51, A. FOLLIARD-MONGUIRAL.— CJCE, 12 novembre 2002, aff. C-206/01, Arsenal Football

Club, point 51, Rec. I-10273.

464 F. POLLAUD-DULIAN, Propriété intellectuelle, La propriété industrielle, op. cit., p. 649, no 1205.

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citation ni de la parodie de marque : la Cour de cassation a décidé, par deux arrêts rendus le même jour par deux chambres différentes, que l’atteinte portée à la marque — et non au droit de marque — par une imitation dénigrante, peut être justifiée — et donc autorisée — par l’exercice de la liberté d’expression, en l’occurrence par des campagnes de défense de l’environnement 466. Ainsi, la seule atteinte au signe distinctif en tant qu’objet immatériel,

indépendamment de l’atteinte portée à sa réputation, n’est pas systématiquement sanctionnée par le Code de la propriété intellectuelle. Si une faute est reprochée à l’occasion d’une citation ou d’une parodie de marque, elle ne saurait consister qu’en un abus de la liberté d’expression, sanctionné sur le fondement de l’article 1382 et non de l’article 544 du Code civil ni des articles L. 716-1, L. 713-2, L. 713-3 et L. 713-4. Seul l’usage sans autorisation du signe en tant que marque, c’est-à-dire désignant des produits ou des services, tombe sous le coup de la contrefaçon. Cela prouve que la protection du droit de marque est indépendante de celle du signe. Cette différence de traitement faite par le droit se justifie par le fait que ce sont les utilités économiques, notamment le droit exclusif d’exploitation, qui sont protégés par le Code de la propriété intellectuelle, et non le droit sur la marque. Les utilités économiques de la marque sont constituées par l’usage du signe pour désigner des produits ou services offerts sur le marché, ainsi que pour promouvoir ces produits ou services, notamment par le biais de la communication commerciale. Or, ces utilités économiques, notions purement abstraites, ne peuvent s’analyser en res. C’est ainsi que Picard proposait de faire des droits intellectuels une catégorie spéciale de droits subjectifs à côté des droits réels, des droits personnels et des droits d’obligation : « Il n’y aurait un droit privé complet que lorsque, au Code civil de chaque nation, on aurait joint un livre nouveau comprenant l’organisation spéciale des droits qui ont pour objet ces productions de l’intelligence » 467. Mais si l’auteur était aussi affirmatif, c’était parce que

pour lui, les droits réels ne portent que sur des choses corporelles : « Une des caractéristiques de ces droits intellectuels c’est de ne pas être fixés […] à un objet matériel

466 Civ. 1re, 8 avril 2008, pourvoi no 07-11.251, Bull. 2008, I, n° 104 ; RTD civ. 2008, p. 487, note

P. JOURDAIN ; D. 2008, p. 2402, note L. NEYRET.— Com., 8 avril 2008, pourvoi no 06-10.961, JCP E

2008, n° 22, somm. p. 18. L’atteinte consistait, pour les associations Greenpeace France et Greenpeace New-Zealand, à reproduire sur leurs sites internet la lettre A stylisée de la marque Areva et la dénomination Areva en les associant toutes deux à une tête de mort et au slogan « Stop plutonium - l’arrêt va de soi » dont les lettres A reprenaient le logo et en plaçant la lettre A sur le corps d’un poisson mort ou mal en point. L’association Greenpeace France dénonçait encore sur son site internet la politique en matière d’environnement menée par la société Exxon Mobil et sa filiale Esso en utilisant les termes « ESSO », « STOP ESSO », « E$$O » et « STOP E$$O », seuls ou associés à des éléments figuratifs, notamment un fond rectangle bleu avec des étoiles.

467 PICARD, « Embryologie juridique. Nouvelle classification des droits », Journal du droit international privé

unique qui ne peut se trouver en deux lieux à la fois » 468. C’est ainsi que les res, selon lui,

sont essentiellement corporelles : « Il n’y a pas de rapport, et il n’y a pas d’assimilation possible entre une chose matérielle, une res, et une chose intellectuelle. Leurs natures sont aux antipodes » 469. L’auteur rejoint ainsi Dunant qui affirmait déjà dans son traité que « le

droit de propriété est un droit réel ; c’est même le type par excellence du droit réel ; or, le droit réel, c’est son nom qui l’indique, ne peut porter que sur une chose, une res, c’est-à-dire une chose matérielle qui se voit et se touche. Or, comment assimiler à un droit de propriété ainsi défini, un droit dont le caractère particulier est précisément de porter sur une conception purement abstraite ? » 470. Quand bien même la restriction des res aux seules

choses corporelles semble excessive à l’heure où le champ des biens accueille les titres, les actions, les fichiers électroniques et autres valeurs patrimoniales telles que les signes distinctifs comprenant les marques, la qualification de la marque en bien ne justifie pas la nature propriétaire du droit de marque. Le droit de marque porte, en effet, non pas sur le bien marque, mais sur ses utilités économiques. Dès lors, les usages à des fins autres que commerciales, du fait qu’ils ne sont pas des utilités économiques, ne relèvent pas du droit des marques. Ils relèvent essentiellement de la liberté d’expression.

Par ailleurs, l’application du régime du droit de propriété peut conduire à des solutions inadaptées au droit de marque. Le titulaire de la marque pourrait invoquer l’absoluité conférée l’article 544 du Code civil pour interdire des usages tels que la citation ou la parodie de marque. On se souvient des solutions adoptées en matière d’image des biens : le propriétaire pouvait, avant 2004, date du revirement de jurisprudence, efficacement faire jouer son droit de propriété sur un immeuble pour faire interdire toute reproduction photographique du bien sans son autorisation 471. Désormais, depuis l’arrêt de l’Assemblée

plénière de la Cour de cassation du 7 mai 2004, « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci ; qu’il peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal » 472. Il convient donc de ne

pas appliquer le régime du droit de propriété au droit de marque. Par ailleurs, il faut constater que le droit de marque présente un caractère instable par rapport au droit de propriété.

468 Ibidem. 469 Ibidem.

470 DUNANT, Traité des marques de fabrique et de commerce en Suisse, 1898, p. 100, n° 48.

471 Voir notamment Civ. 1re, 10 mars 1999, pourvoi no 96-18.699, arrêt Gondrée, JCP G 1999, II, 10078,

p. 857, note P.-Y. GAUTIER ; JCP G 2001, II, 10553, p. 1277, note Ch. CARON.

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138. L’instabilité du droit de marque face à la stabilité du droit de propriété.— Un

dernier argument plaide en faveur de la sortie du droit de marque de la sphère du droit des biens : la perpétuité du droit de propriété. En effet, comparé au droit de marque, le droit de propriété apparaît comme un droit stable, tant sur le plan de l’acquisition que sur le plan de la perte.

D’une part, la propriété s’acquiert naturellement, soit par succession, donation entre vifs ou testamentaire ou par l’effet des obligations 473, soit par accession, incorporation ou

prescription 474, tandis que le droit de marque s’acquiert par la délivrance administrative

d’un titre de propriété industrielle à la suite de l’enregistrement de la marque au registre national des marques 475. Or, la demande d’enregistrement peut se voir rejetée si elle ne

satisfait pas aux conditions de forme exigées par l’article L. 712-2 du Code de la propriété intellectuelle 476, si le signe ne peut constituer une marque au sens des articles L. 711-1,

L. 711-2 et L. 711-3, et enfin si l’opposition dont elle fait l’objet est reconnue justifiée 477.

L’acquisition du droit de marque ne procède donc pas, loin s’en faut, d’une volonté individuelle à l’instar du droit de propriété. L’État s’arroge la prérogative d’octroyer le droit d’exploitation exclusive du signe. En cela, la délivrance administrative du titre a pu être assimilée aux privilèges accordés sous l’Ancien Régime. Du latin privilegium (composé de

privus et de lex), le privilège se définit comme une « loi exceptionnelle prise en faveur d’un

particulier » 478. En effet, l’avantage ainsi accordé l’est au bénéfice de certaines personnes, à

l’exclusion des autres. D’autre part, le droit de propriété est perpétuel tandis que le droit de marque est temporel. Ainsi, du fait que le droit de propriété ne s’éteint pas par le non-usage du bien, il est imprescriptible 479. « Le propriétaire ne doit pas restituer la chose au bout

d’un certain temps. S’il ne décide pas de s’en défaire, il la conservera jusqu’à son décès et la transmettra, à ce moment, à ses héritiers » 480. C’est ce qui découle de l’article 545 du Code

civil disposant que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause

473 C. civ., article 711. 474 C. civ., article 712.

475 CPI, article L. 712-1 : « La propriété de la marque s’acquiert par l’enregistrement […]. L’enregistrement

produit ses effets à compter de la date de dépôt de la demande […] ».

476 CPI, article L. 712-2 : « La demande d’enregistrement est présentée et publiée dans les formes et

conditions fixées par le présent titre et précisées par décret en Conseil d’État. Elle doit comporter notamment le modèle de la marque et l’énumération des produits ou services auxquels elle s’applique ».

477 CPI, article L. 712-7.

478 Dictionnaire historique de la langue française, par A. REY, M. TOMI, T. HORDÉ et C. TANET, Dictionnaires

Le Robert, V° Privilège.

479 C. civ., article 2227.

d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité ». En comparaison, le droit de marque peut se perdre par le non-usage de la marque : l’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle prévoit la déchéance des droits du titulaire de la marque qui, sans justes motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour les produits et services visés dans l’enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans. Par ailleurs, le titre de propriété industrielle est délivré pour une période de dix ans 481. À cet égard, il est plus

proche des licences professionnelles que du droit de propriété. Le pharmacien qui n’exploite pas son officine perd sa licence 482. De même, une licence de débit de boissons

est périmée si le débit n’est pas exploité pendant trois ans 483.

L’identification des utilités économiques de la marque comme objet du droit fait dès lors apparaître les spécificités du droit de marque par rapport aux autres droits intellectuels. Ainsi, la prétendue unité des droits intellectuels n’est qu’illusoire.

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