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Discussion sur le caractère absolu du droit de marque

Dans le document Le droit de marque (Page 110-115)

L A NATURE JURIDIQUE DU DROIT DE MARQUE

B. Discussion sur le caractère absolu du droit de marque

89. La plénitude des prérogatives, absente du droit de marque.— Il est souvent affirmé

que les droits intellectuels, étant des droits de propriété, ont un caractère de droit absolu : « Le droit de la propriété intellectuelle emprunte surtout l’absolutisme au droit de propriété du Code civil et guère plus » 350. Or, cette liberté, qui se retrouve aussi bien dans le droit

d’user que dans le droit de ne pas user, est absente du droit de marque. Le droit de marque n’est pas le droit de jouir et de disposer du signe de la manière la plus absolue. Il convient de rappeler que le titulaire de la marque n’a pas la possibilité d’interdire aux tiers les usages à des fins autres que celle de distinguer des produits ou services. Ainsi, la parodie de marque, la citation de marque, l’usage de la marque comme référence nécessaire pour indiquer la destination de produits ou de services, sont autant d’usages qui ne rentrent pas dans le domaine du droit de marque. Ce dernier n’est donc pas un droit absolu. De même, alors qu’aucun texte — pas même les dispositions prescriptives — ne déchoit le propriétaire après une période de non-usage, le Code de la propriété intellectuelle prévoit une action en déchéance de la marque contre le titulaire qui n’aura pas exploité son signe pendant une période de cinq années consécutives 351. Le postulat selon lequel le droit sur la

marque n’est pas un droit absolu entend avant tout ne pas réserver au seul titulaire l’usage du terme emprunté au langage courant et qui est à la base du choix du signe enregistré 352.

La terminologie « relativité du droit de marque » est donc entendue au sens où le droit revêt un caractère purement utilitaire. C’est ainsi que la Cour de cassation a décidé que lorsqu’une société dépose, à titre de marque, un mot du langage courant, elle accepte à l’avance que ce mot puisse continuer d’être utilisé dans son acception usuelle 353. Cette

solution, qui vaut aussi pour les marques notoires, se situe dans la lignée de celle de la CJCE qui ne prohibe que l’utilisation non autorisée d’un signe « conforme à la fonction essentielle de la marque » 354.

90. Plan.— Le droit de marque doit être regardé, contrairement au droit de propriété, comme

un droit relatif dans la mesure où il ne peut recevoir protection, d’une part, que dans sa relation avec le produit ou le service identifié par le signe (1), et d’autre part, que si ce signe fait l’objet d’une exploitation effective (2).

350 F. POLLAUD-DULIAN, Propriété intellectuelle, La propriété industrielle, op. cit., p. 7, no 14.

351 CPI, article L. 714-5, alinéa 1er.

352 En ce sens, Ch. CARON, comm. de Com., 20 février 2007, JCP E 2008, n° 1, 1000.

353 Com., 20 février 2007, pourvoi no 05-10.319, Com. com. électr. 2007, comm. 93, note Ch. CARON : à

propos du mot « décathlon ».

— 110 — 1. La protection limitée à la sphère de la spécialité

91. Fondement lié à la fonction distinctive de la marque.— Le titulaire de la marque

dispose-t-il d’un droit discrétionnaire sur sa marque ? Il est certes le seul à concentrer entre ses mains toutes les prérogatives que procure le droit des marques. Et lui seul peut tirer de la marque, de façon discrétionnaire, tous les avantages et les utilités, à l’exclusion des tiers. Le droit de marque est alors opposable erga omnes, dès le moment où elle est enregistrée et que les formalités de publicité ont été accomplies. Cependant, le droit n’est pas illimité. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler le principe de spécialité et de territorialité du droit de marque. La marque ne peut avoir sa raison d’être que dans la limite de sa fonction essentielle, celle de distinguer des produits ou des services de ceux des concurrents du titulaire, et ce, à l’intérieur des frontières de l’État ou des États où elle est enregistrée. Pouillet opposait déjà le droit de propriété absolu au droit de marque relatif en constatant que le titulaire de la marque n’en jouit privativement qu’à l’égard d’une certaine catégorie de personnes, à savoir ses concurrents 355. Dunant affirme le caractère relatif du droit de

marque du fait qu’il ne soit ainsi opposable qu’aux concurrents du titulaire : « Comme la marque n’est qu’un élément d’achalandage, son titulaire n’a à redouter que la confusion pouvant résulter de l’emploi d’une marque semblable sur des produits similaires » 356. Mme

Pérot-Morel va plus loin en interdisant de conférer à la marque une valeur absolue. Cela ferait, selon elle, sortir le droit de marque de son cadre traditionnel, et ce serait par des moyens étrangers au droit des marques que la protection absolue pourrait, seule, être envisagée 357. Si le droit de marque peut être restreint, il ne peut alors se voir reconnaître le

caractère absolu. Cette restriction est liée à la fonction du signe, comme le rappelle Mme le professeur Schmidt-Szalewski : « À la différence des droits sur les créations nouvelles, qui sont protégées de manière absolue, les signes distinctifs ne font l’objet que d’une protection relative : la réservation de la marque est limitée à la désignation des produits ou services que cette marque désigne ». M. le professeur Pollaud-Dulian confirme ce caractère relatif en écrivant qu’ « un signe n’est pas protégé en lui-même, il n’est protégé que pour une spécialité revendiquée par le titulaire de ce signe, c’est-à-dire que son droit exclusif sur le signe est relatif […]. Le droit sur le signe distinctif diffère fondamentalement des droits sur les innovations et les créations : le signe n’est pas approprié de façon absolue, mais uniquement de façon relative » 358. Grâce au principe de spécialité, la marque remplit sa

355 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, p. 87, no 76.

356 DUNANT, Traité des marques de fabrique et de commerce en Suisse, Artur Rousseau, 1898, p. 97, n° 47.

357 M.-A. PÉROT-MOREL, « L’extension de la protection des marques notoires », op. cit., p. 9 et s., n° 18 in

fine.

fonction de « régulateur du jeu de la concurrence et d’identification » 359. Ainsi, un signe

identique ou similaire peut être adopté par un tiers, antérieurement ou postérieurement à l’enregistrement, soit dans un secteur d’activité différent, soit pour désigner des produits ou services différents 360. Le principe de la relativité étant lié à l’essence même de la marque,

toute protection absolue serait, d’après Mme Pérot-Morel, « excessive et paralysante pour la vie du commerce » », et « rien ne permet d’amputer le domaine public en conférant des monopoles exclusifs sur une expression ou une désignation » 361. L’on peut également

opposer le caractère relatif du droit de marque au caractère absolu du droit d’auteur. Ce dernier est en effet un droit absolu car il permet de sanctionner toute reprise de l’œuvre protégée, sous quelque forme que ce soit et à quelque fin que ce soit 362. Le principe de

spécialité se justifie par l’absence de tout danger de confusion entre les produits ou services désignés par une marque, et ceux désignés par une autre. Dans les deux catégories, les deux signes identiques continuent efficacement de jouer leur rôle distinctif, les produits ou services désignés étant différents 363. C’est sans doute la différence déjà relevée par Pouillet

en 1883 entre le droit de marque et les autres droits intellectuels lorsque l’auteur disait que « l’invention brevetée, tant que dure le brevet, l’œuvre artistique et littéraire, pendant le temps fixé par la loi, constituent, au profit du breveté ou de l’auteur, un droit exclusif, une propriété absolue. La propriété de la marque est essentiellement relative, c’est-à-dire que celui qui la possède n’en jouit privativement qu’à l’égard de certaines personnes, à l’égard de ses concurrents » 364. Une réserve doit toutefois être faite pour les marques renommées.

92. Réserve sur les marques renommées.— Lorsqu’un signe antérieur est doté d’une

renommée certaine, aucune marque identique ou similaire ne saurait être déposée, même pour désigner des produits ou services différents, si elle est de nature à porter préjudice au titulaire de la marque ou si la reproduction ou l’imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière 365. Mais si la renommée fait obstacle au jeu de la spécialité, c’est

359 J. SCHMIDT-SZALEWSKI, Rép. dr. com., Dalloz, octobre 2006, V° Marques de fabrique, de commerce ou

de service, n° 225.

360 Paris, 8 décembre 1978, PIBD 1979, no 299, II p. 50.— Com., 25 septembre 2012, pourvoi

no 11-22.685, JurisData no 2012-021928 ; Propr. ind. 2013, no 1, comm. 2, note P. TRÉFIGNY.

361 M.-A. PÉROT-MOREL, « L’extension de la protection des marques notoires », op. cit., p. 9 et s., n° 19. 362 CPI, article L. 122-4 : « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le

consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».

363 J. PASSA, Traité, op. cit., p. 47 et s., n° 36 et s. : La portée de la fonction du droit de marque « est

logiquement proportionnée ou limitée aux besoins de son titulaire ».

364 POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., p. 87, n° 76. 365 CPI, article L. 713-5, alinéa 1er.

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dans un souci de protection d’une certaine position importante occupée par la marque sur le marché, laquelle doit être protégée contre les usurpations par les tiers. Il s’agit donc toujours de préserver la fonction distinctive de la marque, c’est-à-dire de permettre au signe de garantir au public que les produits ou services marqués proviennent d’une même origine, quand bien même ils sont différents. Le second alinéa de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle prévoit un traitement privilégié identique aux marques notoirement connues, outre leur protection dérogatoire malgré l’absence d’enregistrement. La dérogation à la règle de la spécialité est essentiellement justifiée par le risque de discrédit porté sur les marques notoires et renommées.

93. Une exception justifiée par le risque de discrédit.— La protection de la marque

renommée au-delà de la sphère de la spécialité a une origine prétorienne. Il est vrai que la première décision en ce sens concerne un nom commercial. Néanmoins, le raisonnement des juges vaut, ainsi que le confirme la jurisprudence postérieure, mutatis mutandis, pour les marques 366. Le litige opposait la société fabriquant les fameux stylos Waterman à un tiers

utilisant le même vocable afin de désigner des lames de rasoir. Le tribunal de commerce de la Seine, dans son jugement, a avancé la motivation suivante : « attendu qu’il est constant que le nom de Waterman jouit d’une grande notoriété dans le commerce ; […] que le fait pour un fabricant de lames de rasoir de présenter ses produits sous ce nom est de nature — bien que les produits soient différents —, tout en étant destinés à être vendus à la même clientèle, à créer une confusion qui bénéficie à coup sûr à la société Bassatis et peut causer à la société Waterman un préjudice important, si les lames sont de qualité médiocre et les procédés de mise en vente contraires aux usages loyaux du commerce, ou tout au moins un trouble commercial appréciable dans le cas contraire ; qu’au surplus, aucun motif ne paraissait expliquer le choix par la société Bassatis d’un nom déjà utilisé et aussi différent du sien ».

Si la protection du droit de marque est limitée à la sphère de la spécialité, elle est également subordonnée à la condition d’exploitation effective du signe, connue juridiquement sous l’appellation de « condition d’usage sérieux ».

2. La protection limitée à l’exploitation effective

94. La déchéance pour défaut d’usage sérieux.— L’usage de la marque enregistrée doit être

fait dans les conditions du dépôt, ce qui suppose, d’abord un usage du signe sous sa forme

enregistrée 367, ensuite un usage pour les produits ou services visés dans l’enregistrement, et

enfin, en application du principe de territorialité, un usage sur le territoire français. L’usage sérieux correspond à une exploitation du signe de manière effective, c’est-à-dire un usage à titre de marque, pour désigner des produits ou services, excluant donc l’usage à titre symbolique aux seules fins du maintien des droits sur la marque. Ainsi, la loi n’exige pas un niveau minimal d’exploitation, l’appréciation se faisant au cas par cas en fonction de la taille de l’entreprise, des caractéristiques du produit et de la structure du marché 368. La

déchéance est, rappelons-le, une mesure introduite par la loi du 31 décembre 1964 pour lutter contre l’afflux de signes déposés sans aucune intention d’exploitation qui, non seulement encombrent le Registre national des marques, mais encore restreignent le choix des autres déposants. La menace de la déchéance pour défaut d’exploitation démontre le caractère relatif du droit de marque : le signe enregistré ne peut recevoir protection qu’à la condition de faire l’objet d’une exploitation effective. Cette relativité a par ailleurs été mise en évidence par le principe de spécialité qui limite la protection du droit à la relation de la marque avec les produits ou services désignés. Le droit de marque est donc, contrairement au droit de propriété qui est absolu, un droit relatif à double titre : d’abord en ce qu’il peut se perdre s’il n’est pas exploité de manière effective, et ensuite en ce qu’il n’est protégé que dans la sphère de la spécialité des produits ou services désignés.

Après avoir discuté de l’application au droit de marque des critères du droit de propriété, il convient maintenant de discuter de l’application des mécanismes propres au droit des biens.

II. Discussion sur l’application des mécanismes propres au droit

des biens

95. Plan.— La doctrine majoritaire reconnait l’application du mécanisme de la possession des

meubles incorporels au droit de marque. Par ailleurs, le législateur admet que la marque puisse être mise en gage. Or, il apparaît que d’une part, l’exercice de la possession est impossible sur la marque (A), et d’autre part, la mise en œuvre du gage sur la marque est difficile (B).

367 Les tribunaux admettent toutefois l’usage d’un signe légèrement modifié (notamment lorsque sa

modernisation est apparue nécessaire) à condition que ses éléments distinctifs aient été conservés : Paris, 17 février 1999, Ann. propr. ind. 1999, p. 201.

368 Paris, 17 juin 1991, Ann. propr. ind. 1991, p. 76.— Paris, 1er mars 2002, PIBD 2002, III, p. 514.— Paris,

26 novembre 2002, PIBD 2005, III, p. 172.— confirmé par CJCE, 11 mars 2003, D. 2003, somm. p. 2691, obs. S. DURRANDE ; Comm. com. électr. 2003, comm. n° 48, note Ch. CARON ;

JCP E 2003, p. 1468, n° 12, obs. Boespflug, GREFFE et BARTHÉLÉMY ; Propr. ind. 2003, comm. n° 43, note FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2003, n° 9, p. 429, obs. G. BONET.

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