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Discussion sur la qualification « monopole d’exploitation »

Dans le document Le droit de marque (Page 127-131)

L A NATURE JURIDIQUE DU DROIT DE MARQUE

B. Discussion sur la qualification « monopole d’exploitation »

115. Plan.— Les droits intellectuels ayant vocation à régir la circulation des objets de ces droits,

il s’agit, non de protéger un bien, mais de réguler les relations économiques créées à

407 J.-L. BERGEL, « Une "approche" économique de la propriété en droit privé », RRJ 2008,

Cah. méth. jur. n° 22, p. 2501.

408 M. REVET, notamment, justifie la qualification par la fondamentalité protectrice du droit : « L’approche

de la propriété à partir de la problématique des droits fondamentaux révèle mieux que tout autre l’appropriabilité de principe de toutes les valeurs issues de l’industrie humaine. La considération du droit de propriété sous l’angle de son caractère fondamental révèle qu’en tant que droit subjectif, il constitue le pendant, dans l’ordre du droit, de la puissance créatrice dont l’homme a à l’égard de la Nature : l’homme moderne est créateur » (« Les nouveaux biens », op. cit.).

409 Th. REVET, « Les nouveaux biens », op. cit.

l’occasion de l’exploitation du monopole protégé. Le monopole juridique est donc au centre de la protection, ce qui a justifié la qualification alternative « monopole d’exploitation » (1). Toutefois, l’étude bibliographique montre que la qualification rejoint toujours la thèse propriétaire, certains étant péremptoires sur l’assimilation, d’autres beaucoup plus nuancés, sans pourtant se détacher complètement de la sphère propriétaire. C’est ce qui alimentera notre discussion (2).

1. Fondements de la qualification

116. Justification par l’exclusivité conférée par la loi.— Les contestataires de la théorie

propriétaire utilisent le terme « monopole d’exploitation » pour préciser que les droits s’exercent, non sur l’objet du droit, mais sur ses seules utilités économiques. En effet, l’ubiquité des objets de droits intellectuels entraîne une réception malaisée du droit de propriété : l’exclusivité des droits intellectuels, contrairement à celle du droit de propriété, ne porte que sur la seule exploitation économique, et non sur l’usage de l’objet du droit. Le monopole ne porte donc pas sur l’objet, mais sur le droit conféré 411. Ainsi en est-il de

Planiol qui affirmait que la qualification propriétaire ne se justifie « qu’en raison du caractère exclusif du droit conféré » et qu’il « s’agit en réalité de monopole d’exploitation » 412. Une explication historique en est fournie par Renouard : jadis

synonyme d’envahissement injuste ou de malversation, le mot monopole signifie étymologiquement « vente par un seul ». Il s’agit donc d’un droit de vente réservé, soit à un seul être individuel ou collectif, soit à une seule catégorie d’être individuels ou collectifs déterminés. Le monopole, prohibant déjà la concurrence étrangère, constitue la nature juridique du privilège. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre pour exemple le droit exclusif accordé à l’État français de fabriquer et de vendre du tabac ou de la poudre à feu 413. Le monopole peut également servir à qualifier la nature juridique de la propriété,

droit d’user, disposer et aliéner. D’ailleurs, rapporte Renouard, la qualification de monopole donnée à la propriété convenait fort à l’opinion qui ne voyait dans celle-ci qu’une « institution conventionnelle » 414.

Le postulat est aujourd’hui fortement reçu en doctrine. C’est ainsi que l’assimilation du monopole d’exploitation à la propriété s’est faite en toute logique dans la doctrine

411 DABIN, « Les droits intellectuels comme catégorie juridique », Rev. crit. de législ. et de jurisp. 1939, p. 413 ;

ROUBIER, « Droit intellectuels ou droits de clientèle », op. cit..— Ph. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., p. 64 et s., no 207.

412 PLANIOL, Traité de droit civil, t. II, par G. RIPERT et J. BOULANGER, LGDJ, 1957, p. 791, n° 2256. 413 RENOUARD, Du droit industriel…, op. cit., p. 339 et s.

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contemporaine. Colin et Capitant se fondaient ainsi sur la définition romaine de la propriété : dominium ex jure quiritium, elle est donc un « monopole reconnu à un individu sur une chose » 415. Ils en déduisaient que le droit de propriété est un « monopole à caractère

absolu, comprenant toutes les prérogatives matérielles et juridiques que l’on peut exercer sur la chose : usus, fructus, abusus » 416. Les mêmes auteurs voient pourtant dans les droits

intellectuels « une toute autre nature », et considèrent que leur acquisition, leur durée et leur transmission notamment sont soumises à des règles originales 417. Si MM. Terré et Simler

rapprochent également la notion de celle des droits réels, sans pour autant se convaincre de la qualification propriétaire des droits intellectuels 418, Mme Alma-Delettre consacre

l’expression puisque celle-ci ne contredit pas, selon elle, celle de propriété, les propriétés intellectuelles instaurant bien un monopole juridique 419. Enfin, comme pour résumer

l’analyse, M. Bruguière affirme que « la propriété intellectuelle s’analyse avant tout comme un monopole d’exploitation. Cela signifie que, dans un système libéral, cette propriété déroge à la liberté du commerce et de l’industrie » 420.

Cette nouvelle analyse des droits intellectuels en général, et du droit de marque en particulier, appelle deux discussions.

2. Critique de la qualification

L’appréciation de la qualification « monopole d’exploitation » se fera en deux temps : il s’agit d’abord de démontrer que les termes sont impropres à rejoindre la notion de propriété ; il s’agit ensuite de mesurer l’insuffisance de la terminologie à englober le contenu et le régime des droits intellectuels.

117. Appréciation de la synonymie des termes « monopole » et « propriété » .— Dès le

XIXe siècle, la synonymie a fait l’objet de critiques. Renouard, notamment, rappelle l’origine

du droit de propriété : le propriétaire, dit-il, ne tient pas son droit de la loi : celle-ci ne lui

415 COLIN et CAPITANT, Traité de droit civil, op. cit., p. 849, n° 1481. 416 Ibidem, p. 849 et s., n° 1481.

417 Ibidem, p. 852, n° 1486.

418 F. TERRÉ et Ph. SIMLER, Droit civil, Les biens, op. cit., p. 73, n° 62 : « Les droits intellectuels se plient mal

[…] dans l’ordre de l’incorporel, à la distinction des droits de créance et des droits réels. […]. Ils consistent plutôt en un monopole d’exploitation […] d’une clientèle. A ce point de vue, ils se rapprochent des droits réels : comme ceux-ci, ils s’analysent en un droit exclusif d’exploitation. Aussi, dans la pratique, les appelle-t-on souvent propriétés […]. Cependant, leur nature véritable est très différente de celle du droit de propriété ».

419 S. ALMA-DELETTRE, « La nature juridique des droits de propriété intellectuelle », in Propriété intellectuelle

et droit commun, sous la dir. de J.-M. BRUGUIÈRE, N. MALLET-POUJOL et A. ROBIN, PUAM, 2007, p. 25.

donne pas son bien, elle ne fait que le lui garantir. On est propriétaire sans la loi. La propriété n’est donc pas un monopole, et le monopole n’est pas un droit de propriété. Leur caractère commun, qui consiste dans l’attribution d’un droit privatif, n’autorise pas à les confondre 421. C’est ainsi que l’auteur reprend l’exemple du droit exclusif octroyé à l’État de

produire du tabac : il ne s’agit pas là d’un objet de propriété de l’État. Plus proche de nous, M. le professeur Gaudrat distingue les concepts de monopole et de propriété en remontant à l’origine étymologique du premier : le monopole, puisant son origine dans le mot latin

monopolium signifiant « seul » (monos) et « vendre » (polein), désigne le fait d’être « seul à

pouvoir vendre ». Il s’agit donc d’une privation d’un état concurrentiel 422. Ainsi, le

monopole n’a de finalité qu’économique ou sécuritaire (l’auteur cite l’exemple de la production des poudres et armements, ou encore du monopole des médecins sur les actes de diagnostic), alors que la propriété peut servir d’autres fins, comme protéger la dimension personnaliste de l’objet du droit, ou encore interdire toute appropriation privative au titre d’une propriété publique. En raison des risques qu’il comporte, le monopole n’est donc justifié que s’il est requis par l’intérêt général (service public). Quand il sert le seul intérêt d’un particulier, il est contre-productif : il ne rémunère plus un service rendu à la collectivité ; il institue une position de pouvoir à partir de laquelle le monopoliste agit dans son seul intérêt et se rémunère quasiment à sa guise 423. Il convient de rejoindre M. Gaudrat

dans son analyse comparative des caractères du monopole et du droit de propriété : alors que la technique juridique du monopole est « discontinue », car de la nature de l’exception — c’est un artifice légal utilitariste et donc opportuniste —, la technique propriétaire est « continue », car de la nature du principe ; elle est une aptitude inhérente au sujet (c’est un droit subjectif) » 424. Le monopole ne naît donc que d’un acte juridique

(généralement procédural et gracieux) précisé par la loi et ne couvre que les actes spécifiquement visés par le législateur. Tout ce qui n’est pas expressément octroyé au monopoliste, par le législateur, lui est refusé ; alors que tout ce qui n’est expressément retiré, par la loi, au propriétaire, est en son pouvoir. Le monopole est figé par les textes, non la propriété 425. Et la plume de résumer par cette remarque qui achève d’emporter la

conviction : le monopole soustrait temporairement l’objet protégé au domaine public 426.

421 RENOUARD, Du droit industriel…, op. cit., p. 340.

422 Ph. GAUDRAT, Rép. dr. civ., Dalloz, septembre 2007, V° Propr. litt. et artist. (1° Propriété des créateurs),

n° 317.

423 Ibidem, n° 319. 424 Ibidem. 425 Ibidem, n° 326. 426 Ibidem, n° 327.

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C’est peut-être en cela que les droits intellectuels, particulièrement le droit d’auteur et le droit de brevet, droits temporaires par nature, ont reçu la qualification de monopole d’exploitation.

Indépendamment de l’assimilation du monopole d’exploitation au droit de propriété, c’est la notion même qui ne suffit guère à rendre compte de l’étendue du droit de marque.

118. Insuffisance de la qualification « monopole d’exploitation » .— Le monopole est un

état de fait qui se retrouve dans tous les droits subjectifs. Il en est ainsi du créancier gagiste qui a le monopole du droit de préférence et du droit de suite sur le bien mis en gage par son débiteur. De même, le créancier d’une obligation de faire est le seul bénéficiaire de cette obligation. Si le droit de marque comporte un monopole d’exploitation certain du signe déposé, il n’explique ni l’incrimination de la contrefaçon, ni le statut particulier de la marque déposée par rapport aux autres signes distinctifs. Dans un cas comme dans l’autre, le monopole est reconnu au titulaire, mais pas au même moment. Le droit de marque est un monopole octroyé en amont, et solennellement, par la délivrance d’un titre de propriété industrielle. Le droit sur l’enseigne, le nom commercial, la dénomination sociale, le nom de domaine, quant à lui, est un monopole de fait, non octroyé, mais reconnu seulement à l’issue heureuse d’un procès en concurrence déloyale. Le monopole d’exploitation est reconnu dans les deux cas, simplement, il ne permet pas de faire le départ entre le droit de marque, droit protégé à la fois sur le terrain civil et sur le terrain pénal, et les monopoles de fait sur les autres signes distinctifs.

C’est sans doute ce qui a suscité la proposition de qualifications alternatives, plus précises et plus pragmatiques, telles que « droit de clientèle » ou encore « propriété de marché ». Ces nouvelles appellations, si elles reflètent davantage la réalité économique et juridique, comportent néanmoins une part, infime mais certaine, insatisfaisante.

II. Les limites des qualifications alternatives

119. Plan.— Le droit de marque permet à son titulaire de se réserver une certaine marge de

manœuvre dans sa conquête de la clientèle. Cette fonction a inspiré au doyen Roubier la thèse du « droit de clientèle » (A). Plus empirique, celle de « propriété de marché » proposée par Mme Abello se fonde davantage sur le marché conquis et/ou à conquérir (B).

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