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L’impossible possession de la marque

Dans le document Le droit de marque (Page 115-119)

L A NATURE JURIDIQUE DU DROIT DE MARQUE

A. L’impossible possession de la marque

96. La possession de la marque tenue en échec par le formalisme attaché à l’acquisition du droit.— La possession est un mécanisme juridique qui s’applique sans difficulté à

certains objets immatériels, et ce malgré la résistance menée par la jurisprudence 369. En

effet, le corpus possessoire se retrouve dans le pouvoir de fait exercé sur la chose, c’est-à- dire la volonté de se comporter en propriétaire, ou, plus généralement, en titulaire du droit. C’est ainsi que l’usage des signes distinctifs autres que la marque n’est qu’une forme de possession. Cette possession prouve le droit, puisque ces signes, pour pouvoir être opposables, ne sont soumis à aucune publicité. Il en va tout autrement de la marque, pour laquelle l’idée de possession est difficilement applicable, en raison précisément du formalisme attaché à la naissance du droit. La tentative d’adaptation de la possession aux droits intellectuels avait déjà fait l’objet d’une critique par Roubier qui affirmait que « l’idée d’une prescription acquisitive dans le domaine des droits de clientèle doit être franchement rejetée ; la prescription acquisitive, en matière de droits réels, suppose un bien qui ne peut être aux mains que d’une seule personne, alors que la marque peut être utilisée par un très grand nombre de personnes en même temps ; il serait donc absurde de vouloir interpréter l’inertie du titulaire du droit » 370. MM. Les professeurs Malaurie et Aynès ont également pu

affirmer que les propriétés incorporelles ne paraissent pas susceptibles de possession 371. Si

l’idée théorique d’une maîtrise de fait des objets de droits intellectuels se défend, elle ne saurait être reçue par le droit à travers la notion de possession. Deux objections mettent en effet ce raisonnement en échec, eu égard à la fonction de la possession. La possession est avant tout un mécanisme servant à prouver l’existence d’un droit de propriété. Elle est ensuite un mécanisme servant à acquérir un tel droit. À ces deux titres, elle ne peut donc servir de nature juridique de l’acte d’enregistrement de la marque en ce que, d’une part, la possession est un fait juridique, l’enregistrement, un acte juridique, et d’autre part, la possession acquisitive se prouve par tous moyens, alors que le droit industriel ne se prouve que par le titre constatant l’enregistrement. C’est ainsi que le professeur Pollaud-Dulian a pu affirmer, au sujet des droits intellectuels en général, que « la prescription acquisitive ne joue pas à l’encontre des droits de propriété intellectuelle, pour lesquels d’ailleurs, la notion de possession est difficilement transposable sans en bouleverser l’équilibre du régime. La possession présenterait, du reste, sans doute toujours un vice d’équivoque et de

369 C. KUHN parle d’ailleurs du champ d’application jurisprudentiel de l’article 2279 (aujourd’hui devenu

l’article 2276) du Code civil comme faisant partie « de ces irréductibles Gaulois » (« Licence d’exploitation et article 2279 du Code civil », D. 2006, p. 2897).

370 ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, 1954, p. 518. 371 Ph. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., p. 178 et s., no 574.

promiscuité… En outre, dans un système d’acquisition du droit par le dépôt, qui donne à son titulaire un droit opposable « erga omnes », il est inconcevable d’admettre la prescription acquisitive » 372. Hors du droit des biens, il faut bien reconnaître que la possession est une

notion inconnue par le droit des marques.

97. La possession, une notion inexistante en droit des marques.— La possession est la

situation juridique qui préexiste au droit qu’elle crée par l’écoulement du temps. Cette notion, fort utile en droit civil pour prouver un droit de propriété ou pour l’acquérir, ne l’est cependant pas pour justifier un droit qui ne s’acquiert que par des formalités d’enregistrement ou de publicité. Tel est le cas de la marque déposée dont le droit du titulaire ne se prouve que par le titre, donc le certificat d’enregistrement. En fait de ce genre de meuble incorporel, seule l’inscription vaut titre. Celui qui se contente d’utiliser une marque appartenant à autrui, sans l’enregistrer, ne peut invoquer la possession pour faire jouer la forclusion à son profit. En effet, si la loi déclare irrecevable l’action en contrefaçon d’une marque postérieure enregistrée, dont l’usage a été toléré pendant cinq ans 373, une

telle forclusion n’entraîne pas pour autant l’acquisition, par le contrefacteur, d’un droit de marque concurrent. Ce dernier ne bénéficie que de l’opposabilité de son usage toléré, due à la perte du droit d’agir du titulaire. L’article L. 716-5, alinéa 4, du Code de la propriété intellectuelle précise que le dépôt de la marque contrefaisante effectuée de mauvaise foi n’entre pas dans le champ d’application de la règle de la forclusion par tolérance. Pourtant, la notoriété d’une marque non enregistrée est souvent interprétée comme étant la manifestation d’un pouvoir de fait, l’usage, sur le signe 374. La marque notoire non déposée

bénéficie en effet d’une protection exceptionnelle par le Code de la propriété intellectuelle 375. Cependant, il ne s’agit pas d’une protection d’un droit privatif contre la

contrefaçon, mais d’une protection contre un agissement commercial déloyal à travers l’action en concurrence déloyale. La prétendue possession ne donne donc aucun accès au droit de marque, puisque le droit ne s’acquiert pas par le simple usage (acte matériel de possession). En témoigne l’absence de protection des marques non enregistrées qui ne sont pas notoirement connues. Elles sont des marques d’usage, et pourtant, l’usage manifestant la prétendue possession ne permet pas l’accès à la protection du droit. Les marques d’usage ne bénéficient que d’une protection réduite par l’action en concurrence déloyale. Les mécanismes de protection de la marque notoire sont donc différents de ceux qui

372 F. POLLAUD-DULIAN, Propriété intellectuelle, La propriété industrielle, op. cit., p. 886, no 1535.

373 CPI, article L. 716-5, alinéa 4.

374 N. BINCTIN, Le capital intellectuel, op. cit., p. 44, n° 27 ; A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, op. cit. 375 CPI, articles L. 711-4 et L. 713-5.

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accompagnent la possession en matière de propriété ordinaire : dans une action contentieuse, la reconnaissance du droit de marque ne résulte pas d’une action en revendication ; en revanche, la demande d’annulation du dépôt de la marque contrefaisante peut ouvrir droit l’enregistrement ultérieur de la marque contrefaite 376.

Si la thèse propriétaire a été justifiée en forçant certains principes et mécanismes du droit civil, c’est dans le dessein de satisfaire des intérêts par l’exploitation des effets juridiques de cette qualification. Or, la possession, contrairement à l’effet engendré sur le terrain du droit de propriété — l’usucapion —, ne fait acquérir aucun droit exclusif. À supposer en effet qu’un tiers puisse exercer une possession, le titulaire du droit ne s’en trouve pas dépossédé, de sorte que la possession du tiers, au lieu de se comprendre comme une forme d’usucapion, est, au contraire, un acte de contrefaçon. Il convient dès lors de rejoindre M. le professeur Pollaud-Dulian lorsqu’il affirme que « l’admission d’une acquisition par la possession dans le domaine des droits de propriété intellectuelle remettrait en cause tout l’équilibre de ces droits » 377. En effet, l’absence de la notion même

de possession en droit des marques s’explique par le fait que la marque ne s’acquiert pas par l’occupation.

98. Le mode d’acquisition du droit de marque n’est pas un acte d’occupation.— Selon

certains auteurs, le dépôt d’une demande d’enregistrement d’une marque caractérise l’occupation d’un signe disponible (res nullius) 378. Ainsi, antérieurement au dépôt, le signe

distinctif résulte soit d’un choix parmi les mots du langage courant, soit d’une création littéraire ou artistique. La thèse reviendrait à dire que le terme du langage courant devenant une marque déposée, de chose, il deviendrait bien en entrant dans le patrimoine de son titulaire par la technique de l’appropriation. C’est ainsi que les marques faiblement distinctives — les marques verbales très proches du générique ou du descriptif — ne peuvent conduire à interdire aux tiers l’usage de ces termes dans leur acception courante et leur signification habituelle 379. C’est donc à raison que M. le professeur Mémeteau exclut

des choses sans maître pouvant faire l’objet d’une occupation les meubles incorporels parce qu’ils ne peuvent pas donner prise à une mainmise sur la chose rencontrée qui est le fait de l’occupation 380. Il nous faut enfin examiner le cas de l’enregistrement d’un nom

376 Voir A. ABELLO, « La propriété intellectuelle, une "propriété de marché" », op. cit. 377 F. POLLAUD-DULIAN, « De la prescription en droit d’auteur », op. cit.

378 A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, op. cit., p. 229, n° 432 ; A. CHAVANNE, « Les marques

notoirement connues ou de haute renommée », in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 301.

379 J. AZÉMA, « Marques fortes et marques faibles », RTD com. 2003, p. 499. 380 G. MÉMETEAU, Droit des biens, op. cit., p. 107.

patronymique en tant que marque : certes, le patronyme, utilisé comme signe distinctif suivant accord de son titulaire, devient, par l’effet de la théorie du détachement, un signe distinctif détaché de la personne physique qui le porte, et « objet de propriété incorporelle » 381. Cependant, le droit du titulaire d’un patronyme notoirement connu prime

le droit à la marque, celui-ci étant seul habilité à procéder à l’enregistrement de son patronyme auprès de l’INPI, et son consentement, ainsi que l’absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, étant requis avant toute initiative d’enregistrement par une personne morale 382. Or, le droit de marque ne s’acquiert, et ne

s’est jamais acquis, même sous l’empire de la loi du 23 juin 1857, par l’occupation. En effet, cette dernière, bien que faisant naître le droit par le premier usage, n’accordait la protection de l’action en contrefaçon qu’au titulaire d’une marque déposée, la marque d’usage n’étant protégée que par l’action en concurrence déloyale. Cette règle a été reprise par l’article 4, alinéa 3, de la loi du 31 décembre 1964 : « Le seul usage à titre de marque ne confère aucun droit à l’usager » 383. Le droit exclusif dont il nous appartient de déterminer la nature

consiste dans le droit conféré par l’enregistrement. Dès lors, il convient de ne pas considérer, eu égard à l’esprit des lois du 23 juin 1857 et du 31 décembre 1964, le droit sur la marque d’usage comme un droit de marque. C’est ainsi que la protection des marques d’usage notoirement connues, qui n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement en France, ne doit être considérée que comme une exception interprétée de façon stricte. Il en va autrement des autres signes distinctifs pour lesquels la doctrine reconnait la naissance du droit par l’occupation.

99. L’acquisition des autres signes distinctifs par l’occupation.— À la différence du droit

de marque qui ne s’acquiert que par l’enregistrement, on peut reconnaître, avec certains auteurs, un droit d’occupation sur les autres signes distinctifs. Ainsi le droit sur le nom commercial s’acquiert par l’usage, c’est-à-dire l’exploitation publique du signe à titre de nom commercial 384. Il en est de même de l’enseigne : la propriété de l’enseigne s’acquiert

par le premier usage public qui en est fait 385. Le droit sur la dénomination sociale est

également un droit d’occupation qui se manifeste par l’insertion dans les statuts et devient

381 Com., 12 mars 1985, pourvoi no 84-17.163, arrêt Bordas, Bull. IV, n° 95, confirmé par Com., 13 juin

1995, pourvoi no 93-14.785 arrêt Petrossian, Rev. soc. 1996, p. 65, note PARLÉANI.

382 Com., 6 mai 2003, pourvoi no 00-18.192, arrêt Ducasse, Bull. Joly 2003, note P. LE CANNU.

383 Nous soulignons.

384 Com., 24 novembre 1992, PIBD 1993, no 541, III, 235 ; RIPIA 1993, p. 115.— Com., 19 juin 1996,

RJDA 1996/12, no 1477, p. 1035.— Com., 29 juin 1999, pourvoi no 97-16.189, PIBD 1999, no 684, III,

419 ; RJDA 1999/12, no 1400, p. 1131.— Com., 16 février 1979, Ann. 1979, p. 52.

385 Com., 4 octobre 1977, pourvoi no 76-10.126, Ann. 1979, p. 63.— Com., 17 juillet 1967, Ann. 1968,

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opposable par l’inscription au RCS 386. Pourtant, en dépit de la reconnaissance doctrinale

d’un droit d’occupation, force est d’admettre que l’occupation ne permet pas d’acquérir un droit privatif définitif. Le droit demeure en sursis tant que le juge civil n’a pas rendu une décision interdisant à un tiers (le défendeur) l’usage du signe distinctif litigieux. En effet, c’est à l’occasion d’une action en responsabilité civile délictuelle que le juge peut constater une faute dans l’exploitation d’un signe antérieur, en ce qu’elle crée, dans l’esprit du public, un risque de confusion avec l’activité du demandeur. C’est donc la sanction de la faute qui, de manière indirecte, asseoit le droit exclusif sur le signe. Or, comme il peut être lu sous la plume de M. le professeur Passa, « si la distinction entre le droit des biens et celui de la responsabilité civile, ou entre un droit réel et un droit personnel, a encore un sens, on ne peut pas, en bonne rigueur juridique, considérer que le signe qui n’est protégé que par le jeu du droit de la responsabilité civile est l’objet d’un droit privatif. Si l’exploitant de la dénomination sociale, du nom commercial, de l’enseigne ou du nom de domaine dispose d’un droit, c’est seulement d’un droit — personnel — à réparation des conséquences

dommageables de comportements illicites de concurrents, et non d’un droit — réel — sur le signe » 387. Le régime juridique de l’acquisition du droit de marque est donc différent de celui

de l’acquisition des droits sur les autres signes distinctifs.

Il a été démontré que la possession de la marque est impossible ; il convient maintenant de démontrer que la mise en gage de la marque, bien que prévue par la loi, est en pratique difficile à mettre en œuvre.

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