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L’incidence sur la nature du droit de marque

Dans le document Le droit de marque (Page 190-196)

SUR LES CONDITIONS D ’ EXISTENCE DU DROIT

L E DROIT DE MARQUE : UN DROIT ARTIFICIEL

B. L’incidence sur la nature du droit de marque

172. Rappel de l’objet du droit : une place sur le marché.— Il convient de déplacer le

curseur du droit privatif du bien marque vers la place occupée par la marque sur le marché,

636 Ch. GEIGER, « La fonction sociale des droits de propriété intellectuelle », D. 2010, p. 510 et s.

637 C. DU PASQUIER, Introduction à la théorie générale et à la philosophie du droit, 4e éd., Neuchâtel, Paris,

Delachaux et Niestlé, 1967, p. 19, cité par Ch. GEIGER, ibidem.

638 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, Sirey, 1952, t. 1, p. 1.

639 J. PASSA, « L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en

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c’est-à-dire sa position par rapport aux concurrents du titulaire et dans l’esprit du public. En effet, le contenu du droit de marque consiste positivement dans l’exploitation exclusive du signe en tant que marque, et négativement dans l’interdiction faite aux tiers de reprendre ou d’imiter le signe aux mêmes fins de désignation de produits ou de services. Le droit de marque se situe donc loin du droit réel qui permet d’inscrire le bien marque à l’actif d’un patrimoine. Dès lors, le droit de marque ne porte pas sur le bien pris en tant que tel. Le droit privatif qui réserve l’exploitation exclusive de la marque à son titulaire réserve de facto une place parmi les autres marques sur le marché des produits ou des services identiques ou similaires à ceux désignés. Cette place sur le marché a son importance tant à l’égard des opérateurs économiques qu’à l’égard du public. D’abord, le droit de marque protège une place sur le marché en l’opposant — au moyen de l’enregistrement — non seulement aux concurrents du titulaire qui ont l’obligation de s’abstenir de choisir un signe identique ou similaire pour désigner des produits ou des services de même nature, mais également aux opérateurs agissant sur des marchés différents lorsque la marque est notoire ou renommée. Dans ce dernier cas, l’exploitation de la marque doit en effet être réservée pour tous les produits et services car la notoriété ou la renommée s’accompagne souvent d’une diversification accrue des activités du titulaire. Il s’agit ainsi d’interdire aux tiers de profiter indûment de la notoriété ou de la renommée d’une marque pour réaliser des profits sans bourse délier. Ensuite, la place sur le marché est prise comme référence par le juge pour évaluer le degré de connaissance de la marque par le public. Ainsi, la position sur le marché est plus ou moins importante selon ce degré de connaissance. Lorsque la marque n’est pas notoirement connue, il convient de lui accorder la protection minimale du droit des marques, à savoir une protection contre la contrefaçon liée à des produits ou services identiques ou similaires. Lorsqu’en revanche elle est connue d’une partie significative du public concerné, la position qu’elle occupe sur le marché et dans l’esprit des consommateurs est plus importante : la marque acquiert une certaine indépendance à l’égard des produits ou services désignés, lesquels deviennent du coup difficilement identifiables. Cette indépendance justifie la protection au-delà de la sphère de spécialité. Ainsi, lorsqu’on dit que le droit de marque est un droit de marché, il s’agit d’un droit sur sa position sur le marché, c’est-à-dire sur une place sur le marché. La place dont il est question est celle qu’occupe la marque non seulement à l’égard des autres opérateurs économiques, mais également dans l’esprit du public. La qualification de droit de marché, ainsi comprise, s’applique à d’autres signes distinctifs.

173. Une nature juridique applicable à certains droits sur les autres signes distinctifs.—

Les places sur le marché ne sont pas occupées exclusivement par les marques. En l’absence d’enregistrement, les signes distinctifs tels que les dénominations sociales, les noms

commerciaux et les enseignes ne font pas l’objet de droits privatifs préexistants, l’action protectrice se situant non pas sur le terrain des droits intellectuels, mais sur celui de la responsabilité civile délictuelle de droit commun. Dès lors, il n’y a pas d’opposabilité de plein droit aux tiers qui peuvent adopter un signe identique ou similaire en toute bonne foi. En revanche, le nom de domaine, licitement enregistré, est l’objet d’un droit privatif de même nature que le droit de marque. À cet égard, il mériterait de recevoir la protection du Code de la propriété intellectuelle 640. La position du nom de domaine sur Internet est

particulière en ce qu’elle traverse les frontières étatiques. Elle n’en reste pas moins certaine puisque les tiers sont tenus de s’abstenir d’enregistrer un nom de domaine identique ou similaire.

Le contenu du droit de marque est donc loin de correspondre au contenu du droit de propriété qui porte sur la marque. C’est ce qui justifie de redéfinir l’objet du droit : le droit porte, non pas sur le bien marque, mais sur une place sur le marché.

174. La réservation et la protection d’une place sur le marché.— Les différentes fonctions

de la marque, ainsi que celles du droit de marque permettent à l’enregistrement, en amont, de réserver une place sur le marché, et en aval, de protéger cette place. En effet, la distinctivité de la marque et son corollaire, la fonction de garantie d’identité d’origine, à pour but de placer le titulaire, sur le marché de sa spécialité (celui de ses produits ou de ses services), par rapport à ses concurrents. M. le professeur Passa relève très justement que « l’existence même du droit exclusif ne se justifie que si le signe qu’il a pour objet exerce, ou est apte à exercer, cette fonction d’identification de produits ou services sur le marché. Point de délivrance du droit, dès lors, point de validité ou de maintien en vigueur non plus, si le signe ne remplit pas, ou n’est pas susceptible de remplir, cette fameuse fonction de garantie d’identité d’origine que la Cour de justice a reconnue à la marque et à laquelle elle attache aujourd’hui tant de conséquences juridiques » 641. La fonction de régulation de la

concurrence exercée par le droit de marque conforte cette idée puisqu’elle permet ainsi à tous les titulaires de marques de mener une bataille ordonnée dans une concurrence libre mais encadrée. Sans le droit de marque, et donc sans droit exclusif d’exploitation, la concurrence serait sauvage et non ordonnée. Les concurrents seraient en effet libres d’usurper chacun un signe distinctif utilisé par un autre et qui, de par son ancienneté, garantirait déjà un certain niveau de qualité des produits ou services marqués. Tous les moyens seraient permis dans la conquête de parts de marché, le public n’ayant aucun repère

640 Sous réserve, toutefois, de reporter les règles d’enregistrement prévues par le CPCE dans le CPI. 641 J. PASSA, « L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en

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objectif dans la différenciation des produits et services offerts sur le marché. Par les droits de marque, au contraire, la concurrence se joue, non pas entre les opérateurs, mais entre les marques qui proposent des produits identiques répondant aux mêmes besoins des consommateurs. C’est ce qui nous fait adopter la nouvelle qualification juridique de « droit de marché » dans la détermination de la nature juridique du droit de marque, le droit de marché étant défini comme un droit sur une place sur le marché, la position occupée par la marque du fait de sa plus ou moins grande visibilité dans l’esprit du public.

Cette conséquence sur la nature juridique du droit de marque est confirmée par les observations d’une partie de la doctrine. M. le professeur Vivant, par exemple, considère que la première fonction économique de la marque est d’assurer à son titulaire « la maîtrise d’un marché » 642. Selon cet auteur, la marque a vocation à assurer à son titulaire une

clientèle « captive » qui, fidélisée, ne se portera pas sur les produits ou services concurrents. Cette conception de la marque n’est pas sans rappeler la nature juridique de « droit de clientèle » défendue par Roubier. L’opinion de M. Vivant conforte encore notre propos lorsqu’il affirme que la marque est « l’instrument d’un juste marché » : « La marque, en faisant que le consommateur se dirige vers les produits authentiques, assure que le profit revienne bien à celui qui les a mis sur le marché » 643. Une telle conception, selon l’auteur,

se veut être une approche, à la fois moralisatrice de la marque — « l’art juridique tend à donner à chacun ce qui doit lui revenir (suum cuique tribuere aristotélicien) » — et économique : le droit de marque assure un juste retour sur investissement car c’est celui qui a investi dans le choix ou dans l’acquisition d’une marque qui, seul, va tirer profit de son investissement.

L’idée de réservation et de protection d’une place sur le marché comme fondement de la nature juridique de « droit de marché », enfin, n’est pas sans évoquer cette récente décision de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, symptomatique de la conception du droit de marque. Les faits de l’espèce rapportent qu’une société bretonne avait procédé à l’enregistrement de la marque 29, numéro du département du Finistère, pour désigner notamment des vêtements et des chaussures. La Cour d’appel avait admis la validité du signe, au motif que, devant la réussite de la méthode qui a consisté à utiliser un nombre

a priori banal, pour l’associer à une identité culturelle, il ne peut être reproché au titulaire

d’avoir cherché par avance à utiliser le protectionnisme économique permis par le Code de la propriété intellectuelle pour se réserver l’accès privilégié aux marchés potentiels que sont les

642 M. VIVANT, « Marque et fonction sociale de la marque », op. cit., p. 147 et s. 643 Ibidem, p. 153 et s.

départements à forte identité culturelle, et que le dépôt de la marque relève en fait d’une bonne gestion d’une entreprise qui préserve ses meilleures chances de croissance en assurant les conditions juridiques d’une réitération du succès initial sur d’autres segments de marché. Une telle décision aurait porté la nature juridique du droit de marque à son paroxysme, et la conception ainsi faite du droit de marque aurait été manifestement excessive, sans la cassation par la Chambre commerciale au visa de l’article L. 711-1 : « qu’en statuant ainsi, alors qu’elle constatait que le droit de marque n’était pas constitué et utilisé pour distinguer des produits ou services en identifiant leur origine, mais se trouvait détourné de sa fonction dans le but de se réserver, par l’appropriation d’un signe identifiant un département, un accès privilégié et monopolistique à un marché local au détriment des autres opérateurs, la cour d’appel a violé le texte » 644. Ce qui était donc reproché au

titulaire, c’était sa volonté de s’approprier le nombre 29 identifiant un département, au détriment des autres opérateurs locaux. Les juges condamnent l’intention initiale du titulaire qui était de se réserver un accès privilégié et monopolistique à un marché. Or, le droit de marque a pour finalité principale de positionner la marque sur un marché concurrentiel.

Dans cette Section I, il a été démontré que le droit de marque n’est pas un droit naturel : il ne naît pas spontanément à l’instar du droit d’auteur ou du droit de propriété. Au contraire, seul l’enregistrement de la marque par l’INPI confère le droit, lui-même reconnu par un titre. Il est dès lors constitutif et non déclaratif de droit. Par opposition aux droits privatifs naturels — droit de propriété et droit d’auteur —, le droit de marque peut être qualifié d’artificiel. Ce caractère se vérifie par ailleurs par la subordination du contenu du droit aux fonctions de la marque. Ainsi, l’atteinte au droit de marque n’est caractérisée qu’autant qu’elle est portée à l’une des fonctions essentielles de la marque : la fonction de garantie d’identité d’origine, la fonction de garantie d’identité de qualité ou encore la fonction de communication, de publicité ou d’investissement. Or, comparativement, la protection des autres droits privatifs tels que le droit d’auteur ou le droit de propriété n’est point tributaire des fonctions remplies par l’objet du droit. À supposer même qu’elles existent, quelles fonctions remplissent l’œuvre de l’esprit objet du droit d’auteur ou le bien objet du droit de propriété ?

Les fonctions de la marque ont ainsi mis en évidence l’importance de la position de la marque sur le marché. D’abord, la marque sert à identifier l’origine des produits ou services. Elle permet donc de les distinguer sur le marché en garantissant au public que les

644 Com., 23 juin 2009, pourvoi no 07-19.542, JurisData n° 2009-048832 ; Propr. ind. 2009, comm. 58,

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produits ou services marqués du même signe ont une provenance commune. Ensuite, la marque peut garantir que les produits ou services marqués remplissent les mêmes critères de qualité retenus par le titulaire. Enfin, la marque est un vecteur essentiel de communication en ce sens qu’elle véhicule une certaine image défendue par le titulaire. Les fonctions de la marque, qui conditionnent le périmètre du contenu du droit de marque, sont essentiellement liées au marché. C’est pourquoi le droit de marque est fondamentalement un droit de marché.

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ECTION

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