Titre II. LES PROBLÈMES ISSUES DE L’APPLICATION DU DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE AUX ENTREPRISES DES ÉTATS TIERS
Section 2. Le principe « non bis in idem » au sein du droit européen de la concurrence
70. Comme on l’a annoncé plus haut, on continue l’analyse avec la question suivante :
70.2. La possibilité d’appliquer le droit européen de la concurrence parallèlement par
la Commission et par les autorités des États membres est apparue suite à l’adoption du Règlement 1/2003379, qui, à partir du 1er mai 2004, a mis en place le nouveau système décentralisé d’application du droit européen de la concurrence. Ce règlement a créé un système de compétences parallèles au sein duquel les différentes autorités publiques (nationales et européennes) sont en principe compétentes pour appliquer articles 101 et 102 TFUE sur leur territoire.380 Le nouveau règlement a également modifié la nature de l’intervention par les autorités publiques. Selon l’ancien Règlement n° 17381, une large partie de l’action de la Commission consistait à autoriser les accords et les pratiques notifiés en application de l’article 81§3 TCE (101§3 TFUE). Le Règlement 1/2003 a aboli ce système d’autorisation et de notification en vue de permettre à la Commission, et aux autorités nationales, de se concentrer sur la lutte contre les restrictions graves de la concurrence382. Le Règlement 1/2003 laisse une large discrétion aux États membres pour désigner les autorités chargées de la mise en œuvre des règles sur le territoire (autorités purement administratives, autorités judicaires, etc.)383.
En même temps, le nouveau Règlement « évite soigneusement de limiter la compétence de la Commission »384 . Conformément à la jurisprudence de la Cour de Justice,385 la Commission peut à tout instant se saisir de tous cas d’application des articles 101 et 102 TFUE quel que soit leur impact géographique386.
Ainsi, dans le cadre de la décentralisation de l’application du droit européen de la concurrence, le Réseau européen de la concurrence (European competition network et ci‐ après REC)387 a été créé en vue de faciliter tel processus et aider aux autorités des États membres à coopérer entre eux et avec la Commission. Au sein de REC la Commission, en sa
379 Règlement (CE) N° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, JOCE, N° L.1 du 4 janvier 2003, p.1.
380 Emile PAULIS, Céline GAUER, Le règlement 1/2003 ..., op.cit., p.32.
381 Règlement n° 17/62 du 6 février 1962, JOCE n° 13 du 21 février 1962, p. 204, abrogé par le Règlement 1/2003. 382 Emile PAULIS, Céline GAUER, Le règlement 1/2003 ..., op.cit., p.32. 383 Ibidem. p.33. 384 Emile PAULIS, Céline GAUER, Le règlement 1/2003 ..., op.cit., p.32. 385 CJUE, 14.12.2000, Masterfoods Ltd., aff. C‐344/98, Rec., p. I‐ 11369. 386 Emile PAULIS, Céline GAUER, Le règlement 1/2003 ..., op.cit., p.32. 387 Communication de la Commission à la coopération au sein du réseau des autorités de concurrence, [2004] OJ C101/43.
qualité de gardienne des traités, est chargée en dernier ressort d’élaborer la politique et de veiller à l’application efficace et homogène du droit européen de la concurrence.388
Le REC a été créé dans un effort pour alléger le poids pesant sur la Commission et son retard dans son processus de décision d’exempter des accords, pratiques ou décisions d'associations d'entreprises de la prohibition contenue dans l’article 101 (1) TFUE, la procédure de poursuite des quarante dernières années a été remplacée par une approche plus locale. On a aussi considéré que la Commission pourrait alors se concentrer sur les violations les plus graves du droit de la concurrence d’un point de vue européen au lieu de voir les notifications diriger en partie le cours de sa politique de concurrence. Alléger la bureaucratie et le poids de la conformité à la loi pour les entreprises était un autre but du processus de modernisation. L’accession de 10 nouveaux États membres au même jour que la date effective de la modernisation du droit européen de la concurrence fût un autre facteur de ce projet. Le système basé sur l’exemption a été transformé en un système d’exemption légale et d’auto‐évaluation dans lequel les entreprises doivent estimer leur conformité aux normes régissantes les comportements concurrentiels sans pouvoir recourir à une exemption individuelle. L’imposition de la conformité est un étage conjoint de toutes les autorités de concurrence dans l’UE au niveau européen (la Commission) comme au niveau national. Les ANC doivent appliques les articles 101 et 102 aux cas individuels. Le règlement 1/2003 énumère dans l’article 5 leurs droits à savoir, ordonner la cessation d'une infraction, ordonner des mesures provisoires, accepter des engagements, infliger des amendes, astreintes ou toute autre sanction prévue par leur droit national.389
Enfin, le Règlement 1/2003 harmonise le droit de la preuve en ce qui concerne les violations : la charge de la preuve de la violation des articles 101 (1) ou 102 pèse sur la partie allégeant cette relation, alors que l’entreprise demandant le bénéfice de l’article 101(3) doit prouver que son comportement satisfait les conditions de cette disposition. Le système européen de mise en œuvre du droit européen de la concurrence exige une collaboration poussée entre toutes les agences nationales, elles doivent coopérer pour prouver les violations et s’informer mutuellement des investigations afin d’assurer une meilleure
388 Arnold VIALFONT, Le droit de la concurrence et les procédures négociées, Revue international de droit économique, 2007/2 t. XXI, 2, p. 157‐184.
389 René SMITS, The European Competition Network Selected Aspects, Legal Issues of Economic Integration 32(2), 2005, p. 175‐176.
division du travail et une application efficace et homogène des règles du droit européen de la concurrence.390
L’Article 12 paragraphe 1 du Règlement 1/2003 prévoit que: « Aux fins de l'application des articles 81 et 82 du traité, la Commission et les autorités de concurrence des États membres ont le pouvoir de se communiquer et d'utiliser comme moyen de preuve tout élément de fait ou de droit, y compris des informations confidentielles». Cette règle est néanmoins limitée par l’exception formulée à l’article 12 paragraphe 3 – « Les informations transmises en vertu du paragraphe 1 ne peuvent être utilisées comme moyen de preuve pour infliger une sanction à une personne physique que lorsque:
‐ la loi de l'autorité qui transmet l'information prévoit des sanctions similaires en cas de violation de l'article 81 ou 82 du traité ou, si tel n'est pas le cas, lorsque
‐ les informations ont été recueillies d'une manière qui assure le même niveau de protection des droits de la défense des personnes physiques que celui qui est reconnu par les règles nationales de l'autorité destinataire. Dans ce cas, cependant, les informations échangées ne peuvent être utilisées par l'autorité destinataire pour infliger des peines privatives de liberté. »
Quelques clarifications complémentaires se trouvent dans le 16ième considérant du Règlement 1/2003 : « Nonobstant toute disposition nationale contraire, il convient de permettre les échanges d'informations, même confidentielles, entre les membres du réseau, ainsi que l'utilisation de ces informations en tant qu'éléments de preuve. (…) Lorsque les informations échangées sont utilisées par l'autorité destinataire pour imposer des sanctions à des entreprises, la seule restriction à leur utilisation devrait être l'obligation de les exploiter aux fins auxquelles elles ont été recueillies, étant donné que les sanctions imposées aux entreprises sont du même type dans tous les systèmes. Les droits de la défense reconnus aux entreprises dans les différents systèmes peuvent être considérés comme suffisamment équivalents ».
Finalement, les trois dernières phrases du paragraphe 27 de la Communication de la Commission relative à la coopération au sein du réseau des autorités de concurrence spécifient que « L’article 12 [du Règlement 1/2003] a la primauté sur toute législation contraire d’un État membre. La question de savoir si les informations ont été recueillies de
390 René SMITS, The European Competition Network..., op.cit., p. 176‐177.
façon légale par l’autorité qui les transmet est régie par la législation dont relève cette autorité. Une autorité qui transmet des informations peut informer l’autorité qui les reçois du fait que la collecte de ces informations a été contestée ou pourrait encore l’être ». Quand l’information est recueillie par une autorité de concurrence (ci‐après l’autorité communicante) et échangée par le biais du REC vers une autre autorité de concurrence (ci‐ après l’autorité destinataire) cette information peut alors toujours être utilisée en tant que simple renseignement par l’autorité destinataire. Pour ce qui est de son usage comme preuve, on doit distinguer entre l’usage pour imposer des sanctions sur des personnes physiques ou sur des personnes morales: l’autorité destinataire ne peut utiliser cette information pour imposer des peines d’emprisonnement que si la loi de l’autorité destinataire prévoit de telles sanctions pour la violation de l’article 101 ou 102 TFUE. Pour les autres types de sanctions contre les personnes physiques, telles que les amendes ou les incapacités, l’autorité peut utiliser l’information comme preuve si la loi de l’autorité communicante prévoit le même type de sanctions ou si l’information a été obtenue d’une façon qui respecte le même degré de protection des droits de la défense de personnes physiques que celle garantie par le droit de l’autorité destinataire. Quant aux sanctions contre les personnes morales l’autorité destinataire peut toujours utiliser l’information échangée comme élément de preuve si ladite information a été obtenue en conformité avec la loi de l’autorité communicante. Cela reste vrai même si, selon loi nationale l’autorité de destination n’a pas pu recueillir l’information elle‐même ou si elle a pu le recueillir mais pas l’utiliser. Cela signifie, par exemple, que l’Office of Fair Trading qui, en droit britannique, ne peut utiliser ses propres pouvoirs d’investigation pour contraindre les entreprises à communiquer certaines correspondances avec leur conseiller juridique interne pourrait recevoir et utiliser comme preuve une telle information si elle a été recueillie par la Commission ou l’autorité de concurrence allemande ou française, puisqu’en droit européen et dans les droits français, allemands et dans la plupart des autres États membres le secret professionnel ne couvre pas les conseiller juridiques internes. Cette possibilité a été critiquée en doctrine comme « contournement » « inacceptable » des droits et garanties processuels et nocif pour les droits fondamentaux. 391
391 Wouter P.J. WILS, EU Antitrust Enforcement Powers and Procedural Rights and Guarantees: the Interplay
between EU Law, National Law, the Charter of Fundamental Rights of the EU and the European Convention on Human Rights, World Competition, Vol.34, No2, June 2011, accessible sur http://ssrn.com/author=456087,
Cependant, certains estiment que ces craintes ne sont pas fondées. Premièrement, le problème ne concerne que les personnes morales, et non pas les personnes physiques ; ensuite, comme expliqué plus haut, tous les membres du REC doivent respecter les droit et garanties processuels découlant de CEDH, ainsi que les droits et garanties processuelles qui selon la jurisprudence de la CJUE découle de la Charte des droit fondamentaux de l’UE ou de principes généraux du droit communautaire. Les « droits fondamentaux » en danger ne peuvent, donc, être que ses des personnes morales qui ne sont reconnues ni par la jurisprudence de la Cour EDH, ni par la jurisprudence de la CJUE. En définitive, il est difficile de trouver des exemples outres celui de secret professionnel, cité plus haut.392
Au sein du REC, 26 autorités sur 27 disposent d’une procédure de clémence (à l’heure où l’on écrit ces lignes, Malte n’en a pas encore)393, il est de l’intérêt des entreprises de faire des demandes auprès de toutes les autorités qui peuvent être considérées comme bien placées pour agir contre l’infraction en question. Par suite, un traitement centralisé des demandes de clémence est souhaitable.394En vue de répondre à cet objectif, le programme de clémence modèle du REC395 a été rédigé. Généralement, ce programme n’a pas de valeur contraignante pour les autorités nationales, il reflète leur accord sur la nécessité d’harmoniser la procédure de clémence pour motiver l’entreprise de la choisir et garantir une plus grande sécurité juridique.396 Cependant, 25 États membres (Malte et Chypre constituent les deux exceptions)397 ont accepté les demandes provisoires proposées par le REC pour le programme de clémence model dans les cas Type 1A398.
Aussi, un des nombreux atouts du REC est la résolution du problème de la communication des éléments du dossier dans le cadre de procédure de clémence. 392 Ibidem. 393 http://ec.europa.eu/competition/ecn/leniency_programme_nca.pdf, 31.05.2011. 394 Arnold VIALFONT, Le droit de la concurrence et les procédures négociées..., op.cit., p.179. 395 http://ec.europa.eu/competition/ecn/model_leniency_fr.pdf, 31.05.2011. 396 Ibidem. 397 http://ec.europa.eu/competition/ecn/list_of_authorities.pdf, 31.05.2011. 398 Programme modèle du REC en matière de clémence : « Type 1A 5. L’autorité de concurrence exemptera une entreprise de toute amende qu’elle aurait à défaut dû acquitter :
a) lorsque cette entreprise est la première à fournir des éléments de preuve qui, de l’avis de l’autorité de concurrence, au moment où elle examine la demande, lui permettront d’effectuer des inspections ciblées au sujet d’une entente présumée;
b) lorsque l’autorité de concurrence ne disposait pas, au moment du dépôt de la demande, de preuves suffisantes pour adopter une décision ordonnant une inspection/solliciter un mandat d’inspection auprès d’un tribunal ou qu’elle n’avait pas encore effectué d’inspection au sujet de l’entente présumée; et
Evidemment, la communication de tels éléments par l’autorité d’un État membre à l’autorité d’un autre était un frein à la décision de participer au programme en question. En fait, si l’entreprise décide à négocier, elle devra généralement apporter des éléments que l’autorité n’aurait pas forcément obtenus par une simple enquête.399 Toutefois, au sein du REC, la circulation des éléments du dossier se fait seulement avec le consentement de l’entreprise (sauf si une procédure de clémence a été formulée auprès de la destinataire ou que celle‐ci s’engage par écrit à ne pas sanctionner l’entreprise) (points 37 à 42 de la Communication de la Commission relative à la coopération au sein du REC).400 Néanmoins, en 2005 le Tribunal a annulé une décision de la Commission rejetant une demande d’accès au dossier administratif relatif à la décision concernant le cartel du « club Lombard »401. Ainsi, le principe de non‐communication n’est donc pas infaillible, notamment si un intérêt juridique autre vient le nuancer (en cas d’espèce les recours privés)402.
Face aux autorités d’États tiers, la pratique est différente. Aux États‐Unis, la Cour suprême dans l’arrêt Empagran403 reconnaît la possibilité d’une application extraterritoriale du droit de la concurrence américain aux profits des victimes non‐américaines apportant la preuve du lien de dépendance entre les effets anticoncurrentiels à l’étranger et aux États‐ Unis.404 Or, les autorités américaines sont en mesure d’obtenir le rapport de preuve contre l’entreprises grâce à une procédure connue sous le nom de « open discovery » après requête auprès des juridictions internationales ou tribunaux étrangers, et puisque la Cour Suprême a reconnu la Direction générale concurrence comme un tribunal, il s’ensuit qu’elle pourrait exiger la production d’un document localisé sur le territoire de l’UE. Au vu de cette menace, les autorités nationales ainsi que la Commission ont tenté de rendre incommunicable les éléments contenus dans la demande de clémence, en les enregistrant vocalement ou sur l’acte de procédure.405 399 Arnold VIALFONT, Le droit de la concurrence et les procédures négociées..., op.cit., p.179. 400 Ibidem. p. 180. 401 TPI, 13.04.2005, Verein für Konsumenteninformation/ Commission, Aff. T‐2/03, Rec., p. II‐1121. 402 Ibidem. 403 Cour suprême des États‐Unis, 14 juin 2004, F. Hoffman‐La Roche Ltd. et al. v. Empagran SA, (03‐724) 542 U.S. 155 (2004) 315 F.3d 338.
404 F. Hoffman‐La Roche Ltd. et al. v. Empagran SA: Un client européen peut poursuivre une entreprise européenne située aux États‐Unis pour des dommages et intérêts au triple en raison d’un préjudice entièrement subi en Europe à condition que l’entente soit reliée aux ventes du prodit visé aux États‐Unis. Voir Souty, La Cour suprême des États‐Unis et les pratiques concurrentielles mondiales: réflexions sur les arrêts Empagram et Intel v. ADM, Les petites affiches, n° 189, 2004, p.13. Cité par Arnold VIALFONT, Le droit de la
concurrence et les procédures négociées..., op.cit., p.180.
L’arrêt que la Cour de Justice sera amenée à prendre dans l’affaire Pfleiderer406 est aussi important sur le plan pratique. Il s’agit de savoir si le demandeur à une action en réparation peut avoir accès au dossier de l’ANC et particulièrement aux informations transmises dans le cadre d’une procédure de clémence. Bien que l’affaire soit purement nationale, la Cour de Justice est interrogée sur l’impact d’un refus du droit d’accès sur le fonctionnement du REC et demandée de trouver un équilibre entre la nécessité de préserver l’efficacité d’un programme de clémence et celle d’assurer l’effectivité du droit à réparation des victimes. Selon les Conclusions de l’Avocat général Mazák, il serait désirable de distinguer entre les déclarations du demandeur de clémence, qui contribuent à l’incrimination de son auteur et seraient à ce titre inaccessibles, et les autres documents qui pourraient contribuer à établir les conditions de la responsabilité, lesquels seraient accessible.407 Pourtant, le Professeur Laurence Idot mentionne qu’une telle solution ne prend pas en compte l’existence de procédures spécifiques d’accès à l’information408 et l’existence de sérieuses difficultés de pur droit international, et paraît, ainsi, quelque peu simpliste. Elle souligne qu’en droit de la concurrence, toute réflexion sur le principe d’autonomie procédurale doit non seulement s’inscrire dans la relation verticale habituelle mais aussi prendre en compte la dimension horizontale du REC.409 III. Les types de décisions représentant une sanction ou un acquittement non susceptibles de recours.