Titre II. LES PROBLÈMES ISSUES DE L’APPLICATION DU DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE AUX ENTREPRISES DES ÉTATS TIERS
Chapitre 1. L’application simultanée des lois concurrentielles de plusieurs États et le principe non bis in idem
69. L’application du principe « non bis in idem » est soumise à des conditions très
§ 2. Les conditions d’application du principe « non bis in idem ».
69. L’application du principe « non bis in idem » est soumise à des conditions très
strictes : il doit exister une décision de condamnation ou d’acquittement ayant acquis force de chose jugée (« bis »). En effet, ce principe est applicable seulement dans le cas d’une
360 Convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des États de
l'Union économique Benelux, de la République Fédérale d'Allemagne et de la République Française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, Acquis de Schengen tel que visé à l’article 1er, paragraphe 2, de la décision 1999/435/CE du Conseil du 20 mai 1999, JO L 176 du 10.7.1999, p.1.
361 H. BOSLY, Droit Pénal International, 2003‐2004, accessible sur http://www.brechet.ch.doc le 28 mars 2011
triple identité : « identité de faits retenus », « unité de contrevenant » et « l’unité de l’intérêt juridique protégé » (« idem »).363
Ainsi, dans l’arrêt Archer Midland Daniels (analysé en détails ci‐dessus) la Cour précise la notion d’identité des faits retenus en matière de procédures de concurrence. La Cour semble avoir repris dans cet arrêt l’idée que l’identité des faits délictueux en matière de droit de la concurrence ne peut pas être appréciée dans les mêmes conditions qu’en droit pénal. En effet, les infractions pénales sont généralement instantanées, donc commises en une fois, à un moment et en un lieu déterminé. Souvent, les juges ont une compétence internationale s’étendant à des infractions commises sur le territoire d’autres États. En outre, les cartels se réalisent par une multiplicité d’actes, commis pendant une longue période et dans différents lieux. Leur nocivité dépend largement de leurs effets réels ou présumés sur le marché concerné. La compétence du juge est normalement limitée aux effets sur le territoire de l’État concerné. Ainsi, « les faits retenus » consistent moins dans l’entente elle‐ même que dans son application sur un territoire spécifique. Toutefois, la condition de « idem » est plus difficile à satisfaire dans le contexte du droit de la concurrence : elle ne joue que si deux décisions concernent le même territoire.364
On observe clairement que la notion du terme « idem » est différente dans le contexte du droit pénal et dans le contexte du droit de la concurrence. Il faut aussi prendre en considération le fait qu’historiquement, le principe « non bis in idem » est applicable seulement aux décisions pénales, on ne trouve pas l’application de ce principe dans le cadre du droit administratif. Ainsi, si le contexte du droit pénal et du droit de la concurrence est différent, la condition « idem » est très difficile à satisfaire et le principe « non bis in idem » est applicable d’office seulement aux décisions pénales, peut‐on parler de l’applicabilité de ce principe dans le cadre du droit de la concurrence ?
On trouve la réponse dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (ci‐après Cour EDH). La Cour EDH a toujours considéré que le terme «pénal» a une signification autonome.365 En conséquence, la classification selon le droit national d'une infraction comme non‐pénale n'est pas pertinente, quand il s'agit de savoir si la procédure
363 CJUE, 7.01.2004, Aaborg Portland c/ Commission, C‐204/00 P, C‐205/00 P, C‐211/00 P,C‐213/00 P, C‐217/00 P, C‐219/00 P, Rec. I‐23. point 338.
364 B. KOTSCHY, L’application du principe non bis in idem aux ententes internationales , op.cit., p.717.
365 Voir CrEDH, 27.07.1968, Neumeister c/ Austria, Publication Series A n° 8 ; CrEDH, 8.07.1976, Engel and
Others, Publication Series A n° 22, paragraphe 81 ; CrEDH, 21.02.1984, Öztürk c/ Germany, Publication Series A
correspondante doit être considérée comme étant de nature pénale au sens de la Convention. Ce n'est pas le classement national qui est déterminant, mais le caractère substantiel de la règle de droit. Toutefois, la déclaration souvent entendue, selon laquelle la classification nationale est dénuée de toute pertinence n'est pas tout à fait correcte. En fait, l'autonomie du concept du terme « pénal » ne fonctionne que dans un seul sens. Lorsque le droit national qualifie une infraction comme pénale, un tel classement est en effet décisif et rend automatiquement applicable l’article 6 de la CEDH. La Cour EDH n’exercera pas un contrôle à cet égard et n’examinera pas cette classification «positive». Dans le seul cas où il n'existe pas une telle classification selon le droit national, celle‐ci doit être déterminée de manière autonome en vue de savoir si l'infraction est de nature criminelle ou non au sens de l’article 6 CEDH (voir paragraphe 81 de l’arrêt Engel366).367 Cette autonomie du concept est nécessaire pour que les signataires de la Convention ne puissent pas échapper facilement à leurs obligations. L'exemple le plus remarquable de la tentative de se soustraire à telles obligations est certainement l’article 23 (5) du Règlement 1/2003 qui stipule que: « Les décisions prises en application des paragraphes 1 et 2 n’ont pas un caractère pénal ». La même disposition figurait déjà dans le Règlement 17 (voir l'article 15 (4)). Néanmoins, cette proclamation formelle ne peut pas nous dissimuler le fait que, aux yeux de la CEDH, les procédures d'infraction en vertu du Règlement 1/2003 constituent, en substance, les procédures de droit pénal si telle est leur nature.368
Dans le cadre de cette discussion il faut se demander s’il est nécessaire de considérer les décisions issues du droit de la concurrence comme les décisions de nature pénale ou, alternativement, s’il faut élargir le domaine d’application du principe « non bis in idem » aux autres domaines du droit de nature administrative.
Dans l’arrêt Engel la Cour EDH a également indiqué les critères pertinents qui doivent être pris en considération pour évaluer le caractère d'une infraction. La Cour EDH a commencé avec le classement national, qui ne pourrait pas évidemment être plus qu’un point de départ, car il n'a qu'une valeur formelle et relative. C’est la nature de l'infraction (quelle que soit la caractérisation selon le droit national) qui a été considérée comme étant de plus grande importance. Enfin, la Cour EDH a examiné 366 CrEDH, 8.06.1976, Engel et autres c/ Pays‐Bas, Série A n° 22, pp. 34‐35. 367 Slike BRAMMER, Co‐operation between national competition agencies in the enforcement of EC Competition Law, Oxford : Hart, 2009, p. 346‐347. 368 Ibidem.
la sévérité de la sanction en cause. Dans l’arrêt Bendenoun369, une affaire qui concerne les sanctions encourues au titre du code des impôts de la France, la Cour EDH a détaillé les critères qu’elle estime pertinents. En premier lieu, la CEDH a examiné le champ d'application de la disposition en question – l’impôt en cause a été levé en tant que règle générale s'appliquant à tous les citoyens (en leur qualité de contribuables), et pas seulement à «une groupe ayant un statut particulier». En dehors de la sévérité déjà mentionné dans l'affaire Engel, la CEDH a analysé aussi la nature et le but de la peine, invoquant le fait que les surtaxes ont été conçu pour être une punition plutôt qu’une indemnisation, et qu'ils étaient également visés à avoir l'effet du moyen de dissuasion.370