Titre II. LES PROBLÈMES ISSUES DE L’APPLICATION DU DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE AUX ENTREPRISES DES ÉTATS TIERS
Section 2. Le principe « non bis in idem » au sein du droit européen de la concurrence
74. Après avoir analysé l’application du droit européen par les institutions
74. Après avoir analysé l’application du droit européen par les institutions
européennes et par les ANC des États membres, et l’application du droit national de la concurrence des États membres, on se borne à examiner l’aspect extraterritorial du principe « non bis in idem ». Ainsi, dans le cadre de présente section on s’intéresse à l’application du droit européen de la concurrence et le droit de la concurrence des État tiers aux mêmes entreprises pour le même comportement. Cette question a été traitée et examiné en détails dans la jurisprudence assez récente de la Cour de Justice : dans ces arrêts Archer Daniels Midland, Showa Denko et SGL Carbon. Toutefois, il faut préciser que la question posée dans ces arrêts était consacrée à la règle
424 Ibidem.
425 CrEDH, 26.04.1995, Fischer v. Austria (52/1993/447/526), Published 1995 by Council of Europe.
426 Brammer, Silke, Co‐operation between national competition agencies in the enforcement of EC Competition Law, Oxford : Hart, 2009.
d’imputation de sanctions antérieures – le corollaire du principe « non bis in idem » (analysé au‐dessus) et non au principe « non bis in idem » en tant que tel. Cependant, on présume que les conclusions auxquelles est arrivée la Cour dans ces affaires sont tout à fait transposable au pur principe « non bis in idem ».
Ainsi, dans l’affaire Archer Daniels Midland, les sociétés Archer Daniels Midland Co. et Archer Daniels Midland Ingredients Ltd (ci‐après ADM) ont été condamnées pour avoir fixé les prix de la lysine dans l'espace économique européen, déterminé des quotas de vente pour ce marché et échangé des informations sur leur volume de vente. ADM a contesté la décision de la Commission infligeant une amende en invoquant les principes généraux du droit, notamment, la violation des principes de non‐rétroactivité, d'égalité, de proportionnalité et du principe « non bis in idem ». Le Tribunal a rejeté le recours, ainsi, ADM a formé un pourvoi devant la Cour que celle‐ci a rejeté.427
Le principe « non bis in idem », comme le relève la Cour, n'était pas invoqué en tant que tel. En effet, ADM, qui avait déjà été condamnée par les autorités américaines pour cette entente de caractère mondial, reprochait à la Commission de ne pas avoir compensé ou pris en compte les amendes déjà versées à d'autres autorités et sanctionnant les mêmes agissements. Mais ADM ne remettait pas en cause l'ouverture de la procédure par la Commission ou son pouvoir d'imposer une amende. Ce n'est pas l'autorité de chose jugée des décisions rendues par d'autres autorités de concurrence qui était en cause (« res judicata »), en application du principe « non bis in idem », mais l'équité qui devrait conduire à prendre en considération des sanctions antérieures428. Pour la Cour, « les parties font valoir qu'il existe, dans les principes essentiels de la justice, un corollaire au principe « non bis in idem », selon lequel les sanctions concourantes concernant les mêmes faits doivent être prises en compte » (point 46).429
La question de la mise en œuvre d'un tel principe par la Commission avait déjà été posée à la Cour dans une affaire ancienne où était également en cause une condamnation encourue aux États‐Unis (Boehringer Mannheim c/ Commission). Mais la Cour avait subordonné l'examen de cette question à la preuve de l'identité des faits, preuve qui faisait
427 Gérard JAZOTTES, L'obligation de prendre en considération lors de la détermination du montant de l'amende
les sanctions infligées par les autorités d'un État tiers toujours en question, RTD Com. 2006 p. 698.
428 Sur la différence de fondement de ces deux arguments, V. les Conclusions de l'avocat général H. Mayras dans l'aff. 7/72, Boehringer Mannheim c/ Commission, Rec. 1972, p. 1293.
429 Gérard JAZOTTES, L'obligation de prendre en considération lors de la détermination du montant de
défaut puisqu'il n'était pas établi que la condamnation prononcée aux États‐Unis avait visé des effets de l'entente autres que ceux intervenus dans ce pays (point 3). Autrement, lorsque, dans ce même arrêt, la Cour reconnaît que « la Commission est obligée de tenir compte de sanctions qui auraient été supportées par la même entreprise pour le même fait», il s'agit « de sanctions infligées pour infraction au droit des ententes d'un État membre et, par conséquent, commises sur le territoire communautaire » (point 3). Cette restriction au domaine d'application de ce principe résulte de l'arrêt Wilhelm, arrêt où la Cour reconnaît qu'une exigence générale d'équité « implique qu'il soit tenu compte de toute décision répressive antérieure pour la détermination d'une éventuelle sanction » (point 11). En effet, cette affirmation ne vaut que dans l'hypothèse d'une double poursuite au sein de l'UE et ce en raison, « d'une part, de l'étroite interdépendance des marchés nationaux des États membres et du marché commun et, d'autre part, du système particulier de répartition des compétences entre la Communauté et les États membres en matière d'ententes sur un même territoire, celui du marché commun », ainsi que la Cour le rappelle (point 50). Les requérantes n'étaient donc pas fondées à prétendre que l'application de ce principe avait été admise par la Cour lorsque les sanctions ont été infligées par un État tiers.430
Dès lors, en vertu de l'arrêt Boehringer Mannheim c/ Commission, pour que la question de l'application de ce corollaire du principe «non bis in idem » soit examinée, les requérantes devaient établir que les faits retenus à l'encontre d'ADM par la Commission, d'une part, et les autorités d'États tiers, d'autre part, étaient identiques. Or, selon la Cour, «lorsque la sanction infligée dans l'État tiers ne vise que les applications ou les effets de l'entente sur le marché de cet État et la sanction communautaire que les applications ou les effets de celle‐ci sur le marché communautaire, l'identité des faits fait défaut » (point 69). ADM n'ayant pu établir que les sanctions imposées aux États‐Unis et au Canada concernaient des applications ou des effets de l'entente litigieuse dans l'EEE, le grief fondé sur le refus de prendre en considération des sanctions antérieures n'était pas fondé.431 Le professeur Gérard Jazottes nous propose de nous interroger sur ce qu'aurait pu être la position de la Cour dans l'hypothèse où telle preuve aurait été apportée. Selon lui, la Cour ne paraît pas prête à admettre que « la sanction infligée par les autorités d'un État tiers soit un élément de nature à entrer dans l'appréciation des circonstances de l'espèce en vue de déterminer le montant de l'amende ». En effet, après avoir rappelé l'argumentation du 430 Ibidem. 431 Ibidem.
Tribunal qui est fondée sur la jurisprudence de la Cour évoquée précédemment (arrêts Boehringer Mannheim c/ Commission et Wilhelm), celle‐ci n'envisage le caractère erroné de ce raisonnement qu'à titre d'hypothèse (« même à supposer que ce raisonnement soit erroné », point 52) pour évoquer la condition de l'identité des faits.432 On observe encore une fois la confirmation de la non‐application du principe « non bis in idem ». Ainsi, les requérantes invoquent le principe de proportionnalité devant la Cour.
Les entreprises faisaient valoir une violation du tel principe qui exigerait « l'existence d'un certain rapport entre l'amende et le chiffre d'affaires à considérer », ce dernier étant constitué, selon elles, par le chiffre d'affaires réalisé au cours de la dernière année d'infraction sur le marché de la lysine dans l'EEE, et non par le chiffre d'affaires global au cours de cette même période. Selon cette méthode de calcul, l'amende constituait 115 % de ce chiffre d'affaires de référence. La Cour a rejeté ce moyen en montrant que ni les textes ni sa jurisprudence ne pouvaient fonder la reconnaissance d'un principe d'application générale tel que celui invoqué par les requérantes.433
Ainsi, conformément à sa jurisprudence, si la détermination de l'amende doit prendre en considération le chiffre d'affaires global, mais aussi la part de ce chiffre qui résulte des marchandises faisant l'objet de l'infraction, une importance disproportionnée ne doit pas être attribuée à ces chiffres au regard des autres éléments d'appréciation, notamment la gravité et la durée de l'infraction.434 En outre, si la Cour a pu interpréter l'article 15, paragraphe 2, du Règlement 17 comme visant « à éviter que les amendes soient disproportionnées par rapport à l'importance de l'entreprise », il résulte de sa jurisprudence que cette disposition constitue une limite supérieure à l'intérieur de laquelle l'amende peut être fixée, cette limite étant calculée à partir du chiffre d'affaires global puisque seul ce chiffre peut « effectivement donner une indication approximative » de l'importance de l'entreprise435.
Ces rappels permettent à la Cour d'affirmer que « le droit communautaire ne contient pas de principe d'application générale selon lequel la sanction doit être proportionnée à l'importance de l'entreprise sur le marché des produits faisant l'objet de l'infraction » (point 101). De plus, le Tribunal pouvait valablement juger que « dans la mesure où le montant de 432 Ibidem. 433 Ibidem. 434 CJCE, 7.06.1983, Musique Diffusion Française, Aff. jointes 100 à 103/80, Rec. 1983 p. 01825, point 121 ; et TPI, 20.03.2002, Dansk Rorindustri c/ Commission, T‐21/99, Rec. 2002 p. II‐01681, point 243. 435 Musique Diffusion Française, op.cit., points 118 et 119.
l'amende finale ne dépasse pas 10 % du chiffre d'affaires global d'ADM au cours de la dernière année d'infraction, elle ne saurait donc être considérée comme disproportionnée du seul fait qu'elle dépasse le chiffre d'affaires réalisé sur le marché concerné » (points 102 et 103). Le chiffre d'affaires réalisé au cours de la dernière année d'infraction sur le marché concerné dans l'EEE ne constitue donc qu'un critère parmi d'autres de détermination du montant de l'amende. Cependant, la Commission a très récemment attribué, de façon expresse, à ce critère un rôle particulier. En effet, dans ses nouvelles lignes directrices pour le calcul des amendes436 infligées en application de l'article 23, paragraphe 2, sous a), du Règlement 1/2003, adoptées le 28 juin 2006, elle déclare vouloir utiliser, pour déterminer le montant de base de l'amende à infliger, « la valeur des ventes de biens ou services, réalisées par l'entreprise, en relation directe ou indirecte avec l'infraction, dans le secteur géographique concerné à l'intérieur du territoire de l'EEE ». Cependant, la Commission prévoit, lorsque ce critère se révèlerait être insuffisant, notamment dans l'hypothèse d'un cartel mondial, de procéder à une évaluation plus complexe prenant en considération « la valeur totale des ventes des biens ou des services en relation avec l'infraction dans le secteur géographique (plus vaste que l'EEE) concerné ».437
Comme le résume le professeur Laurence Idot, en présence d’ententes internationales, un corollaire du principe « non bis in idem », qui impliquerait la prise en compte par la Commission les sanctionnes infligées antérieurement par des autorités d’États tiers, n’a pas lieu de jouer en l’absence d’identité des faits poursuivis.438
En plus, à peine un mois plus tard après l’arrêt Archer Daniels Midland (en mai 2006), suite aux Conclusions de l’Avocat général Geelhoed439, la Cour confirme dans les arrêts Commission c/ SGL Carbon AG, Showa Denko et SGL Carbon que ledit corolaire n’a pas lieu de s’appliquer dans les relations avec les États tiers, en l’absence de tout principe de droit international, texte ou accord de coopération, et de toute violation des principes de
436 http//ec.europa.eu/comm/competition/antitrust/legislation/fines.html
437 Gérard JAZOTTES, L'obligation de prendre en considération lors de la détermination du montant de
l'amende …, op.cit., p. 698
438 Laurence IDOT, Ententes mondiales et poursuites transatlantiques, Europe n°7, Juillet 2006, comm.217.
439 Conclusions de l'avocat général Geelhoed, 19.01.2006, Showa Denko KK c/ Commission, Aff. C‐289/04 P, Rec. 2006 p. I‐05859 ; Conclusions de l'avocat général Geelhoed 19.01.2006, SGL Carbon AG c/ Commission, Aff. C‐ 308/04 P, Rec. 2006 p.I‐05977 ; Conclusions de l'avocat général Geelhoed, 19.01.2006, Commission c/ SGL
proportionnalité et d’équité (en revanche, la solution est plus complexe à l’intérieur de l’UE – voir le Tableau 1), selon l’appréciation de la Cour.440
La question de l’application du principe « non bis in idem » est encore soulevé dans l’affaire Hoechst (2008)441. Dans sa décision le Tribunal a rappelé que l’application de ce principe est soumise à une triple identité des faits, de contrevenant et de l’intérêt juridique protégé (point 600). En cas d’espèce, le Tribunal souligne, classiquement, que des sanctions infligées par des États tiers (dans ce cas les États‐Unis et le Canada) répondent à un objectif de protection d’un intérêt juridique distinct de l’intérêt européen, et refuse le moyen.442 Récemment, on a pu observer que la plupart des comportements anticoncurrentiels à grande échelle avaient une influence qui s’étendait au‐delà d’un seul État ou même de l’UE, d’où la nécessité d’un accord mondial sur le sujet, comme le prouve amèrement le rejet par la Cour des pourvois des requérants dans les affaires Lysine (ADM) et Graphite Electrodes (SGL Carbon, Showa Denko), sur des motifs inspirés de Wilhelm et malgré l’existence de décisions préexistantes rendues dans des États tiers.
Conclusion : Combien d’autorités de concurrence peuvent poursuivre et sanctionner la même entreprise d’un État tiers pour le même comportement anticoncurrentiel ?