Titre I. LA RÉGLEMENTATION EUROPÉENNE DE L’ACTIVITÉ D’ENTREPRISES DES ÉTATS TIERS TOUCHANT AU MARCHÉ EUROPÉEN
Chapitre 1. L’application du droit européen de la concurrence aux entreprises des États tiers. La réglementation
21. L’invocation de la théorie de l’effet dans le cadre du droit international privé peut
21. L’invocation de la théorie de l’effet dans le cadre du droit international privé peut
paraître étrange à première vue, puisque cette théorie n’a jamais fait partie du droit privé, et au contraire est demeurée un concept du droit public, comme on l’a mentionné à nombreuses reprises. Néanmoins, on trouve dans les règles du conflit du droit international privé la logique qui ressemble à la logique gouvernant la théorie de l’effet (particulièrement, celle‐ci de « lex loci delicti damni »). En vue de prouver cette hypothèse, analysons plus en détails le Règlement Rome II110 et le principe de la responsabilité civile dans le cadre du droit international privé. Ainsi, dans l’article 3 du Règlement on trouve le principe de l'application de la loi du lieu du dommage (« lex loci delicti ») qui est la règle de conflit cardinale du Règlement en matière délictuelle et quasi‐délictuelle : «Sauf dispositions contraires du présent règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit, et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent».
En rappelant un peu l’histoire on observe que la lex loci delicti était un rattachement dégagé par l'École italienne du XIIIe siècle et dont l'origine remonte à l'Antiquité111. Ce critère avait également été adopté par la Cour de cassation de France, dans son célèbre arrêt Lautour, par lequel elle avait indiqué qu’«en droit international privé, la loi territoriale pour régir la responsabilité civile extra‐contractuelle de la personne qui a l'usage, le contrôle et la direction d'une chose, en cas de dommage cause par cette chose à un tiers, est la loi du lieu où le délit a été commis»112. Posée dans le domaine de responsabilité du fait des choses, la règle, qui se rapportait en réalité à la lex loci delicti commissi, avait progressivement étendu son empire sur l'ensemble des délits. Plusieurs arguments avaient été avancés en faveur de ce rattachement : la loi locale doit s'appliquer à tous les délits survenus dans un État, afin 110 Règlement (CE) N° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, OJ L 199/40, 31.7.2007. 111 Hans LEWALD, Conflits de lois dans le monde grec et romain, Revue critique, 1958, p. 419, spéc. p. 624., cité par Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles (« Rome II »), 1ère partie, Gazette du Palais, 23.10.2007, n° 296, p.4.
qu'un équilibre s'instaure entre tous les individus113, l'intérêt de l'État, qui est de préserver l'ordre public sur son territoire, exige que celui‐ci édicte les règles de comportement que doivent suivre ceux qui agissent en son sein114, la référence à la lex loci delicti commissi présente les mérites de la simplicité, de la certitude et de la prévisibilité115. Sous cet angle, la loi du lieu de commission du délit se confondait, en vérité, lorsque le délit n'était pas éclaté dans ses manifestations, avec celle du lieu du dommage, à savoir la lex loci delicti damni.116
Toutefois, la question de la loi applicable en cas de dissociation entre le fait générateur du dommage et le dommage lui‐même, c'est‐à‐dire en cas de délit complexe, s'est rapidement posée.117 Plusieurs thèses avaient alors été soutenues. Certains avaient, pourtant, défendu la mise en œuvre de la loi du fait illicite, cette dernière étant la seule connue de l'auteur du dommage et correspondant au mieux à cet objectif de la responsabilité civile visant à anticiper la commission d'actes illicites118. L'approche présentait toutefois cet inconvénient d'être avant tout fondée sur une vision de la responsabilité centrée sur la notion de faute, et méconnaissait donc l'objectivation marquant celle‐ci et la fonction indemnisatrice qui lui est désormais attribuée. D'autres s'étaient prononcés en faveur de la loi du lieu du dommage, celui‐ci ayant une dimension matérielle plus significative, surtout en ce qui concerne les tiers119. Néanmoins, il n'est pas certain que la réalité du lieu du dommage ait davantage de consistance que celle du lieu de son fait générateur, d'où l'idée d'offrir à la victime un choix entre ces critères de rattachement, ou d'appliquer ceux‐ci distributivement, en fonction des éléments ou du type de délit en
113 Yvon LOUSSOUARN, Pierre BOUREL, Pascal De VAREILLES‐SOMMIERES, Droit international privé, Dalloz, 8e édition, 2004, no 179. cité par Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable
aux obligations non contractuelles …, op.cit., p.4.
114 Bernard AUDIT, Droit international privé, Économica, 4e éd., 2006, no 180, cité par Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelles …, op.cit., p.4.
115 Sur ces fondements, v. : H. SLIM, Responsabilité délictuelle en droit international privé, Responsabilité civile et assurance, fasc. 255‐10, no 5.
116 Voir Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles …, op.cit.
117 Telle situation de délit complexe rassemble beaucoup à la situation décrit par le droit de la concurrence quand les actions sur un marché produisent les effets négatifs sur un autre, ce qui entraine l’application de la théorie de l’effet en vue de protéger le marché affecté.
118 Sur cette approche, v. Pierre BOUREL, Les conflits de lois en matière d'obligations extra‐contractuelles, LGDJ, 1961, p. 71 et s.
119 Henri BATIFFOL, Paul LAGARDE, Droit international privé, LGDJ, t. II, 7e édition, 1983, no 5610. cité par Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
cause120. Mais le fait d'accorder un choix à la victime peut sembler illégitime au regard des intérêts, également à sauvegarder, de l'auteur du dommage, et l'application distributive des lois suppose une délimitation de l'empire de celles‐ci qui peut se révéler difficile à tracer.121
Pour en revenir au droit positif, aux termes du règlement Rome II la loi applicable est celle du pays où le dommage survient, soit la lex loci delicti damni. Evidemment, cette solution s'avère indifférente lorsque le dommage se produit au lieu du fait générateur. Mais il en va tout autrement en présence de délits complexes (on peut encore une fois faire l’analogie avec les délits issus du droit de la concurrence), puisqu'il n'est plus question alors de discriminer entre la loi du lieu du fait générateur et celle du lieu du dommage au profit
éventuellement de celle qui entretient les liens les plus étroits avec la cause. Un
rattachement unique est maintenant retenu, ce qui simplifie et sécurise considérablement le système, en évitant la recherche, toujours teintée d'une part d'arbitraire, du pays avec lequel le rapport de droit noue les liens les plus étroits. En outre, cette approche épouse une
vision moderne de la responsabilité civile, axée sur sa fonction indemnisatrice. De surcroît,
l'application de la loi du lieu du dommage permettrait d'atteindre un juste équilibre entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée.122
Pourtant certains auteurs remarquent qu’une telle solution risque cependant de se révéler lourde de conséquences pour le responsable, lorsque celui‐ci ne pouvait anticiper
l'apparition d'un dommage dans un pays autre que le sien. Le Règlement Rome II prévoit
néanmoins que le comportement de la personne dont la responsabilité est recherchée doit s'apprécier en tenant compte, « en tant qu'élément de fait et pour autant que de besoin, des règles de sécurité et de comportement vigueur au lieu et au jour de la survenance du fait qui a entraîné la responsabilité» (article 17)123. Toutefois, il ne faut pas interpréter cette disposition comme obligeant le juge, en cas de dissociation des éléments du délit, à appliquer simultanément la loi du lieu du dommage et celle du lieu du fait générateur. La première bénéficie d'une vocation exclusive, la seconde ne servant qu'à apprécier la gravité 120 Pierre BOUREL, Les conflits de lois en matière d'obligations extra‐contractuelles, op. cit., p. 83 et s. ; M.‐A. MOREAU‐BOURLES, Structure du rattachement et conflits de lois en matière de responsabilité civile délictuelle, thèse Paris II, 1985. cité par Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelles …, op.cit.
121 Voir Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles …, op.cit. 122 Ibidem.
123 La règle est identique à celle des Conventions de La Haye sur les accidents de la circulation routière (article 7) et sur la responsabilité du fait des produits (article 9).
de la faute commise, la bonne ou mauvaise foi de l'auteur du dommage, voire l'étendue des dommages et intérêts qui seront versés. Reste que cette combinaison pourra s'avérer malaisée, et obligera parfois les tribunaux à constater que le responsable a agi conformément aux règles en vigueur dans le pays où il est établi tout en relevant qu'il doit, au regard de la loi du lieu du dommage, s'acquitter d'une indemnité (ce problème rassemble aussi les problèmes qu’on peut avoir en cas d’application simultanée du droit européen de la concurrence et le droit de la concurrence d’un État tiers (voir, par exemple, l’affaire Boeing/McDonnel quand les autorités européennes et américaines avait adopté des positions différentes concernant la même opération)).124
Ainsi, le rattachement à la lex loci damni peut contraindre à l'application de plusieurs lois relativement à un même délit lorsque ce dommage se réalise dans plusieurs pays. Il faut supposer, pour que cette hypothèse se réalise, que la juridiction saisie soit celle du lieu du domicile du défendeur, laquelle correspond en principe à celle du lieu du fait générateur, juridiction compétente pour réparer l'intégralité du préjudice125. Selon certains auteurs l'application de la loi du pays où le fait générateur aurait permis d'éviter un tel éparpillement.126 Autre donnée remarquable : dans l'hypothèse d'un dommage imminent, voire seulement éventuel, il est admis que les juridictions des États membres peuvent appliquer la loi du lieu où le dommage « risque de se produire» (article 2 § 3, a), selon une formule identique à celle retenue par l'article 5, 3°, du règlement Bruxelles I.127 Aussi, comme note M. Légier, « aucune précision, en revanche, n'est apportée pour le cas où le même fait générateur produit à l'égard de la même victime des dommages dans plusieurs pays»128. Deux solutions sont envisageables, à savoir une application distributive des lois ou l'application de celle où s'est réalisé le dommage principal, ce qui conduirait indirectement à se fonder sur le principe de proximité. En tout état de cause, seul un dommage direct pourra
124 Voir Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles …, op.cit., p.5.
125 CJCE, 7 mars 1995, Fioana Shevill, D. 1996. 63; voir également Laurence IDOT, L'application de la Convention
de Bruxelles en matière de diffamation. Des précisions importantes sur l'interprétation de l'article 5‐3, Europe,
no 6/1995, p. 1.
126 Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles …, op.cit., p.6. 127 Ibidem.
128 Gérard LEGIER, Le règlement Rome II sur la loi applicable aux obligations extracontractuelles, JCP, éd. G, 2007, act. 348.
servir de rattachement129.130 Toutefois, l'application de la loi du lieu du dommage est exclue dans l'hypothèse où «la personne dont la responsabilité est engagée et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du dommage» et ce, au profit de la loi de ce pays (article 4, § 2).
La mise en œuvre de cette loi, tout comme celle du lieu du dommage, doit cependant être rejetée lorsqu'il « résulte de l'ensemble des circonstances que le fait dommageable présente des liens manifestement plus étroits avec un autre pays», dont la loi sera alors applicable (article 4, § 3). Est ainsi reproduite, sous une forme certes différente, la clause
d'exception prévue par la Convention de Rome sur la loi applicable aux obligations
contractuelles (article 4, § 5). Ainsi, il s'agit d'introduire une certaine flexibilité dans la détermination de la loi applicable.131
Il importe cependant d'observer la méfiance qui entoure ce rattachement portant en germe une certaine imprévisibilité quant à la loi applicable, comme en témoigne l'usage parfois hasardeux qu'en ont fait les juridictions des États parties à la Convention de Rome. D'où la nécessité pour les tribunaux qui décideraient de s'y rapporter de constater l'existence de liens «manifestement» plus étroits. L'adverbe n'est pas anodin, le règlement s'attachant à donner une illustration d'une telle hypothèse : « un lien manifestement plus étroit avec un autre pays pourra se fonder, notamment, sur une relation préexistante entre les parties, telle qu'un contrat, présentant un lien avec le fait dommageable en question» (article 4, § 3). Tel est le cas, par exemple, lorsqu'un contrat est annulé et que l'une des parties réclame des dommages et intérêts en suite du prononcé de cette nullité. La loi applicable au contrat pourra s'appliquer à cette obligation non contractuelle, à la condition qu'elle s'avère la plus appropriée au regard de l'ensemble des faits de la cause. Outre qu'une seule loi est alors désignée, la difficulté que connaissent certains États pour distinguer entre ce qui se rapporte au contractuel et ce qui relève du non contractuel est obviée. Il convient de souligner, ce qui a semblé déterminant aux yeux de la Commission, que lorsque la relation préexistante consiste en contrat de consommation ou de travail et lorsque ce contrat comporte une clause de choix de lois en faveur d'une loi autre que celle de la
129 CJCE, 19.09.1995, Antonio Marinari c/Lloyds Bank plc et Zubani Trading Company, Aff. C‐364/93, Rec. 1995 p. I‐02719.
130 Voir Frédéric GERCHOUN, Stéphane PIEDELIÈVRE, Le règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles …, op.cit.,p.6. 131 Ibidem.
résidence habituelle du consommateur, du lieu de l'accomplissement habituel du travail, ou exceptionnellement, du lieu d'embauche du travailleur, le rattachement à la loi avec lequel la situation entretient les plus étroits ne saurait aboutir à priver la partie faible de la protection que lui confère la loi en principe applicable, sauf à priver d'effet les dispositions des articles 5 et 6 de la Convention de Rome.132
Ainsi, après avoir analysé la théorie de l’effet au sein du droit international public et au sein du droit international privé, et étudié la naissance de cette théorie dans le cadre du droit antitrust américain, on passe à l’examen de cette théorie dans le cadre du droit européen de la concurrence, ce qui marque but final de cette section de la thèse.
§ 4. La théorie de l’effet au sein du droit européen de la concurrence. Chronique de la jurisprudence.