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7.1.7 Le fantasme, comme ce qui insiste :

7.1.7.1 Wiederholungszwang

Le terme allemand « die Wiederholungszwang » a été traduit par « automatisme de répétition ». Pour bien comprendre les enjeux posés par une telle notion, nous devons en faire l’histoire.

En 1914, dans son texte Répétition, remémoration et perlaboration, Freud reprise la question du transfert pour le définir comme « un fragment de répétition » du passé oublié s'actualisant sur la personne du médecin. Lorsque le patient ne peut pas se remémorer ce passé occulté, il est amené à l'agir sur la scène du transfert. De plus, le recours à l'agir est proportionnel à l'intensité de la résistance : plus le patient résiste à l'avancée de la cure, plus le patient répète les fragments de ce passé refoulé. Freud écrivait : « Le malade va chercher dans l'arsenal du passé les armes avec lesquelles il se défend de la poursuite de la cure et que nous devons lui arracher pièce par pièce » (Freud, 1914, p. 121).

Le phénomène transférentiel est « une puissance actuelle » plutôt qu’une « affaire d’ordre historique ». C’est dans le réel et dans l’actuel de la cure que le névrosé vit l’état de maladie, tandis que l’analyste veille à rendre présentes, les choses passées.

Jusqu’en 1920, son édifice théorique repose principalement sur le principe de plaisir : tous les phénomènes inconscients quels qu’ils soient sont régis par ce principe, si bien qu’ils témoignent d’un désir inconscient travesti qui cherche à se satisfaire. Dans ce cadre, Freud cherche alors à retrouver les traces mnésiques perdues de ce qui a été éprouvé et ressenti dans le passé.

Cependant, Freud remet en question ses principia lorsqu’il publie en 1920 l’Au-delà du principe de plaisir.

Dans ce texte, il explore certains phénomènes psychiques qui lui semblent contredire le principe de plaisir : « Mais le fait nouveau et remarquable qu’il nous faut maintenant décrire tient en ceci : la compulsion de répétition ramène aussi des expériences du passé qui ne comportent aucune possibilité de plaisir et qui même en leur temps n’ont pu apporter, pas même aux motions pulsionnelles ultérieures refoulées » (Freud, 1920, p. 66).

Lorsque Freud s’intéresse aux névroses de guerre, il constate alors que ces sujets répètent une expérience de déplaisir obéissant à un « au-delà du principe de plaisir ». Puis, fort de ce constat, il invente la « Wiederholungszwang » qui lui semble plus originaire, plus élémentaire et plus pulsionnel que le principe de plaisir.

Freud emprunte la métaphore de la « vésicule indifférenciée de substance excitable » pour représenter l’organisme vivant. Cette vésicule vivante est tournée vers l’extérieur et elle est pourvue d’un pare-excitation lui permettant de filtrer les excitations. Freud appelle « traumatiques » les excitations extérieures suffisamment intenses pour mettre à mal et faire effraction dans le pare-excitation.

Mais le fonctionnement énergétique d’habitude réglé par le principe de plaisir est mis hors d’action par la somme d’excitations traumatiques. Plutôt que de les décharger, l’objectif de l’organisme vivant serait plutôt de maîtriser l’excitation et de lier psychiquement les sommes d’excitation pour les décharger. Autrement dit, le retour incessant du trauma sous la forme d’images, de rêves ou de mises en acte représente une tentative par le sujet de le maîtriser en le symbolisant. Quelle est la relation entre le pulsionnel et la compulsion de répétition ? Freud affirme qu’une pulsion « serait une poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence perturbatrice de forces extérieures » (Freud, 1920, p. 88).

Quelles peuvent donc être ces forces extérieures s’opposant au rétablissement de l’état antérieur et quel peut bien être cet état antérieur ?

Freud explique que le but de toute vie est la mort. En effet, la pulsion aspire à retrouver l’état anorganique en retournant en arrière. Mais pourquoi cet état anorganique n’est-il pas resté identique à lui-même ? Freud suppose l’action d’une force irreprésentable qui apporte une tension dans la matière jusque-là inanimée. Cette tension survenue alors dans la substance cherche à être liquidée puisque la pulsion vise à retrouver l’état antérieur. Ces influences extérieures auraient amené la substance vivante à trouver des détours toujours plus compliqués pour atteindre son but à savoir celui de la mort.

Freud distingue deux types de pulsions : les pulsions de vie et les pulsions de mort. Les pulsions de vie recoupent les pulsions sexuelles veillant sur la sécurité des organismes vivants. Elles sont dites « conservatrices » et elles sont particulièrement résistantes aux influences extérieures. Ces pulsions conservatrices, en ramenant à un état antérieur prolongent la durée de vie de l’organisme vivant. Les pulsions de mort propulsent l’organisme vivant vers le but de la vie à savoir la mort, tandis que les pulsions de vie ramènent l’organisme vivant en arrière pour recommencer ce parcours à partir d’un certain point assurant la prolongation de sa vie.

Par ailleurs, cette Wiederholungszwang génère une rupture dans la technique psychanalytique. Jusque 1920, elle visait à découvrir les résistances le plus tôt possible, de les rendre conscientes au malade et de l’amener à les abandonner en usant du transfert. Mais Freud se confrontait alors aux limites de la remémoration mises en relief dans le texte Remémoration, répétition et perlaboration. Plutôt que de se remémorer un fragment du passé, le patient est obligé de répéter le refoulé dans l’actualité de la cure analytique.

Cette Wiederholungszwang se manifeste aussi chez des personnes non névrosées : « Celles-ci donnent l’impression d’un destin qui les poursuit, d’une orientation démoniaque de leur existence, et la psychanalyse a d’emblée tenu qu’un

tel destin était pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance » (Freud, 1920, p. 68).

Freud évoque ici le destin funeste de ces personnes qui répètent sans arrêt la même issue aux relations humaines. Cet éternel retour du même n’est pas étranger à Damoclès. Il évoque à de multiples reprises son incapacité à avoir une place professionnelle qui se maintient dans le temps. Quitter son poste est très souvent ce qu’il a choisi de faire. Cela correspond au comportement actif décrit par Freud à travers lequel nous pouvons identifier « un trait de caractère immuable qui ne peut que se manifester dans la répétition des mêmes expériences » (Freud, 1920, p. 69).

Lorsque Freud invente le déterminisme psychique, il entaille alors un peu plus la maigre possibilité pour l’homme de disposer de « son libre arbitre ». Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud (1901) écrit que certaines personnes peuvent affirmer un sentiment de conviction en faveur d’un libre arbitre qui ne cède pas même s’il se confrontait au déterminisme. Freud ajoute : « Selon nos analyses, on n’a nul besoin de contester ici au libre arbitre son droit à un sentiment de conviction. Si l’on introduit une distinction entre la motivation à partir du conscient et la motivation à partir de l’inconscient, ce sentiment de conviction nous informe que la motivation consciente ne s’étend pas à toutes nos décisions motrices. Minima non curat praetor. Mais ce qui est ainsi libéré d’un côté reçoit sa motivation d’un autre côté, de l’inconscient, et c’est ainsi que la détermination dans le psychique est exécutée malgré tout sans lacunes » (Freud, 1901, p. 350).

Le déterminisme psychique ne laisse aucune place à la contingence psychique, si bien que tous processus psychiques peuvent être compris à la faveur de cette causalité inconsciente. Mais comment comprendre ce qui nous tombe dessus ? Quelle intrication existe-t-il entre le déterminisme inconscient de nos processus psychiques et l’accident ?

Freud semble pourtant conférer une grande importance aux accidents comme en témoigne cet écrit : « Gardons-nous sur ce point contre le reproche, basé sur un malentendu, selon lequel nous aurions dénié la significativité des facteurs innés (constitutionnels), parce que nous avons fait ressortir les impressions infantiles. Un tel reproche est issu de l’étroitesse du besoin de causalité des hommes, besoin qui, en opposition avec la configuration habituelle de la réalité, veut se contenter d’un unique facteur causal. La psychanalyse s’est exprimée beaucoup sur les facteurs accidentels de l’étiologie, peu sur les facteurs constitutionnels, mais seulement parce qu’au sujet des premiers elle pouvait apporter quelque chose de nouveau, et qu’en revanche sur les derniers elle n’en savait tout simplement pas plus que ce qu’on sait d’ordinaire. Nous nous refusons à décréter une opposition de principe entre les séries de facteurs étiologiques ; nous faisons plutôt l’hypothèse d’une action conjuguée régulière des deux séries pour la production de l’effet observé. Daimon kai Tuchè déterminent le destin d’un être humain – rarement, peut-être humains, une de ces puissances ne le fait à elle seule » (Freud, 1912, p. 59).

Pour les grecs, le Daimon représente la force divine qui s’empare d’un être humain et qui le pousse à accomplir ce dont il n’est pas l’agent, tandis que Tuchè représente le sort, le hasard, le fortuit, la contingence etc. Il faut donc bien

comprendre que le destin de l’individu se joue dans une rencontre entre le hasard et l’accidentel, entre le Daimon et la Tuchè.

Aulagnier prend l’exemple d’un orage empêchant l’un de ses patients de se rendre à l’une de ses séances. L’analyste doit-il ou peut-il interpréter l’absence de son patient ? Le phénomène de l’orage pour tous les sujets de culture occidentale peut être expliqué par des causes naturelles. Cette conception culturelle de la causalité explique les phénomènes de la réalité extérieure comme ceux affectant notre corps. Le sujet considère comme étant vraie l’explication de l’orage par la physique parce qu’elle repose sur l’observation, l’expérimentation et la démonstration. Aulagnier appelle « causalité démontrée l’ensemble des définitions causales auxquelles le sujet fait appel dans sa mise en sens de la réalité extérieure, ensemble de présupposés auxquels il fait confiance parce qu’ils s’accompagnent d’une « garantie culturelle » qui lui assure qu’ils ont été soumis aux vérifications exigibles et exigées » (Aulagnier, 1977-1978, p. 56).

Malgré cette « causalité démontrée », rien n’empêche l’analyste de répondre à l’absence du patient en faisant appel à « une causalité interprétée ». Le patient n’a décidément jamais de chance et l’orage devient le signe de sa malchance. Mais il peut aussi considérer dans l’après-coup, que cet orage est un signe du destin, lui qui ne voulait pas se confronter inconsciemment à ce qui a été réveillé lors de la dernière séance. Dans tous les cas, on mettra en cause le désir inconscient d’aller ou de ne pas aller au rendez-vous. Cette « causalité interprétée » émanant du sujet prétend donc rendre compte des motifs de sa rencontre avec ces accidents et ces hasards du destin.

Cet orage arrive « par hasard », il n’est pas objectivement déterminé par l’inconscient du patient. Une rencontre amoureuse se produit, un couple se sépare, quelque chose s’impose au patient sous la forme d’une nouveauté radicale. Mais le psychanalyste, lui, est prédisposé à ne pas croire au hasard argué par le patient pour justifier le fait de n’être pas venu à la séance ou la rencontre amoureuse fortuite. L’incident n’en est pas un ou plutôt, il serait plus juste de dire que l’incident fortuit rencontre les signifiants de son histoire personnelle, c’est-à-dire ce qui le détermine inconsciemment.

Cependant, comment le psychanalyste peut-il laisser la place à l’altérité de la contingence si celle-ci est déjà absorbée par l’interprétation de l’analyste, qui n’y voit qu’une réédition ou une répétition d’une problématique psychique particulière ? Il faut nécessairement que quelque chose échappe au déterminisme inconscient pour que l’interprétation ne soit pas totalitaire.

Prenons l’exemple de l’homme aux loups. La phobie du loup se réactualise sur la personne d’un professeur lorsque ce patient entrait au lycée. Freud écrit : « Le hasard lui offrit une singulière occasion de rafraichir sa phobie du loup pendant la période où il fréquentait le lycée, et de faire, de la relation sur laquelle elle se fondait, le point de départ de sévères inhibitions. L’enseignant qui dirigeait le cours de latin de sa classe s’appelait Wolf. Dès le début, il fut intimidé par ce professeur et s’attira un jour de sévères insultes parce qu’il avait commis une erreur stupide dans une traduction du latin ; désormais il ne se défit plus d’une angoisse paralysante face

à ce professeur, et elle se reporta bientôt sur d’autres enseignants » (Freud, 1918, p. 97).

Le nom du professeur « Wolf » est une pure contingence, c’est-à-dire qu’il aurait pu se nommer tout à fait autrement. Le hasard de ce nom devient une véritable nécessité puisque c’est précisément sur ce point que se réactualisait l’angoisse d’être dévoré par le loup ou l’angoisse d’être castré par le père. Lacan (1954-1955) dans son séminaire sur Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, repense le problème de la compulsion de répétition à travers la notion d’insistance : « C’est ici que Freud s’aperçoit que quelque chose ne satisfait pas au principe de plaisir. Il s’aperçoit que ce qui sort d’un des systèmes – celui de l’inconscient – est d’une insistance – c’est là le mot que je voulais introduire – toute particulière » (Lacan, 1954-1955, p. 89).

Cette insistance est celle de la chaîne signifiante qui tend à dire le réel indicible. Plus loin, Lacan ajoute que la répétition est liée « à un processus circulaire de l’échange de la parole. Il y a un circuit symbolique extérieur au sujet, et lié à un certain groupe de supports, d’agents humains, dans lequel le sujet, le petit cercle qu’on appelle son destin, est indéfiniment inclus […] Un certain échange de rapports se poursuit, à la fois extérieur et intérieur, qu’il faut se représenter comme un discours qu’on récite. Avec un appareil enregistreur, on pourrait l’isoler, le recueillir. Pour une part considérable, il échappe au sujet […] et continue, revient, toujours prêt à rentrer dans la danse du discours intérieur […] L’analyse est faite pour qu’il entende, pour qu’il comprenne dans quel rond du discours il est pris et du même coup dans quel autre rond il a à entrer » (Lacan, 1954-1955, p. 138). Lacan utilise le jeu du pair et de l’impair ainsi que le conte d’Edgard Poe pour démontrer que l’ordre symbolique s’impose à nous dans le sens de « ça parle ».

Dans le discours de Damoclès, les signifiants s’enchaînent les uns avec les autres et s’arrêtent sur cette idée : être exclu et inutile. Cela insiste si bien que l’on peut penser que cet enchaînement ne repose pas sur un hasard mais sur quelque chose qui le détermine. Nasio (2012) rappelle que tout évènement excitant et intense sera toujours perçu selon le filtre déformant du fantasme. Cette parole « être exclu et inutile » met en évidence le fantasme qui se déploie à chaque fois qu’un évènement s’impose au patient. Mais qu’est-ce qu’un fantasme ?