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Rechute et mise en cause du traitement « psychique »

Une semaine plus tard, le patient évoque une rechute : « Je rentrais du boulot, je n’avais pas envie de rentrer, je voulais profiter de la soirée un peu. J’ai pris deux ou trois bières au café. En ce moment, je néglige le traitement, je l’ai oublié à cause du boulot, je dois penser à plein de choses ». Dans l’entretien, je suis assez perplexe. Depuis le début du suivi psychologique, il ne fait que l’éloge du traitement médicamenteux si bien que je lui fais part de ma surprise et je l’interroge sur les motivations de cette rechute : « J’ai beaucoup de choses dans la tête, je mange rapidement mais pas tout seul. J’oublie de le prendre le midi et je le prends le soir. Le matin, je ne l’oublie pas comme je prépare mes cachets avec le café. C’est souvent ma femme qui me le rappelait le midi. Sinon je n’y pensais pas. Elle prend un médicament contre le cœur, c’est à vie elle. Alors que moi je pourrais m’en passer, c’est le moral qu’il me faudrait ».

Je me dis qu’il serait inutile d’insister sur cet oubli puisque Damoclès semble l’occulter rapidement. Cela étant, il ne dissimule pas sa déception : « Je suis déçu, presque 6 mois, je n’ai rien fait de mal, ce n’est pas la question. J’avais envie de décompresser, hier j’ai emmené ma fille à la piscine ça m’a fait du bien. Je m’en veux d’avoir craqué. J’avais besoin d’une décharge physique qui décontracte l’esprit. Je regrette d’avoir coupé cet arrêt définitif d’alcool ».

Je brise momentanément l’ordre chronologique des séances puisque je propose de raconter un entretien qui se déroule après les vacances de Noël. Les propos de Damoclès au début du mois de janvier 2017 semblent faire écho à ce qu’il a dit en octobre 2016.

Les fêtes de Noël se terminent tout juste et c’est le moment pour le patient de faire un bilan : « Pendant les fêtes, je n’ai pas eu envie d’alcool même si j’ai vu des gens boire devant moi. Mais dans l’après-fête, si : le 3 et le 4 janvier. Je demandais au docteur Moreau euh Levy : qu’est-ce que ça aurait fait si j’avais bu ? ». Dans la séance, je ne peux m’empêcher de sourire lorsque j’entends mon prénom en lieu et place de celui du médecin addictologue. Mais je le laisse poursuivre : « Avec le traitement, j’aurais été mal comme un chien.

J’aurais été malade, c’est tout. J’oublie toujours le traitement du midi, je n’arrive pas à le prendre correctement. Le docteur Levy a augmenté le matin pour compenser celui du midi. Je dénie le traitement, enfin, il y a une partie de moi qui dénigre le traitement. Le fait de le prendre, je me dis que je n’ai pas besoin de ça. Ça me fait chier de le prendre, j’ai l’impression d’avoir un petit ange et un diable sur les deux épaules ».

Le patient semble remettre en question l’intérêt du traitement même s’il note que ces médicaments l’aident : « Le traitement, pourtant c’est une nouvelle vie : ne pas boire, plus le contrôle des nerfs, je me sens bien. Ça m’amène à penser qu’il ne faut pas arrêter. Mais elle reste présente cette idée pour l’instant. D’un côté, je me dis « vas-y arrête » et de l’autre côté je me dis de ne pas reprendre. Je me dis que je n’ai pas besoin de ça ».

Même s’il le vit comme une contrainte, le traitement médicamenteux lui donne donc un « contrôle des nerfs ».

Quelques mois plus tard, Damoclès fait de nouveau un bilan sur le traitement puisqu’il a vu le médecin addictologue récemment : « Je vois le docteur Morin euh Moreau jeudi ». Une nouvelle fois, il confond mon nom avec celui du médecin et il rectifie : « Vous êtes M. Moreau et je vais voir le docteur Levy jeudi. Je ne connais pas bien votre nom, je dis, je vais voir le « psy ». La Tiapride ça me régule et si je suis régulé, alors ça va ».

Damoclès mélange à plusieurs reprises mon nom avec celui du médecin addictologue et il ne distingue pas les intervenants qui l’accompagnent. Nous pourrions comprendre cette difficulté à distinguer le psychologue du médecin comme étant le témoin d’une tentative d’homogénéisation des deux intervenants qui l’accompagnent dans son parcours de soins. Cet élément clinique pourrait être compris à la lumière des travaux de Lasselin (1979).

Cet auteur propose une sémiologie relationnelle prenant sa source dans l’échec premier du stade du miroir :

1) L’alcoolique utilise l’alcool pour opérer une transformation de l’autre en un double identique. Il s’agit de créer un pareil-pas-pareil immobilisé.

2) L’alcoolique opère une dévitalisation, une dénaturation et une virtualisation de l’autre ainsi réduit à un puzzle lui permettant de se reconstituer un portrait- robot. Il s’agit de se construire une image en l’empruntant aux autres.

3) Le monde extérieur est banalisé et immobilisé : la prescription d’une cure de sevrage devient une proposition de cure de repos.

Ces mécanismes de différence révèlent une difficulté pour l’alcoolique de négocier la différence. Pour Lasselin, l’accès au spéculaire est toujours menacé si bien que l’identité « est chancelante d’avoir été placée sur le mode de l’analogie et c’est celle-ci qui permet de négocier la différence » (Lasselin, 1979, p. 55).

Pour l’auteur, la cure de sevrage installe des repères structurant l’environnement qui permettent à l’éthylique d’accéder aux deux dimensions d’un

univers imaginaire spécifique (Lasselin, 1979, p. 25). L’espace thérapeutique pourrait être une manière de stabiliser cette image troublée.

De la même manière, la prescription du traitement médicamenteux par le médecin addictologue pourrait être mise sur le même plan (une représentation en 2D) que « le traitement psychique » proposé par le psychologue. Freud (1890) considère que le médecin, même s’il prescrit un traitement qui peut avoir un effet sur le corps, le fait aussi en usant de mots qui sont l’outil essentiel du traitement psychique. Le médecin n’est donc pas dispensé de la valeur signifiante de l’objet- substance qu’il propose au patient en tant que garantie d’un apaisement.

Le traitement psychique opéré par le médecin et par le psychologue, deux figures identiques, est remis en question, à un moment donné, par une rechute. Quels sont les enjeux posés par ces consommations suspendant une abstinence de 6 mois ? Perrier (1973), par l’éclairage théorique qu’il propose, peut nous aider à les comprendre.

Il centrait le combat de l’alcoolique, du médecin et de l’entourage autour d’un personnage capital à savoir l’alchimiste. Tous sont assujettis à ce personnage dont les pouvoirs restent inconnus et toujours menaçants. Boire pour le sujet alcoolique est une manière d’incorporer les pouvoirs et les richesses de qui il n’est pas. Plusieurs stratégies s’offrent au médecin. Il peut tout d’abord tenter de neutraliser l’alchimiste par un traitement médicamenteux basé sur une alliance thérapeutique que « l’alcoolique » devra respecter. Le malade aura bénéficié de toute l’information nécessaire se référant à la science et à la raison. Cependant, tout cela ne dure qu’un temps, l’alcoolique en finira avec son transfert sur le médecin et ce, « pour réinterroger l’Alchimiste, avec son cœur retrouvé de vieil enfant déçu et solitaire » (Perrier, 1973, p. 459).

Pour Damoclès, l’alchimiste a été plus satisfaisant que le traitement, qui se fait toujours plus ou moins oublié. Qu’entend-il d’ailleurs par « déni du traitement » ? Il semble dénier sa dépendance au traitement et faire comme s’il pouvait s’en passer. Ce « déni du traitement » engage aussi le transfert et fait du médecin-psychologue un partenaire décevant. Transfert et dépendance nouent une relation intime puisqu’il faut bien qu’un sujet accepte de dépendre du psychologue ou du médecin pour qu’une relation de soin se mette en place. Taillandier écrit que « l’acceptation par un sujet d’une relation où il peut dépendre d’un autre est parfois un progrès dans la nature de la relation d’objet, et ce par rapport à une forme de relation marquée par l’emprise et par l’omnipotence » (Taillandier, 2001, p. 101).

Ainsi, « le déni du traitement », qu’il soit psychique ou médicamenteux, engage l’impossibilité pour le sujet d’assumer une dépendance à un autre qui implique la différence et l’altérité de l’objet (l’homogénéisation du médecin- psychologue témoigne de cela). Brusset (2004) met bien en évidence le but de la conduite addictive à savoir l’évitement de la relation à l’autre par l’effacement du moi et de l’objet. Une expérience d’indifférenciation à l’origine du moi-idéal peut ainsi se mettre en place.

La rechute vient souvent semer le trouble dans cette inexplicable tragédie. C’est une menace toujours présente qui amène chacun des partenaires à reconduire l’entreprise thérapeutique.