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La perte de contrôle La folie dionysiaque et la possession divine :

Dans la même séance, Damoclès m’explique ce qu’il a ressenti lorsque le lendemain, il prend connaissance de ce qu’il s’est passé : « Ça m’a fait peur de faire quelque chose et que je ne m’en souvienne pas. C’est comme si quelqu’un avait pris possession de mon corps. Ce n’est plus moi qui dirigeais, c’est l’alcool. L’alcool c’est festif, jusqu’à un moment et à quel point ? Tu regrettes un truc mais tu ne sais pas ce que t’as fait ». Saisi par le phénomène qu’il décrit, je m’intéresse à l’effet qu’il produit sur sa personne : « L’effet curieux et de peur, c’est un trou noir dans ma tête ».

Damoclès considère l’alcool comme étant une substance qui a pris possession de son corps à tel point que vient à naître un deuxième « moi ». Il semble être littéralement « pris » et être saisi par l’alcool qui le transforme et le rend « autre » à lui-même. Il évoque le fait d’avoir « eu peur » de ce qu’il a pu faire lors de cette possession de son propre corps. De plus, l’alcool serait l’agent d’une telle dissolution de son intégrité moïque : « Ce n’est plus moi qui dirigeais, c’est l’alcool ». Le patient met en avant une limite à ne pas dépasser, « un moment » précis, un « point » au-delà duquel c’est le sans-limite qui prévaut.

Une fois que les consommations ont dépassé cette fameuse limite, l’énigme s’impose au sujet : que s’est-il passé ? « Tu regrettes un truc mais tu ne sais pas ce que tu as fait ». Le blackout alcoolique engendre une variété d’affects perturbants. Cette

altérité radicale qui transforme tout être civilisé en une bête infâme s’incarne à travers le personnage mythologique de Dionysos : « C’est curieux et ça fait peur ».

La mythologie grecque donne à Dionysos une place importance et particulière. Ce dieu est subversif puisqu’il représente l’étranger par excellence. Dionysos est d’abord une puissance inconnue à déchiffrer. Venant du dehors, il apporte avec lui une folie particulière, une mania divine qui ravage la raison. Pour Detienne (1986), cette folie dionysiaque porte avec elle une part d’impureté qui est imputable au fait d’être hors de soi et séparé des autres comme de soi-même.

Jeanmaire (1951) rapproche l’ivresse bachique de la grande crise hystérique décrite par Charcot en son temps : « Les mouvements convulsifs et spasmodiques, la flexion du corps en arrière, le renversement et l’agitation de la nuque, le comportement des bacchantes rappelle les symptômes des affections névropathiques souvent décrites. On est de plus porté à croire que ces comportements étaient liés à un état psychologique accompagné d’un sentiment de dépersonnalisation et de l’envahissement du moi par une personne étrangère, ce qui est proprement l’enthousiasme des anciens, autrement dit la possession, enfin à des hallucinations » (Jeanmaire, 1951, p. 106).

L’intervention d’une telle puissance divine que l’on nomme Daïmôn n’est pas sans conséquences : le dieu pousse l’homme à agir de façon déconcertante et contraire à ses propres intérêts.

Les Bacchantes d’Euripide mettent en scène le meurtre intolérable d’un enfant perpétré par sa propre mère, sous l’emprise de la folie dionysiaque. Resituons l’intrigue de cette pièce : Dionysos, selon la mythologie grecque, est le dieu « deux fois né ». Zeus, infidèle, honore Sémélé et elle subit la colère d’Héra. La mère de Dionysos fut foudroyée par Zeus mais ce dernier prit le soin de protéger son enfant en l’extrayant du ventre maternel pour finalement l’intégrer à sa cuisse.

Dans les bacchantes, les sœurs de Sémélé désavouent et dénigrent Dionysos. Il ne serait pas le fils de Zeus mais le fils d’un vulgaire mortel. Penthée fils d’Agavé (sœur de Sémélé) et petit-fils de Kadmos roi de Thèbes, est le cousin de Dionysos et il gouverne la cité de Thèbes. Averti de la venue des bacchantes venues des terres barbares, celui-ci décide d’y mettre bon ordre : « C’est au loin – car j’étais absent de cette terre – que j’appris le récent fléau de la cité, comment nos femmes ont, délaissant leurs demeures, fui vers de prétendus mystères – et séjournant dans la forêt ombreuse, exaltent par leurs danses leur nouveau Dieu, Dionysos, Bakkhos, que sais-je ? » (Euripide, -405, p. 19).

Penthée refuse de reconnaître Dionysos comme étant un véritable Dieu. Son entêtement le pousse à tenir des propos qui déclencheront la fureur du Dieu. Dionysos décide alors de se confronter à Penthée sous la forme d’un jeune homme efféminé. Il décide de piéger le fils de Cadmos pour se venger de lui.

Pour approcher les bacchantes, Dionysos lui propose un stratagème à savoir celui de se travestir en femme pour ne pas être découvert par les ménades lorsqu’il les espionnera. Le roi, pris par « une douce folie », accepte ce plan et scelle ainsi son destin funeste. Travesti en femme, Penthée se lance à la poursuite des ménades. Agavé le remarque et elle porte le premier coup, suivie par ses deux sœurs et

finalement le reste des ménades. Cette violence se perpétue jusqu’à ce que Penthée meure : « De leurs sanglantes mains, toutes ainsi qu’au jeu de la balle, en tous sens dispersaient les lambeaux de la chair de Penthée : et son corps mutilé gisait de part et d’autre sous les âpres rochers, dans les fourrés des bois, où l’on ne trouverait ses restes qu’à grande peine… » (Euripide, -405, p. 85).

Juste avant de porter le premier coup, Penthée supplie sa mère de l’épargner et il rappelle à sa mère le lien générationnel et symbolique qui les unissent. Mais Agavé possédée par le Dieu bachique ne semble plus être présente à elle-même. En transe, elle arrache les membres de son fils et avec l’aide des autres ménades, elle lacère la peau coupable de son fils. La description physique d’Agavé met en évidence cette dépersonnalisation : « Mais elle, la bouche écumante et roulant des yeux égarés, n’est plus maîtresse de sa raison » (Euripide, -405).

Nous retrouvons la même situation pathétique dans une œuvre de Heinrich von Kleist, Penthésilée. Dans cette pièce de théâtre, Penthésilée, reine des Amazones, déclare la guerre aux grecs menés par le Roi Agamemnon, accompagnés d’Ulysse et d’Achille. La loi des Amazones suppose une exclusion nette des hommes. Lorsque des naissances sont nécessaires, leur tradition implique de faire la guerre à un peuple choisi au hasard pour capturer certains hommes qui ont la charge de leur faire des enfants, puis elles les laissent partir. Si de ces unions naissent des hommes, alors ils seront tués ou abandonnés. Par ailleurs, la loi d’Airain suppose que les Amazones ne choisissent pas leurs captifs mais qu’elles doivent d’abord vaincre leurs « fiancés » avant de s’unir avec eux. C’est dans ce contexte qu’Achille et Penthésilée se rencontrent et tombent amoureux l’un de l’autre. Sa mère Otrere lui avait prédit sur son lit de mort cet amour fou.

Un revirement inattendu renverse cet amour fou en une rage déchaînée digne des ménades. Dans un état de conscience modifiée, Penthésilée vient à la rencontre de son amant maudit et contrairement à ce qui peut être attendu d’une femme amoureuse, elle le pourfend d’une flèche dans le cou et elle ne s’arrête pas là : « Il se relève dans un râle et tombe et se relève encore et veut s’enfuir. Mais, hardi ! crie-t-elle : Tigris ! Hardi, Leäne ! Hardi, Sphink, Mélampus ! Dirké ! hardi Hyrkaon ! Et elle se rue – se rue avec toute la meute, ô Diane ! Sur lui, et le tire – le tire par le cimier comme une chienne parmi les chiens, l’un le saisit à la poitrine, l’autre à la nuque et le jette au sol qui tremble de sa chute ! Lui qui se traîne dans la pourpre de son sang, touche sa douce joue et l’appelle : Penthésilée ! Ma fiancée ! Que fais-tu ? Est-ce là la fête des roses que tu m’avais promise ? » (Kleist, 1998, p. 117).

Les derniers appels à la raison proférés par Achille et par Panthée, échouent puisqu’ils ne peuvent être reconnus. D’un côté, une mère tue son enfant tandis que de l’autre, une femme aimante tue son fiancé. Ce tableau final dans l’œuvre de Kleist s’organise autour du dispositif utilisé par Euripide pour évoquer dans un second récit (par la bouche d’un garde) le démembrement auquel avait été voué le roi Panthée.

Ces considérations littéraires et mythologiques permettent de mettre en évidence une difficulté à intégrer une nécessaire « différence de soi à soi » qui peut faire écho à la problématique de notre patient. Aulagnier (1979) explique que le maintien du « Je » dans le temps et l’investissement d’un temps futur précaire

nécessite la possibilité qu’il puisse devenir Autre, en s’altérant et en acceptant de se découvrir différent de celui qu’il était et de celui qu’il est dans l’actualité du moment présent. Mais comment opérer cette synthèse lorsque Damoclès découvre par le témoignage cette part qu’il avait beaucoup de peine à reconnaître comme étant la sienne ? Un écart intolérable surgit entre la manière dont il se pense et ses actes contraires à ses idéaux.