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4.1.5 Des différentes classifications à l’addiction :

4.1.5.1 L’œuvre de Fouquet :

L’œuvre de Fouquet a été d’une grande importance dans le cadre de la prise en charge psychiatrique de la dépendance à l’alcool. Le docteur Fouquet est le créateur de la Société Française d’Alcoologie en 1978 et d’une approche nouvelle, l’alcoologie. L’auteur du Roman de l’alcool se caractérise par l’innovation théorique et par la mise au point de définitions créatrices.

Au sein des Réflexions cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme publiées en 1951, une définition se détache par son importance et sa clarté, que les classifications ultérieures ne parviennent à dépasser : « Être alcoolique, sur le plan clinique et descriptif des faits, c’est n’avoir pas la liberté de s’abstenir de boissons alcoolisées » (Fouquet, 1951). Cette incapacité pour le sujet de s’abstenir de consommer de l’alcool dépendrait selon l’auteur de trois facteurs, à savoir le facteur psychique, le facteur somatique de tolérance et le facteur toxique.

Le facteur psychique désigne « une disposition psychopathologique intellectuelle ou caractérielle qui peut être, soit constitutionnelle, soit acquise » (Fouquet, 1951). Sous cette disposition psychopathologique, l’auteur range la débilité mentale, l’affection psychiatrique, tout type d’état névrotique divers, etc. L’auteur suggère donc qu’être alcoolique implique nécessairement une quelconque déficience de la personnalité. Cependant, tous les sujets présentant ces déficiences de la personnalité ne deviennent pas forcément dépendants à l’alcool. Même si ce facteur psychique est nécessaire, il n’en est pas pour autant suffisant. Il faut donc le coupler à un autre facteur.

Le facteur de tolérance signifie « la disposition somatique qui permet à un individu non seulement d’accepter sans troubles notables les boissons alcoolisées,

mais aussi d’en ressentir les effets euphoriques » (Fouquet, 1951, p. 30). Les variations de la tolérance à l’alcool semblent différer d’un sujet à un autre mais aussi pour un sujet au cours de sa vie. Plusieurs évènements semblent susciter pour un sujet de telles variations comme un traumatisme, un accident, une maladie, etc.

Le facteur toxique désigne l’impact toxique de l’alcool sur le corps. Il est évident que le facteur toxique s’accroît plus ou moins rapidement pour engendrer un état de besoin organique d’alcool.

L’auteur ajoute comme commentaire à ces trois facteurs : « Quant aux facteurs circonstanciels ou de milieu, si souvent invoqués, ils nous paraissent délibérément secondaires dans la genèse du syndrome alcoolique ; leur action, possible au prorata d’un déficit initial de la personnalité, n’est jamais déterminante mais simplement favorisante ; leur valeur diagnostique est contingente » (Fouquet, 1951, p. 31).

Le docteur Fouquet en distinguant ces trois types de facteurs désigne en fonction de leurs différences d’intensité trois types de formes cliniques :

1. Les alcoolites : cette forme clinique désigne 45% des cas d’alcoolisme chronique et se caractérise par l’ingestion habituelle d’alcool en forte quantité. Le facteur psychique impacte faiblement cette forme clinique, les sujets seraient suggestibles mais ne présenteraient aucune autocritique, aucun sentiment de culpabilité au sujet du comportement éthylique leur apparaissant comme normal. Par ailleurs ces sujets auraient une hérédité alcoolique. Le facteur de tolérance est quant à lui très élevé, c’est-à-dire que ces sujets consomment depuis de nombreuses années et présentent peu d’ivresses. Le facteur toxique apparaît progressivement mais lentement, tandis que le facteur de tolérance diminue et le psychisme s’altère.

2. Les alcooloses : cette forme clinique concerne 40% des cas environ, le facteur psychique y est dominant : les sujets présenteraient une altération de la personnalité caractérisée par un état névrotique ou une paranoïa ou une psychasthénie ou des troubles de la sexualité. Ces sujets seraient conscients de leur dépendance à l’alcool mais ils auraient des difficultés à établir un lien de causalité entre celle-ci et leurs anomalies psychiques. Le facteur de tolérance est d’intensité moyenne. Les sujets éprouveraient un effet sédatif et euphorisant ce qui ferait de l’alcool une thérapeutique plutôt efficace. Au sujet du facteur toxique, il serait d’intensité moyenne et le sujet ne consulterait que tardivement en raison de sa propension à dissimuler longtemps ses consommations d’alcool.

3. Les somalcooloses concerneraient 15% des cas et constitueraient un « dysfonctionnement neurosomatique spécial, non réductible à la cyclothymie (dipsomanie) ou à la comitialité (impulsivité) » (Fouquet, 2000, p. 31). Concernant le facteur psychique, il serait intermittent mais lorsqu’il survient, il s’exprime avec force. Le sujet serait pris par une avidité brusque, transitoire et élective pour l’alcool quelles que soient ses formes (eau de Cologne, alcool à brûler, etc.). Le sujet consommerait seul, d’une manière clandestine et discontinue. Il solliciterait rapidement les institutions de soins en raison de sa conscience douloureuse du trouble après sa crise. Le

facteur de tolérance est nul, c’est-à-dire que le sujet serait très vite ivre et il ressentirait un fort dégoût pour l’alcool.

Cette classification inédite des diverses formes cliniques témoigne d’un véritable souci de saisir cette figure de protée qu’est l’alcoolisme. Excepté la somalcoolose qui relèverait selon l’auteur d’un autre ordre, l’alcoolisme signifierait avant tout une conduite névrotique. L’auteur ne s’arrête pas à la classification mais il envisage aussi de donner un sens au fait de boire de façon pathologique pour l’alcoolique : « Nous pensons cerner de plus près les réalités psychopathologiques à l’alcool comme la manifestation, polymorphe certes, mais toujours de même sens, d’un syndrome initial de frustration » (Fouquet, 1951, p. 32).

Ce syndrome initial de frustration se réfèrerait à un mode archaïque et non dépassé d’organisation de la personnalité. La clinique quotidienne amène l’auteur à envisager le drame de l’alcoolique comme se jouant entre deux relations inconscientes de dépendance et de frustration d’un côté et les instances supérieures d’une personnalité d’adulte conforme aux exigences de la vie d’adulte de l’autre. Le sujet alcoolique serait pris entre la tentative d’en finir avec cette relation de dépendance et de frustration et de manière contradictoire le besoin de la recréer et de la revivre. Cette référence au passé archaïque du sujet se déploierait à travers le stade oral.

Fouquet propose comme base fondamentale de la propension à l’alcool, « une frustration très archaïque au stade oral, qui rend compte de l’incapacité d’indépendance de ces malades, de leur recherche obstinée de dépendance et de leur perpétuelle protestation à cet égard » (Fouquet, 1951, p. 33). L’alcool agirait comme une machine à remonter le temps puisqu’il permettrait à l’alcoolique de retrouver son passé. Il revivrait soit des rêves infantiles de toute-puissance et de gloire, soit des cauchemars primitifs terrifiants.

Ces considérations étiologiques ne concerneraient que les malades classés dans le premier groupe. Cependant, Fouquet remarque qu’une infime proportion de ces malades en vient à consulter les organismes de soins. En effet, il remarque que pour beaucoup de sujets, l’alcool a plutôt bien compensé « leur névrose de frustration ». Cette névrose est dite compensée lorsque ces individus s’alcoolisent systématiquement « sans culpabilité, avec la conscience apaisée de l’homme qui se soigne » (Fouquet, 1951, p. 35). À partir du moment où aucun déficit somatique en tout genre ne vient trahir la problématique alcoolique du sujet, la névrose sera dite compensée.

Fort d’une classification et d’une construction théorique donnant du sens à l’acte itératif, l’auteur considère la question complexe de la guérison. Que dire de la guérison de l’alcoolique ? La guérison serait un renoncement, témoin d’une prise d’autonomie et d’un dépassement du conflit psychique concernant la relation dépendance-frustration. Ce renoncement se manifeste concrètement par l’interdiction totale et absolue de s’alcooliser.

Fouquet permet une véritable avancée dans la compréhension de la problématique alcoolique. Cela passe aussi par la description des modes d’entrée des sujets alcooliques dans les dispositifs de soins. Le plus souvent sous la pression de

l’entourage familial ou professionnel ou judiciaire, le sujet dépendant à l’alcool révèle une certaine facticité psychique qui s’accompagne de rationalisations défensives (Fouquet, 1963, p. 57). Cette facticité psychique peut être travestie et le plus souvent revêtir les apparences de la normalité. Ainsi, le sujet se présente comme incapable d’admettre que ses alcoolisations soient pathologiques.

Fouquet invente une nouvelle discipline qu’il nomme « alcoologie » dont l’objet d’investigation serait « la maladie alcoolique » et son étude se situerait à un carrefour interdisciplinaire dans lequel, pour Adès (1985) nulle discipline ne peut se prévaloir d’une priorité. Fouquet définit l’alcoologie de cette manière, il s’agit d’une « discipline consacrée à tout ce qui a trait dans le monde à l’alcool éthylique : production, conservation, distribution, consommation normale et pathologique avec les implications de ce phénomène, causes et conséquences, soit au niveau collectif : national et international, social, économique et juridique, soit au niveau individuel : spirituel, psychologique et somatique. Cette discipline autonome emprunte ses outils de connaissance aux principales sciences humaines, économiques, juridiques et médicales, trouvant dans son évolution dynamique ses lois propres » (Fouquet, 1977, p. 755).