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De Mijolla et Shentoub, la psychanalyse de l'alcoolisme :

La psychanalyse de l’alcoolisme est un ouvrage d'une grande richesse sur le plan clinique et théorique qui se construit sur une série d'entretiens prenant la forme de présentations de malades. L'élaboration théorique reposait donc sur l'analyse de la retranscription d'un seul entretien mené avec un sujet dépendant à l'alcool. Bien que cette méthode soit riche d’enseignements, il y aurait à interroger la fonction d'un tel dispositif dans la rencontre avec la problématique alcoolique. S’agit-il d’une modalité défensive prémunissant le clinicien d’une rencontre dérangeante avec le sujet alcoolique ?

Cette question n'est pas sans être en lien avec la manière dont le sujet alcoolique se dissimule dans les entretiens menés par les auteurs. La question qui semble prévaloir serait celle-ci : « Où est le malade alcoolique dans tout ce qui est dit dans l'entretien » ? Cette absence de l'alcoolique présumée dans l'entretien pourtant bien présent pourrait amener le risque de contribuer à sa disparition en le noyant derrière « l'écran de nos projections ».

Dans le transfert, les auteurs créent quelque chose, un artifice là où finalement il n'y aurait plus rien. Poser des questions personnalisantes, c'est-à-dire qui engageraient la subjectivité de ces alcooliques, échouerait lamentablement : « Moi je n'ai pas d'histoire ». Cependant, cette perspective défectologique d'envisager la manière d'être en lien avec l'alcoolique dissimulerait « la tentative de lien

interpersonnel, au moins sous forme d'une ébauche dont nous ne savons pas compléter les incertitudes d'un geste dont nous ne percevons que la composante de retrait » (De Mijolla & Shentoub, 2004, p. 361).

Quelle est donc la manière toute particulière d'être présent du sujet alcoolique ? Elle se manifesterait par l'usage d'expressions stéréotypées, par des « euh » ou des « bon », par l'absence de souplesse des phrases et par une réduction au minimum des mots employés. De plus, le sujet alcoolique ne semble pas être doué d'une élaboration particulière et il ne serait capable d’aucune trouvaille verbale, d’aucune association neuve, à tel point que le discours paraît dépourvu d'épaisseur.

Les auteurs notent un rapport spécifique à la mort dans le sens où pour l'alcoolique, ce serait une « entité sans figuration possible ». Tout au plus, l'alcoolique pourrait dire « tout le monde meurt ». La mort n'aurait donc pas de statut de réalité et s'exprimerait par la généralité qui l'étouffe.

Les particularités du lien que l'alcoolique entretient avec l’autre auraient des conséquences contre-transférentielles sur le psychanalyste qui l'écoute. Les auteurs mettent en avant une mise en berne des capacités d'élaboration. Seul le regard viendrait faire bord et marquer une frontière séparant le moi de l'extérieur, « donc un moi, une possibilité de conflit inter systématique, un appareil psychique, autre chose qu'une régression mortelle à un état de fonctionnement au plus proche [...] du narcissisme primaire » (De Mijolla & Shentoub, 2004, p. 378).

Les psychanalystes mettent donc en évidence une certaine docilité et une passivité des alcooliques mais en même temps leur agressivité « sadique ». Une scène sadomasochiste semble être révélée au cours de ces entretiens : l'alcoolique donnerait des réponses à des questions imaginaires accusatrices dont l'objectif serait d'obtenir des aveux.

Qu'en est-il du rapport de l'alcoolique à la différence des sexes ? Ces fantasmes d'interrogatoire dévoileraient une scène primitive sadique qui ne serait pas sexuée. Les enjeux préœdipiens se manifesteraient pour mettre en exergue un en-deçà de la problématique œdipienne. Il n'est pas question de castrer ou d'être castré mais il s'agirait d'un « anéantissement se jouant autour d'un totem-phallus narcissique ». L'alcoolique se fait un tout indifférencié démontrant ainsi l'impossibilité d'introjecter la différence des sexes.

De Mijolla et Shentoub (1973) supposent « une rencontre initiatique avec l'alcool ». Cette rencontre n'est pas datable puisqu’elle serait plutôt « mythique ». Il s'agirait donc « d'une expérience d'ivresse alcoolique particulièrement marquante en raison du contexte psychique entourant et préparant sa survenue bouleversante » (De Mijolla & Shentoub, 1973, p. 426).

Ce serait une expérience traumatique caractérisée par un trop-plein d'excitations débordant le pare-excitation du sujet et un phénomène de dépersonnalisation. Pour autant, cette rencontre initiatique se fait sur le fond d'un psychisme préparé, c'est-à-dire qui a été fragilisé par des conflits antérieurs rendant le moi peu capable de lier ces excitations devenant traumatiques.

Les auteurs utilisant la notion d'après-coup proposent que cette rencontre première réactive un traumatisme initial pour donner l'illusion de le lier. La liaison entre l'acte de boire et la fixation primaire constitue donc une « fixation secondaire tardive » impulsant une compulsion de répétition. L'acte de boire serait « le seul représentant possible, enfin trouvé par le moi, de souvenirs traumatiques très archaïques, marquages corporels surtout, n'ayant peut-être jamais réussi à se lier à des représentations visuelles ou verbales » (De Mijolla & Shentoub, 1973, p. 433).

Cette impossibilité à lier les excitations émanant de ces traumatismes archaïques affecterait l'ensemble de la maturation psychique. L'ingestion d'alcool permettrait d'exprimer ces manifestations corporelles et psychiques des traumatismes archaïques non symbolisables. Il ne s'agit pas de scènes classiques caractéristiques de l'étiologie des névroses mais « des états très précoces de meurtrissure corporelle génératrice d'excitation et d'angoisse impossibles à lier » (De Mijolla & Shentoub, 1973, p. 435). Il ne s'agit donc pas des mêmes enjeux, les traumatismes impliqués dans la problématique alcoolique concerneraient donc un temps avant le langage.

Les auteurs émettent l’hypothèse d’un clivage du moi comme mode de défense privilégié de l’alcoolique. Il existerait ainsi un secteur alcoolique du moi qui s’opposerait à « un secteur non alcoolique du moi ». En effet, la rencontre clinique avec l’alcoolique semble mettre en évidence sa capacité à tenir compte des exigences de la réalité extérieure et de s’y adapter, de maîtriser ses pulsions intérieures, de mettre en place des mécanismes de défense communs à tous sujets mais subrepticement ce même sujet disparaît. Cette richesse psychique se manifestant dans la rencontre clinique semble se réduire et se condenser en un seul objet significatif, à savoir l’alcool. Il n’est donc pas possible de décrire l’alcoolique comme étant pervers ou névrosé ou psychotique puisque nous nous heurtons à la question de l’ivresse. Elle seule amène à rebattre les cartes et remettre en branle une théorisation qui ne tenait pas compte de ces alcoolisations. Ainsi, ces parties mortes de la psyché de l’alcoolique devront être déniées par un moi névrotique ou psychotique ou pervers dans le but de survivre à chaque étape du développement psychique.