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4.2.1 Freud et l'alcool : une tâche aveugle dans la théorie ?

4.2.1.3 La période dite psychanalytique :

Freud (1905) dans Le mot d'esprit et sa relation avec l'inconscient évoque la situation de l'étudiant ou du chercheur confronté aux « contraintes de la pensée ». La formation universitaire contraint l'étudiant ou le chercheur à une discipline qui inhibe sa pensée. Plus tard, l’universitaire inhibé profitera du débit de boissons. Il tentera alors « de sauver le plaisir qu’il tire de la possibilité de penser librement, que la formation universitaire qu’il reçoit lui fait perdre de plus en plus » (Freud, 1905, p. 238).

Le toxique permettrait de réduire les forces inhibitrices liées à la discipline universitaire pour rendre de nouveau accessibles les sources de plaisir auparavant réprimées. L'enjeu serait donc « de disposer librement du cours de ses pensées sans avoir à observer les contraintes de la logique » (Freud, 1905, p. 238). Qu'en est-il de ce gain de plaisir lorsque le sujet n'est plus ce chercheur ou cet étudiant mais un sujet dépendant à l'alcool ? Observe-t-on encore ce gain de plaisir ?

Dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, publié en 1905, Freud met en évidence clairement le lien entre la dépendance alcoolique et l'auto-érotisme.

La succion rythmique d'un lieu de la peau constitue le support de satisfaction. De plus, elle est d’abord conditionnée par le besoin de nourriture pour finalement s'en détacher et se suffire à elle-même en tant qu'elle apporte un gain de plaisir. Si la signification érogène de la zone labiale subsiste, alors Freud fait une inquiétante prédiction : « Ces enfants deviendront, adultes, des gourmets de baisers, auront un penchant pour les baisers pervers ou, si ce sont des hommes auront une forte motivation à boire et à fumer » (Freud, 1905, p. 59-60).

La dépendance à l’alcool résulterait d’une fixation de la libido au stade oral. Selon les traductions du texte allemand d’origine, cette « fixation » serait soit la « motivation » de la dépendance à l’alcool soit une « prédisposition ». Ces différences sémantiques donnent plus ou moins d’importance à une position déterministe. La

persistance de la signification érogène de la zone labiale préfigure-t-elle vraiment la dépendance à l’alcool ? Le gain de plaisir évoqué par l’auteur s’efface dans la dépendance à l’alcool au profit d’une compulsion de répétition n’apportant que du déplaisir.

En 1912, Freud dans La contribution à la psychologie de la vie amoureuse, questionne le lien unissant l’alcoolique à sa boisson : « Au contraire l’accoutumance resserre toujours davantage le lien entre l’homme et la sorte de vin qu’il boit. Existe- t-il chez le buveur un besoin d’aller dans un pays ou le vin soit plus cher ou sa consommation interdite, afin de stimuler par de telles difficultés sa satisfaction en baisse ? Absolument pas. Écoutons les propos de nos grands alcooliques, comme Böcklin sur leur relation avec le vin : ils évoquent l’harmonie la plus pure et comme un modèle de mariage heureux. Pourquoi la relation de l’amant à son objet sexuel est-elle si différente ? » (Freud, 1912, p. 63-64).

Freud considère qu’il existerait un lien privilégié entre l'alcoolique et son vin : le partenaire sexuel déçoit là où la bouteille ne défaille jamais. Freud rappelle l’impossible harmonie entre l’amant et son objet sexuel et Lacan, dans son séminaire La relation d’objet, abonde dans ce sens. Selon lui, il n’existe pas de rapport sexuel puisque la rencontre entre les partenaires rate. Seulement, pour le sujet dépendant à l’alcool, la relation avec son objet addictif semble harmonieuse. Le mariage est heureux dans le sens où aucun écart n’existe entre l’objet perdu et l’objet retrouvé. L’objet-alcool est partout et tout le temps disponible.

Freud dans Le complément métapsychologique à la doctrine des rêves, publié en 1915, évoque l’abolition de l’épreuve de réalité dans l’amentia. Le moi du sujet est confronté à une insupportable perte que la réalité affirme mais qu’il doit nier. Puis, le moi se détourne de la réalité et les fantasmes de désir non refoulés et conscients peuvent désormais s’incarner. L’appel d’air imaginaire qui vient combler la béance non admise par le sujet dans la réalité. Dans une note, Freud précise : « À partir de là on peut risquer la supposition que les hallucinoses toxiques, par exemple le délire alcoolique, pourraient être comprises, elles aussi, de façon analogue. La perte insupportable infligée par la réalité serait celle de l’alcool. L’apport d’alcool supprime les hallucinations » (Freud, 1915, p. 141).

Le sentiment de réalité et la distinction entre intérieur/extérieur, représentations/hallucinations, provient du décalage entre la satisfaction hallucinatoire du désir et sa réalisation. Dans le cas des hallucinoses alcooliques, la perte insupportable est celle de l’alcool et l’apport d’alcool permet de supprimer ces hallucinations. Autrement dit, l’alcool garantit une sorte de réalité fragile.

En 1917, dans Les cinq psychanalyses, Freud fait état d'un cas de psychose : le président Schreber. Dans ce cas clinique, Freud évoque le délire de jalousie alcoolique. La clinique quotidienne montre à quel point les conflits conjugaux peuvent être suivis d'alcoolisation. C'est un point qui n'a pas échappé à l'inventeur de la psychanalyse. L'éthylique déçu par sa compagne se rend dans des débits de boissons, non pour apaiser sa soif, mais pour rechercher la satisfaction sentimentale qui lui fait défaut chez lui, auprès de la femme. La proposition à la source du délire de jalousie serait « je l'aime, lui, un homme » deviendrait « ce n'est pas moi qui

l'aime, c'est elle qui l'aime et tous les hommes qu'il est lui-même tenté d'aimer entretiennent son soupçon contre la femme » (Freud, 1917, p. 129).

Quelques points paraissent néanmoins obscurs. En effet, Freud ne précise pas le rôle tenu par l'alcool dans ces alcoolisations mondaines. Pourquoi le sujet alcoolique déçu par sa femme insatisfaisante est-il enclin à consommer de l'alcool ? La compagnie des hommes dans ces débits de boissons ne permet pas de comprendre la nature du lien que le sujet alcoolique entretient avec eux. L'enjeu mobilisé dans ces rencontres est-il de nature œdipienne, narcissique ou anaclitique ? Autrement dit, l'autre homme est-il séparé psychiquement du sujet alcoolique ou n'est-il qu'un identique à lui-même, c'est-à-dire un double spéculaire, un autre du miroir ?

Dans l’Introduction à la psychanalyse (1915), Freud développe une conception intéressante des névroses actuelles. Elles se caractérisent par un tableau psychopathologique et par les impacts qu’elles peuvent avoir sur les organes et leurs fonctions et elles présentent une parenté avec les états morbides occasionnés par l’introduction dans le corps de substances toxiques extérieures. Freud écrit à ce sujet : « Ces analogies nous imposent, à mon avis, la conclusion que les névroses actuelles résultent de troubles du métabolisme des substances sexuelles, soit qu’il se produise plus de toxines que la personne ne peut supporter, soit que certaines conditions internes ou mêmes psychiques troublent l’utilisation adéquate de ces substances » (Freud, 1915, 471 – 472).

Le métabolisme peut être troublé par une surproduction insupportable des substances sexuelles et par leurs utilisations inadéquates. L’abstinence ou l’onanisme provoquerait ces troubles métaboliques.

Dans son article Les voies de la thérapie psychanalytique publié en 1919, Freud fait le constat que la psychanalyse de son époque ne peut rien faire pour les couches populaires qui ne sont pas épargnées par les névroses et de manière générale par la souffrance psychique : « Admettons maintenant que par une quelconque organisation, nous réussissions à augmenter notre nombre au point de suffire au traitement de plus grandes masses humaines. Voici, d’autre part, ce qui est à prévoir : un jour ou l’autre, la conscience morale de la société s’éveillera et elle lui rappellera que le pauvre a tout aussi bien droit à l’aide animique qu’à celle que de nos jours il a déjà, l’aide chirurgicale qui lui sauve la vie, et que les névroses ne menacent pas moins la santé du peuple que la tuberculose et peuvent être tout aussi peu que celles- ci abandonnées à l’assistance impuissante de tel ou tel membre du peuple. Alors seront édifiés des établissements ou des instituts de consultation auxquels seraient affectés des médecins formés à la psychanalyse afin de rendre, par l’analyse, capables de résistance et d’activité les hommes qui sans cela s’adonneraient à la boisson, les femmes qui menacent de s’effondrer sous le poids des renonciations, les enfants qui n’ont le choix qu’entre la sauvagerie et la névrose » (Freud, 2007, p. 153).

Dans son texte, Le malaise dans la culture (1930), Freud entreprend de situer l’addiction toxique dans un grand ensemble de psychopathologies qu’il considère comme étant des techniques de survie, face à la misère et aux difficultés de la vie sociale : « La méthode la plus grossière mais aussi la plus efficace pour exercer une telle influence est la méthode chimique, l’intoxication. Je ne crois pas que qui que ce soit en perce à jour le mécanisme mais c’est un fait qu’il y a des substances étrangères

au corps, dont la présence dans le sang et dans les tissus nous procure des sensations de plaisir immédiates, mais qui modifient aussi les conditions de notre vie de sensation de telle sorte que nous devenons inaptes à la réception des motions de déplaisir. Non seulement ces deux effets se produisent simultanément, mais ils semblent également en intime connexion l’un avec l’autre. Il faut d’ailleurs qu’il y ait aussi dans notre propre psychisme des substances qui ont une action analogue, car nous connaissons au moins un état morbide, la manie, dans lequel survient ce comportement analogue à celui né des stupéfiants, sans qu’un stupéfiant ait été introduit. […]. L’action des stupéfiants dans le combat pour le bonheur et le maintien à distance de la misère est à ce point appréciée comme un bienfait que les individus, comme les peuples, lui ont accordé une solide position dans leur économie libidinale » (Freud, 1930, pp. 264-265).

L’intoxication dans ce texte est un des moyens dont disposerait l’homme pour se situer à l’écart des exigences du principe de réalité. L’addicté dispose de sensations de plaisir immédiates et il peut donc se mettre à l’abri des motions de déplaisir. Cette méthode reste pour Freud la plus efficace.

Puis, Freud établit un lien d’analogie entre l’intoxication par une substance étrangère au corps et la manie puisque les deux tableaux psychopathologiques se ressembleraient du point de vue économique dans l’interprétation des phénomènes pathologiques et normaux.

Freud confère au recours au toxique une dimension universelle dans le sens où les effets toxiques sont appréciés par des peuples entiers. Les effets des toxiques sont de deux ordres : premièrement, ces substances insensibilisent, dans le sens où les déliaisons de déplaisir sont neutralisées. Et deuxièmement, le toxique est un moyen facile d’accès et immédiat de se procurer des sensations agréables en opérant une fermeture narcissique. Ainsi, l’usage du toxique réalise un véritable gaspillage de l’énergie psychique.

Freud, dans l’Avenir d’une illusion, publié en 1927, met en avant une certaine ressemblance entre l’illusion religieuse et l’usage du toxique : « Que l’action des consolations religieuses puisse être assimilée à celle d’un narcotique, voilà qui est joliment illustré par ce qui se passe en Amérique. Là-bas, on peut visiblement sous l’influence de la domination des femmes, retirer aux êtres humains tous les stimulants, stupéfiants et excitants, et en dédommagement, on les gave de la crainte de Dieu. Pour l’issue de cette expérience, elle aussi, nul besoin de se demander quelle elle sera. Je vous contredis donc lorsque vous en arrivez à déduire que l’homme, en tout état de cause, ne peut se passer du réconfort de l’illusion religieuse et que sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la cruelle réalité effective. Bien sûr, il ne la supporterait pas, l’homme à qui vous avez infusé dès l’enfance ce poison doux – ou doux-amer. Mais l’autre, celui qui a été élevé dans la sobriété ? Celui qui ne souffre pas de névrose, pas besoin non plus d’intoxication (ivresse selon les traductions) pour étourdir cette névrose. » (Freud, 1927, p. 49-50).

Sous l’impulsion des femmes, les mouvements néphalistes et antialcooliques parviennent à débarrasser l’homme de toutes drogues pour finalement y substituer la crainte de Dieu. Racine voulant faire de Joad un homme courageux qui ne connaît de crainte, que celle de Dieu, devient chez Freud un toxicomane aveuglé. L’illusion

religieuse est considérée comme étant un doux poison amer, un pharmakon, qui permettrait de supporter le poids de la vie.

Freud ajoute à son propos une remarque importante : « Celui qui ne souffre pas de névrose ». La névrose et l’addiction à un produit pourraient être liées puisque sans névrose, pas d’intoxication.

Les quelques écrits dans l’œuvre freudienne mettent en évidence une proximité de l’addiction avec plusieurs structures :

1) La psychose : Freud y fait référence à travers le délire de jalousie alcoolique, par l’analogie avec la manie et par l’idée que l’alcool supprimerait les hallucinations et rétablirait une certaine réalité.

2) La névrose : Freud évoque la prise de toxiques dans le but d’insensibiliser les affects obsessionnels. Plus tard en 1896, la dipsomanie est devenue un symptôme secondaire quand la contrainte se transfère sur des impulsions motrices dirigées contre la représentation de contrainte.

3) La perversion dont l’addiction serait proche et différente.

Cette revue de la littérature sur le thème de la dépendance à l’alcool n’est pas une énumération formelle des vues de Freud là-dessus mais elle a été orientée par une démarche critique. Pour Descombey (1994), elle fait apparaître la tâche aveugle que constitue pour Freud, l’alcoolodépendance dans sa théorisation du fonctionnement psychique et de ses avatars pathologiques. Cependant, l’absence d’une théorie unifiée et claire sur la dépendance à l’alcool a permis à ses continuateurs d’élaborer des positions originales sur le sujet.

4.2.2 Karl Abraham et la constitution psychosexuelle comme cause de