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Monjauze, la problématique alcoolique spécifiquement psychotique :

L’apport de Monjauze à la compréhension des enjeux psychopathologiques de la dépendance alcoolique est d’une grande importance puisqu’elle met en évidence « une problématique alcoolique ». Précisément, elle la définit en termes de sémiologie, de psychopathologie et de psychogenèse.

Cette « problématique alcoolique » fait référence à : « Un type de personnalité marqué par une faille psychique telle qu’elle entraîne la nécessité impérieuse et irrépressible de boire de l’alcool, ou la contrainte d’exercer vis-à-vis de la consommation d’alcool une exclusion radicale ou une vigilance permanente et périlleuse » (Monjauze, 2008, p. 24).

La notion de type de personnalité peut être comprise comme « une organisation psychique spécifique » et elle se caractérise par une psychopathologie précise. L’auteure propose donc d’analyser les caractéristiques de cette faille psychique caractérisant ce type de personnalité et de les situer dans une chronologie du développement psychique. Monjauze proposait une démarcation de la problématique alcoolique par rapport aux autres toxicomanies témoignant ainsi de sa volonté de proposer une psychothérapie adaptée.

Cette entité psychopathologique se caractérise par une faille de la capacité de représentation, par une image du corps spécifique (corps sans organe ou organe métonymique du reste et enveloppe machinique), par la honte souvent présente dans les entretiens avec les alcooliques, etc.

Monjauze considère que le sujet alcoolique présenterait « une faille alcoolique » : « Le nouveau-né futur alcoolique aurait subi de manière excessive les terreurs de chute et de décramponnement » (Monjauze, 2008, p. 137).

Le décramponnement désigne le décrochage du support même si le sujet peut pour toujours s’y raccrocher. Cependant, pour le sujet alcoolodépendant, c’est le support collé au Soi qui est instable et mouvant si bien qu’il souffrirait d’un soi- support-mouvant. Dans ce cadre, que cherche à revivre le sujet alcoolique ? « Se tenir à l’alcool qui fait osciller. L’alcoolisation serait la tentative de maîtriser la trajectoire folle du Soi et du support indissociés, ou bien moyen d’aller directement à l’anéantissement pour interrompre la quête sans fin d’un support immobile » (Monjauze, 2008, p. 138).

Le support maternel est instable et cette situation empêche l’enfant de se détacher et d’intérioriser sa solidité. Le sujet est donc en proie à des angoisses de chute synonyme de disparition totale.

Ces terreurs excessives de chute et d’instabilité du support auraient prolongé la phase du psychisme liquide qui désignerait le premier état de la psyché. Pour le sujet alcoolique, le Soi aurait été menacé de disparition. Ainsi, l’angoisse de chute s’expliciterait par une angoisse de vidage du liquide psychique. Monjauze considère la disparition du psychisme dans l’ivresse comme « la régression dans la phase où le psychisme naissant se représente comme gazeux » (Monjauze, 2008). Dans ce cadre, l’ivresse pourrait être une recherche de solidification et de rigidification.

Un des traits caractéristiques de la problématique alcoolique est l’altération de la fonction de représentation. Ce trait psychopathologique sous-entend que pour l’alcoolique, l’absence est un trou. Pour représenter cette absence et ne pas être confronté à ce vide représentationnel, il est nécessaire de s’être séparé de l’objet et d’éprouver la continuité de soi et de l’autre malgré l’absence de l’objet.

Or, pour l’alcoolique, le Soi sans contenant disparaît avec l’objet dont il ne se distingue pas (Monjauze, 2008). Les rencontres cliniques avec les patients amènent l’auteure à considérer que l’alcool représente le mieux le sujet alcoolique à tel point que l’alcool devient une équation du sujet. Le Soi alcoolique comme le liquide alcool est instable, mouvant et sans cesse disparu. Parallèlement, un contenant se met en place par l’usage du banal et du commun et par la carte d’identité que fournit l’étiquette « alcoolisme ».

Pour les sujets alcooliques, certains points de rupture peuvent être fatals pour le sujet et déclencher la crise alcoolique. Ces ruptures peuvent être un divorce, une perte du travail, la perte d’un proche, etc. De la même manière, tout changement de l’environnement, tout entre-deux perturbe le sujet alcoolodépendant comme la sortie de cure, le changement de soignant, etc. Pour supporter le changement, le sujet usera de sa béquille favorite, à savoir l’alcool. Ces impossibilités renvoient à l’absence de continuité d’existence, c’est-à-dire que le Soi pourrait être menacé de dissociation de son support même s’il est mouvant, c’est pourquoi l’alcoolisation permettrait d’installer une pseudo-continuité.

Comment le sujet alcoolique parvient-il, malgré ces failles psychiques, à se maintenir ? Le sujet dépendant à l’alcool userait de la métonymie : certains organes peuvent tenir lieu d'organisation, tout comme le frottement de certaines parties peut être un rassurement sur l'existence de la totalité. Par le geste de boire, les alcooliques inventent la machine à tenir qui est une création spécifique des alcooliques pour pallier la menace de liquéfaction psychique.

Cette machine est étayée sur la décharge motrice spécifique assurant ainsi des zones de solidification. L'objet réel mû en engrenage mécanique tente de fixer « le soi-objet réel-tournant ». L’alcoolique s’appuie aussi sur le maintien groupal puisque le groupe permet au sujet d'annuler la différence avec les autres sujets. De plus, il n’est pas rare d’entendre que « seul un alcoolique peut comprendre un autre alcoolique » puisqu’ils sont pareils.

Conclusion

Notre travail théorique sur la question du mode de traitement de ces sujets « qui boivent » par la société, la médecine, la psychiatrie, les pouvoirs publics, la psychanalyse d’autres, nous amène à envisager l’irréductibilité d’un sujet qui résiste à toute prise et emprise sur ce qui lui est le plus intime à savoir son recours à la bouteille. L’activisme certain animant les pouvoirs publics et la médecine depuis Huss nous enseigne sur la puissance de l’alchimiste qui a toujours le dernier mot.

La multiplication des définitions de l’alcoolisme témoigne d’une véritable errance diagnostique comme le suggère les travaux de Jellinek (1960) : de l’intoxication éthylique et ses conséquences sur le sujet (Huss), à l’addiction à l’alcool considérée comme étant « une maladie du cerveau », la dépendance à l’alcool a été conçue comme étant une dégénérescence morale (Morel, 1857), un trouble social, une maladie (Jellinek, 1960), un syndrome de dépendance (Edwards & Gross, 1976), un syndrome de dépendance à l’alcool (DSM-IV) et un trouble de l’usage d’une substance (DSM-V).

L’œuvre freudienne a ouvert des pistes de compréhension fondamentales reprises par les auteurs postfreudiens. Cette recherche bibliographique témoigne de cet effort de comprendre ces sujets alcoolodépendants qui nous apparaissent comme étant dépourvus d’inconscient. De plus, elle dessine les contours d’une entité clinique structurée par des traits psychopathologiques très précis, des mécanismes de défense (Lasselin, 1979), un acte de boire itératif, un déni compris selon certains comme était une dénégation (Clavreul, 1955), visant à traiter des traumatismes anciens, des marquages corporels (De Mijolla & Shentoub, 1973), des terreurs de chute et de décramponnement (Monjauze, 2008) et qui rend compte de l’échec du stade du miroir et de la distraction du regard maternel (Lasselin, 1979). La fonction de l’alcool est comprise comme étant une tentative d’autoguérison (Ferenczi, 1911), une tendance unificatrice (Clavreul, 1955) et pseudo-organisatrice (Lasselin, 1979).

Lorsque nous utiliserons désormais cette expression « dépendance à l’alcool » ou « sujets dépendants à l’alcool », nous nous référons donc à cette entité clinique repérable par des traits psychopathologiques identifiés tout au long de notre recherche bibliographique. Cependant, l’ajout du terme « sujet » suggère que cette entité « dépendance à l’alcool » ne résout pas la question de sa structuration (psychose, névrose ou perversion).

Cette première partie nous permet d’avoir une meilleure compréhension du concept de temporalité. Celle-ci semble s’articuler à la mémoire, la rythmicité et l’écart.

Nous pourrions distinguer artificiellement deux types de temps : le temps objectif et le temps subjectif. Le premier pourrait être autrement dénommé « le temps de la nature » tel qu’il a été pensé par Aristote (-336) comme grandeur mesurable et par Newton (1756) comme « un temps absolu, vrai et mathématique ». Le deuxième temps est noué à la perception de la durée chère à Bergson (1889).

Malgré le consensus au sujet d’une telle opposition, cette distinction ne semble pas correspondre à la réalité. Premièrement, le temps objectif a été remis en question par la physique d’Einstein (relativité générale) et par la physique quantique. Deuxièmement les philosophies contemporaines mettent à mal la notion de temps subjectif et avec elle, la prévalence du présent.

Aristote (-336) admet qu’il faut bien « une âme » pour que quelque chose soit nombré, en l’occurrence le temps, il n’a jamais considéré le temps comme étant autre chose que le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur. Plotin remet en cause ce travail sur l’ouvrage en développant une vive critique des thèses aristotéliciennes mais il faut attendre Saint-Augustin (396) pour qu’une nouvelle manière d’interroger le temps émerge.

« Quid est tempus ? », telle est la question inaugurale qui lui permet de

s’intéresser électivement au présent consistant et épais de trois couches (triplicité du présent). Husserl (1905), quant à lui, fait du temps un phénomène de la conscience et en même temps ce qui le constitue. Pour ce philosophe, le jeu des rétentions et des protentions enrichit le présent d’une certaine épaisseur. Leurs philosophies reposent d’une part sur la disjonction opérée entre le temps subjectif et le temps objectif et d’autre part sur le privilège du présent (Porée, 2002) mais la philosophie d’Heidegger (1927) s’y oppose.

Heidegger (1927) en tant que phénoménologue entend l’homme dans sa quotidienneté et il découvre le Dasein dont le propre est d’ex-ister, c’est-à-dire d’être dans un perpétuel mouvement qui le pousse hors de soi. Pour le philosophe, l’existence ne se déploie pas dans un temps (le temps subjectif par exemple) mais elle est structurée temporellement. Le temps n’est donc pas ce dans quoi nous pourrions nous inscrire ou ne pas nous inscrire puisqu’il ouvre « le champ de notre expérience et libère, au-devant de nous, des possibilités toujours nouvelles » (Porée, 2002).

Une véritable discontinuité dans l’histoire philosophique s’impose avec la pensée d’Heidegger puisque le présent chute de son piédestal et il y substitue le primat de l’avenir. Les possibilités libérées par le temps dans lesquelles se projette le Dasein proviennent de l’avenir et elles font de notre existence l’aventure d’une liberté toujours à refaire (Heidegger, 1927).

Enfin, l’être-pour-la-mort est une dimension constitutive de notre vie et du Dasein dans le sens où le temps se temporalise à partir de cet à-venir. À la différence de son maître Husserl, Heidegger (1927) considère donc que l’angoisse est la tonalité affective fondamentale de notre existence.

Ricœur (1983, 1984, 1985) établit une relation intime entre le temps et le récit puisque la narration introduit l’unité configurante d’une intrigue harmonisant des faits hétérogènes (les accidents, les ruptures et les discontinuités de l’expérience). Dans une deuxième partie, nous avons essayé avec Freud de rendre compte de l’arborescence du temps. Nous avons identifié deux postures : la première déterministe est celle de l’archéologue qui à partir d’une formation de l’inconscient identifie la cause dans un évènement passé qu’il faut retrouver et reconstruire ; la deuxième quasiment indéterministe repose sur l’après-coup qui à partir d’une circonstance actuelle et présente donne tout son sens à une trace mnésique qui devient ainsi effective. Plus qu’une opposition, ce travail révèle une articulation, voire une dialectique, entre ces deux démarches.

De plus, Freud (1900) fonde l’intemporalité et non l’atemporalité des processus inconscients dès lors qu’il explique comment dans le rêve, l’inconscient s’extrait du déroulé chronologique régi par le système PCS-CS. Cependant, s’il est bien un exemple princeps de l’intemporalité des processus inconscients, remarquons néanmoins qu’un rêve n’est jamais détemporalisé puisqu’il est toujours raconté par quelqu’un à l’adresse d’un autre qui l’écoute.

Freud, dans plusieurs de ses ouvrages, fait référence à « un au-delà du temps » qu’il nomme le temps phylogénétique dans lequel l’enfant va puiser pour comprendre son expérience.

La définition freudienne du temps (Freud, 1920), l’apparition de la demande de l’infans sur fond d’échec de l’hallucination du sein (Freud, 1895), la notion de différé temporel ou d’après-coup (Freud, 1895, 1918) gravitent autour de la notion d’écart (Derrida, 1967). Autrement dit, l’ensemble des travaux de Freud mettent en valeur l’écart nécessaire pour qu’un sujet se temporalise.

Dans une troisième partie, nous nous sommes intéressés au développement de l’enfant pour comprendre l’émergence d’un sujet temporalisé.

Le procès de la temporalisation s’engage pour l’enfant sur la base de phénomènes temporels, c’est-à-dire sur les phénomènes rythmiques (Marcelli, 2007). L’articulation de la nouveauté et de l’habitude, de la continuité et de la discontinuité et la situation de rencontre entre la psyché et le monde ouvrent un horizon temporel et permettent à l’enfant de se temporaliser.

Cependant, les travaux sur les phénomènes rythmiques révèlent l’importance des désaccordages, des dysrythmies et des discontinuités dans le développement de l’infans. Macroscopiquement, une continuité émerge là où microscopiquement, il n’y a que des discontinuités.

Les travaux d’Aulagnier (1975, 1979) montrent comment se thématise le temps à partir de l’expérience de la rencontre entre un infans jeté dans le monde et un environnement qui interprète le moindre de ses faits et gestes. La violence de l’interprétation permet l’avènement des processus secondaires et la conjugaison d’un « Je » qui se projette dans un futur toujours incertain à partir d’un écart (la non- conformité entre le « Je » présent et le « Je » futur idéalisé).

Dans une quatrième partie, nous nous sommes intéressés à la prise en charge par la médecine, par l’aliénisme et par la psychiatrie des « buveurs d’alcool » depuis l’invention par Huss du terme d’alcoolisme. Puis, dans le champ psychanalytique, nous avons dans un premier temps exploré l’œuvre freudienne à partir de la dépendance à l’alcool et dans un deuxième temps, nous nous sommes intéressés à la manière dont elle a été traitée par les auteurs postfreudiens.

La temporalisation n’est donc pas quelque chose qui est déjà faite, donnée, ou en dehors de l’esprit humain, mais elle suppose une relation subjective structurante, une rythmicité articulée à l’écart, la mise en récit et le langage. Nous proposons donc que la temporalisation est d’abord l’effet d’un construit développemental qui se constitue à partir de l’écart et de la différence.

La souffrance bouleverse et déstabilise notre monde familier et nos repères subjectifs habituels. Elle secoue l’être et « provoque une brèche dans l’unité somato- psychique et de l’équilibre soi-autre » (Singaïny, 2015) et elle affecte la forme de notre expérience temporelle (Porée, 2002). Et, cette règle est éminemment vraie pour les sujets souffrant d’une dépendance à l’alcool. Dans notre articulation théorico-clinique, nous nous intéressons donc au lien entre la manière dont se temporalise l’expérience pour les sujets dépendants à l’alcool et la psychopathologie de la dépendance à l’alcool.

La psychopathologie de la dépendance à l’alcool s’exprime à travers une entité clinique repérable. Nous nous intéressons donc à la manière dont ces sujets dépendants temporalisent « le temps » à travers des entretiens cliniques inscrits dans des suivis psychothérapeutiques. Les exemples cliniques sur lesquels nous nous sommes appuyés pour écrire cette thèse sont ceux de sujets dépendants à l’alcool, pour la plupart abstinents malgré les rechutes parfois inévitables. Ces patients semblent pour la plupart se présenter comme des « handicapés » de l’après-coup. Le télescopage de l’instant présent avec des évènements traumatiques, le défi au psychique qu’imposent les blackouts alcooliques, la répétition à l’identique, témoignent de l’impossibilité à transformer et de profiter des richesses que l’instant met à notre disposition.

Nous faisons l’hypothèse suivante : la psychothérapie d’orientation psychanalytique permet au sujet dépendant à l’alcool de s’inscrire dans une temporalité possible.

La question qui dans cette thèse nous guidera est celle-ci :

Comment dans les rencontres cliniques, le sujet dépendant à l’alcool abstinent se temporalise-t-il ?

Plusieurs questions peuvent donc se poser et elles s’énoncent comme suit : - Existe-t-il véritablement une détemporalisation propre aux sujets dépendants à

l’alcool ? En filigrane, la problématique alcoolique a-t-elle une quelconque réalité ?

- La détemporalisation correspond-elle aux situations où le temps, pour ces sujets, semble déchronologisé, télescopé et éclaté ?

- Face à ses sujets dé-temporalisés ou a-temporalisés, comment pouvons-nous, à partir des entretiens psychothérapeutiques réintroduire l’écart nécessaire à une temporalisation ?

Fort de toutes ces caractéristiques de la temporalisation de l’expérience du sujet dépendant à l’alcool, nous faisons l’hypothèse que la mise en récit par l’écart qu’elle introduit, génère un effet de transformation psychique. Autrement dit, il s’agit de temporaliser grâce aux entretiens cliniques une expérience profondément dé- temporalisée. Afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse, au regard de notre pratique, nous présenterons d’abord notre méthodologie de recherche.

Le lieu de la recherche : le Centre de Soins et

D’Accompagnement et Prévention en Addictologie :