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7.1.3 Le blackout alcoolique :

7.1.3.3 Un oubli freudien ?

L'oubli constitue un véritable défi dont Freud avait en son temps pris acte explicitement : « S'il se trouvait quelqu'un qui fût tenté de surestimer l'état de nos connaissances actuelles dans le domaine de la vie d'âme, il n'y aurait qu'à lui rappeler la fonction mémorielle pour le contraindre à la modestie. Aucune théorie psychologique n'a encore été capable de rendre compte du phénomène fondamental de la remémoration et de l'oubli » (Freud, 1901, p. 223).

La remémoration et l'oubli entretiennent une relation intime. En effet, il ne s'agit pas d'envisager l'oubli comme la simple privation de souvenir. L'oubli recèle donc un mystère qu'il s'agit d'approcher. Assoun (1989) note son caractère paradoxal : « Ce qui est mystérieux dans l'oubli, c'est qu'il n'est jamais réussi. Si ce qu'on croit perdu dans les oubliettes de l'âme peut ressurgir à l'improviste, c'est que l'oubli est en soi un problème. Que doit-être l'oubli pour tolérer un tel retour ? » (Assoun, 1989, p. 98).

Oublier définitivement et complètement ne nous amènerait pas à l'interroger. Ce qui nous pose problème, ce n'est pas le fait d'oublier mais précisément qu'il y ait un retour de l'oublier sur la scène de la conscience. Autrement dit, c'est le ratage partiel de l'oubli qui nous intéresse.

Freud, en 1898, étudie la question de l’oubli du nom propre. Lors d’une conversation avec l’un de ses amis, Freud est perturbé par la difficulté à retrouver un nom propre, Signorelli, qui aspire à être retrouvé. Freud trouve alors une lettre ou une syllabe qui est reconnue comme l’élément faisant partie du nom recherché. Cette chose qui revient à la conscience est à la fois trop et trop peu. Freud s’engage dans une quête angoissée et il déclare : « Ça m'échappe ». Mais pas suffisamment pour qu’il puisse s’en absenter. Ces morceaux de mots constituent une suite d'idées ou de « représentations intermédiaires » qui se substituent aux thèmes refoulés par Freud à savoir la mort et la sexualité.

C'est par ailleurs la tâche de la cure psychanalytique que de ramener à la conscience ce qui a été oublié comme dans le cas de l'hystérie : « On met à découvert la moitié du secret de l'amnésie hystérique en disant que les hystériques ne savent pas ce qu’ils ne veulent pas savoir, et la cure psychanalytique qui se voit contrainte en chemin de combler de telles lacunes mnésiques parvient à l'idée qu'une certaine résistance, ayant une action de contrepoids en rapport avec la grandeur, va à l'encontre de la restitution de tout souvenir semblable perdu » (Freud, 1898, p. 106).

La méthode cathartique initialement inventée par Breuer a pour tâche de chercher une « purgation » autrement nommée catharsis, une décharge adéquate des affects pathogènes. La cure permet au sujet d’évoquer et même de revivre les événements traumatiques auxquels ces affects sont liés et d’abréagir ceux-ci. L'hystérique ne souffre pas de l’événement traumatique mais des reviviscences de l’événement traumatique : « Il s'agit souvent d'un événement dont les malades n'aiment pas parler et surtout parce qu'ils en ont réellement perdu le souvenir et qu'ils ne soupçonnent nullement le rapport de cause à effet entre l'incident motivant et le phénomène. Il est généralement nécessaire d'hypnotiser les malades et d'éveiller ensuite, pendant l'hypnose, les souvenirs de l'époque où les symptômes

firent sa première apparition » (Freud, 1895, p. 1). Le symptôme hystérique représente un substitut du souvenir et un monument commémoratif.

Le refoulement du souvenir peut entraîner soit un oubli soit la production de faux souvenirs. Freud, en 1899, élabore la notion de souvenir-écran ou de faux- souvenirs. Derrière ce souvenir-écran, il suppose une image mnésique originaire qui a été falsifiée et sur laquelle on a substitué par déplacement une autre image mnésique donnant in fine le souvenir énoncé. Il s’agit donc d’un souvenir trompeur qui suit l’oubli comme son ombre. En effet, ce qui explique la conservation dans la mémoire ne repose pas sur son contenu mais sur son lien avec un autre contenu réprimé. Le sujet produit, grâce au souvenir-écran, un compromis entre deux forces contradictoires : l'une tente de faire émerger l'expérience vécue pour vouloir s'en souvenir et l'autre met en place une résistance contre elle. Nous pouvons dire d'une certaine manière que le souvenir-écran est une manière pour le sujet d'oublier.

Freud dans sa réflexion sur l’oubli pose un principe fondamental à savoir celui de la conservation des matériaux psychiques. L’oubli n’est donc pas un effacement de la trace mnésique mais une manière pour le sujet de se rappeler, c’est-à-dire de pratiquer son inoubliable. Freud récapitule ses positions de cette manière : « Depuis que nous avons surmonté l’erreur selon laquelle l’oubli, qui nous est familier, signifie une destruction de la trace mémorielle, donc un anéantissement, nous penchons vers l’hypothèse opposée, à savoir que la vie d’âme rien de ce qui fut une fois formée ne peut disparaître, que tout se trouve conservé d’une façon ou d’une autre » (Freud, 1930, p. 254).

Nous percevons bien le décalage manifeste qu’il existe entre les amnésies antérogrades alcooliques et l’oubli freudien. Le premier, relève d’un phénomène purement physiologique qui n’engage pas, en soi, le désir inconscient tandis que le deuxième est une manière travestie de pratiquer l’inaltérable désir inconscient.

Peut-on alors s’aider de Freud pour bien comprendre les enjeux d’un tel phénomène ?

Freud (1925) rappelle que pour utiliser le bloc-notes magique, il est nécessaire de recourir à un stylet pointu qui raye la surface où l’écriture s’inscrit en creux. En outre, cet outil permet l’inscription puisqu’il met en contact le papier ciré avec le tableau ciré aux endroits qui ont été rayés. Concernant l’appareil psychique, la métaphore du bloc-notes magique permet de comprendre comment l’excitation accompagnant une perception extérieure atteignant la conscience est conduite dans les systèmes mnésiques inconscients. En absence de stylet, il est impossible de rayer le papier ciré et l’excitation accompagnant la perception ne peut pas être inscrite dans les systèmes mnésiques inconscients. De la même manière, Damoclès étant alcoolisé perd la capacité d’enregistrer, d’inscrire et d’écrire psychiquement. En l’absence de rayure, l’expérience n’existe pas pour lui. La métaphore du bloc-notes magique pourrait nous aider davantage dans la compréhension des blackouts alcooliques.

Ces phénomènes sont régis par un au-delà du principe de plaisir. Pour Pirlot, cette innovation freudienne relève « d’un dépassement quantitatif, d’un excès, d’une hubris de plaisir, d’une jouissance, celle-ci n’étant pas l’apanage évidemment du seul

orgasme sexuel » (Pirlot, 2014, p. 182). Cet excès de quantité mène inexorablement à l’anéantissement du sujet puisqu’il se dépossède d’un bout de temps : il fabrique du temps mort.