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Lorsque je viens chercher Damoclès dans la salle d'attente, il se présente souvent comme figé, son regard m'apparaît comme sombre et plutôt froid. C'est un homme grand, massif et plutôt musclé. Lors de notre première rencontre, cette manière de se tenir m'a amené à ressentir une certaine crainte. Mais lorsqu'il se lève et que nos regards se croisent, un sourire s'affiche sur son visage, quelque chose s'illumine chez lui. Il me salue, sa poignée de main est ferme. Il imprime une certaine présence tant par l'intensité sonore avec laquelle il s'exprime que par son physique. Il émane de lui une certaine robustesse. Dans les séances, Damoclès pousse souvent des soupirs, comme s’il fallait se décharger sans arrêt d'une tension qui l'envahit à chaque moment. Sa démarche est celle d'un homme pressé, même si aucune urgence particulière ne vient la justifier. Lors de nos premières rencontres, même s’il parle spontanément, je suis souvent amené à l’inviter à préciser ses propos, par des questions qui me paraîtront, dans l’après coup, être des relances nécessaires pour que sa pensée se déploie.

Damoclès m’est adressé par le médecin addictologue du CSAPA qui estimait la nécessité pour ce patient de mettre en place un suivi psychologique. C’est en septembre 2016, que je reçois pour la première fois le patient. Une fois installé, il évoque très vite les prescriptions médicamenteuses du médecin addictologue : « Avec ce traitement, je n’ai pas d’envie d’alcool et je ne pense pas à boire. Pour l’instant, je n’en ai pas l’envie et je n’en ai pas le besoin ». Il évoque alors les changements de son comportement depuis que le traitement a été mis en place : « Aujourd’hui je prends les choses différemment, ça m’arrive de m’énerver. Je reste humain. Quand quelqu’un m’énerve : bon ! Ce n’est pas grave, je m’en fous s’il ne m’écoute pas ».

Souvent dans les premiers entretiens, je cherche à savoir si le patient parvient à repérer et à isoler des évènements marquants et importants pour lui : « Je n’ai jamais été entendu dans mon enfance, par exemple au moment du divorce, personne ne m’a demandé si je voulais partir de ma ville natale » dira- t-il. Je lui propose de me préciser la date de son départ : « Je suis parti dans le nord de la France avec mon père dans les années 86-87. Ma mère est restée sur place sans prendre beaucoup de nouvelles. Elle n’était pas très affectueuse. J’étais l’aîné, je faisais le ménage, je torchais mes sœurs, j’ai fait plein de choses que l’on ne fait pas normalement à 13 ans. Et comme j’étais l’aîné j’avais toujours tort, j’en ai pris plein dans les dents ».

Il revient sur la question du traitement médicamenteux : « Pour l’instant je prends mon traitement correctement. Avant je me disais que les autres ne m’écoutaient pas et je voulais absolument me faire entendre. Sur le reste, je laisse aller le cours du temps ». J’apprends qu’il a une fille de 12 ans lorsque le suivi a débuté : « J’essaie d’être plus présent pour Gabrielle. Je ne dois pas faire comme mes parents, un enfant ça se respecte. J’avais plein de moments de bonheur mais ça me contrariait. Ce n’était pas normal ». Si ces moments de bonheur le contrariaient, il cherche aujourd’hui à s’en satisfaire. Un obstacle s’y oppose malgré tout : « Aujourd’hui c’est bien parti. Mais attention, je ne dis pas que c’est fait. J’ai déjà eu le coup, je me croyais guéri à l’abri de tout ça et j’ai replongé ».

Conformément à ce que l’on peut attendre d’un premier entretien, je m’intéresse à la manière dont il explique ses consommations d’alcool : « J’avais l’impression de ne rien apporter à la maison, je me disais que sans moi elle serait mieux ». Dans la séance, j’entends « à porter » et je me surprends à imaginer la grossesse de Damoclès. Même si je garde le silence, ses associations semblent y faire écho : « Je n’avais plus ma place d’homme. A un moment je ne savais même plus me situer professionnellement, commerce ou usine ».

Une semaine plus tard, à la fin du mois de septembre, Damoclès commence la séance en faisant une sorte de bilan : « Je n’ai toujours pas envie de boire, je suis plus calme. Pour l’instant ça va. La peur d’échouer est toujours là. La vie de famille ne va pas trop mal, je vis la vie au jour le jour, je ne suis pas non plus prêt à faire de grands projets. J’attends de voir comment je me comporte. Mais bon, avant au réveil, j’étais de mauvaise humeur, je pensais aux mauvaises choses alors que maintenant il n’y a pas d’agressivité. Je ne pense plus aux mauvaises choses. Avant je voyais tout en noir. Je laisse faire la vie maintenant. Je ne suis pas qu’un minable ».

Je percevais sa dernière phrase comme étant construite autour d’une réprimande : « tu es un minable ». Je lui demande si quelqu’un lui a déjà fait cette remarque désobligeante. Il me répond ceci : « Ce sont des réflexions des gens proches de moi pas de ma famille ».

Une semaine plus tard, Damoclès aborde une nouvelle fois ce qui a changé depuis qu’il prend ce traitement médicamenteux : « Avant, ma femme et ma fille essayaient de m’énerver le moins possible, ça les rendait malheureuse de me voir dans cet état. Pour faire les devoirs de ma fille, ça m’énervait, je ne savais plus faire avant. Maintenant, ça va, je la fais réciter et c’est tout. Tout me soûlait, je n’avais plus le goût à la vie, j’avais des idées noires ».

Surpris par l’efficacité des médicaments, je m’intéresse à leurs effets : « Ça me régule, je suis au niveau zéro, je suis comme l’aiguille de la balance, je suis comme une machine à régler, je souffre d’un dérèglement moral. J’ai pris trop à cœur certaines choses qui ne me regardaient pas, dans ma famille par exemple. Enfin je prenais tout à cause de moi. Les problèmes de la famille c’est comme si c’était ma faute alors que je n’y étais pour rien ». Je suis sensible dans l’entretien à la manière dont il se présente : « Une machine à régler ». Je

m’imagine alors être un réparateur de balance défectueuse. Je lui demande s’il parvient à comprendre les causes de ce « dérèglement moral » : « On m’a beaucoup sous-estimé, la famille ça nous aime c’est fait pour encourager. Ma fille quand elle ramène un 16 et qu’elle est déçue, qu’elle pleure, je lui dis que ce n’est pas grave. Même si elle ramenait un 12 ça ne serait pas grave non plus. Elle se sent nulle si elle ramène un 16 ».

Damoclès fait de nouveau un bilan de situation qui commence à devenir pour moi une ritournelle : « Pour l’instant, je me sens bien… Pour l’instant, parce que j’ai peur que ça recommence. Tant que je n’ai pas réglé le manque de confiance en ma personnalité, je ne peux pas faire de projets même si j’ai de petites idées en tête. Je ne peux pas encore les concrétiser ».

Quelques semaines plus tard, le mercredi 11 octobre, le patient vient en séance visiblement inquiet. J’apprends qu’il passe au tribunal dans moins de 15 jours : « J’ai fait l’autruche pendant trois mois, et là je reviens dans la réalité même si j’assume la connerie que j’ai faite. J’ai du mal à faire comme si ça n’était pas arrivé et c’est arrivé. Ça m’a remis les idées en place hier de voir l’avocat. Il faut que l’on arrive à oublier, à mettre ça de côté pour avancer. Ma fille se sentait coupable d’avoir appelé la police, je lui ai dit que c’était très bien qu’elle l’ait fait. Ça va mieux maintenant mais ça été dur pour elle de l’intégrer ».

Les violences de Damoclès sur son épouse n’ont pas été sans conséquences : « Dans nos relations sexuelles, il y a de l’envie et de la restriction ». Je n’ose plus faire le premier pas de peur d’être refoulé. Elle aussi… Pas vraiment pour les mêmes causes mais par rapport à la même chose ».

C’est la première fois qu’il parle des violences commises sur son épouse mais il semble ne pas vouloir s’éterniser dessus puisqu’il parle très vite des nombreux changements dans sa personnalité : « Je suis différent depuis deux mois, je me sens mieux, je me retrouve. Je ne regrette pas mes choix passés, j’aurais dû me rendre compte avant ».

Puis, Damoclès décrit ce que je perçois dans l’entretien comme étant une certaine impulsivité : « Ma vie est un éternel recommencement. Je fonce dans un objectif, je me prends un mur et je recommence. Je me sens plein d’euphorie pour un objectif, je fonce la tête baissée, je prends un mur, je recule, une fois repris mes esprits, je recommence… Je m’enflamme, je tombe de haut souvent. Je n’ai pas de projets en ce moment, il n’y a rien qui me vient, j’ai plus de courage pour me démener au niveau professionnel. J’ai du mal à redécoller ».

La récurrence de propos tels que « pour l’instant ça va », « ne pas pouvoir faire des projets », « j’ai peur que tout recommence » et la distinction artificielle qui est faite entre un avant et un après la prescription médicamenteuse ne peuvent que nous interpeller. Pourrions-nous y voir la trace d’un certain immobilisme temporel ?

Pour commencer cette réflexion, voyons comment la littérature sur la dépendance à l’alcool a repéré depuis longtemps cette immobilisation du temps (Jacquet & Monjauze, 1987 ; Brelet-Foulard, 2001).

Fouquet utilise le néologisme « apsychognosie » pour décrire la manière dont le temps pour le sujet alcoolique est vécu, c’est-à-dire dans un présent immédiat, sans possibilité vraie d’appréhender l’avenir, ou de se référer au passé » (Fouquet, 1963, p. 59). Tout comme le point physique, l’alcoolique abstinent se condamne à vivre dans l’optique d’un avenir « bien pour l’instant », ce qui lui permet à la fois de situer la menace et de la tenir à l’écart seulement pour le moment. Pourtant, cette économie psychique se paye d’un avenir desséché puisqu’il perd cette promesse « de création continue d’imprévisible nouveauté » (Bergson, 1934).

L’histoire philosophique du temps permet de bien saisir cette différence essentielle entre l’instant et le présent. L’instant se définit, pour Morfaux et Lefranc (2007), comme étant « une notion-limite désignant une coupure dans le temps et qui n’a d’elle aucune durée ». A l’image du point, l’instant dont parlait ce patient semble se caractériser par la froideur et l’inanité de l’instant physique au service de la mesure.

L’histoire du personnage mythologique Damoclès relatée par Cicéron est riche d’enseignements. Denys était le tyran de Syracuse régnant sans partage sur ses richesses. Damoclès désirait féliciter Denys pour sa réussite. Le tyran lui proposa de goûter aux privilèges d’un tel statut. Le flatteur accepta sa proposition et il jouit pour un court moment de la richesse ainsi offerte, jusqu’à ce qu’il aperçoive une épée au- dessus de lui simplement retenue par un crin de cheval. Effrayé, il demanda à Denys de partir sur le champ. Damoclès comprit alors que le statut de tyran comporterait deux aspects contradictoires. Premièrement, le dictateur jouit d’une puissance sans partage et deuxièmement, cette place est affaitée d’une inextinguible précarité puisqu’il joue sa vie à chaque moment. Il s’agit donc d’une puissance mesurée dans le sens où le tyran accède à cette place en acceptant cette imminence de la mort. Autrement dit, prendre la place du tyran, c’est accepter de mourir à tout moment.

Pour le patient, l’épée peut désigner l’alcool qui indéfiniment le menace. Lorsqu’il répétait à de nombreuses reprises cette parole « bien pour l’instant », il se situerait sur le trône du tyran et contemplerait avec angoisse cette épée dont la chute ne tient qu’à un fil.

Par ailleurs, la crainte de la rechute mobilise le sujet dans le sens où il ternit sa manière de vivre le temps puisque l’alcool est constamment présent malgré l’abstinence du sujet que la rechute viendra briser. L’alcoolique abstinent, s’il ne boit pas comme son comparse titubant, partage avec lui l’impossibilité d’arrêter de penser à l’alcool. La rechute est liée à ce qui caractérise le rapport de l’alcoolique à sa boisson à savoir le « ne pas pouvoir s’arrêter » comme critère de diagnostic. Autrement dit, il est plongé dans le « ne pas pouvoir s’arrêter d’y penser ». Pour

Perrier, cela se poursuit « jusqu’au jour où tel agent intercurrent, tel évènement, tel accident viendrait réactiver un déséquilibre, et réactualiser le recours à l’alcool » (Perrier, 1973, p. 460). Le « ne pas pouvoir s’arrêter de boire » se transforme en « ne pas pouvoir s’arrêter d’y penser » puisqu’il est le mur de nuages signant la tempête à venir.

Pourtant, dans ce mythe, ce qui donne autant de pouvoir au tyran semble être l’acceptation de l’imminence de sa mort. Si l’épée, pour le patient, désigne cette fois la mort, c’est la fuite qui le caractérise. De plus, immobiliser le temps, réduire son apprésentation à un instant « physique », n’est-ce pas manifester une horreur du temps qui a comme horizon l’anéantissement de la vie ?