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Les investigations d’un enfant en quête de réponses :

Je ne pourrai pas relater les entretiens avec Nobody entre les mois de juin 2016 et de juin 2017 puisque je n’ai conservé aucune trace de ce qu’il s’est dit. Un an de suivi psychologique a été perdu mystérieusement et je ne comprends pas pourquoi aujourd’hui. J’ai pourtant redoublé d’efforts pour retrouver ces notes perdues.

Nobody s’absente à plusieurs reprises si bien que ma collègue TISF et moi-même en sommes interpellés. Cette dernière est d’autant plus étonnée qu’ils devaient se rendre chez l’opticien et faire le point sur certaines démarches administratives importantes. Entre la fin du mois de mai 2017 et la celle du mois de juin 2017, plusieurs évènements affectent le quotidien de Nobody. Mais j’en prends connaissance qu’à la fin du mois de juin à l’occasion d’une concertation avec ma collègue.

Elle m’apprend que le patient a été hospitalisé du 6 au 22 mai après s’être fait arrêté par la gendarmerie, alors qu’il se rendait dans sa ville natale pour voir son fils qu’il n’a pas vu depuis plusieurs dizaines d’années. De plus, elle me raconte que les gendarmes l’auraient directement mené à l’hôpital psychiatrique mais elle n’explique pas pourquoi. Elle note seulement que le patient ne savait pas qu’il était « interdit de séjour » dans cette ville. A son retour à l’hôtel, Nobody n’aurait pas retrouvé sa chambre comme il l’avait laissée, puisque le gérant de l’hôtel, en son absence, aurait décidé de la mettre à disposition d’autres clients. Selon ma collègue, le patient pensait que le gérant de l’hôtel a fait disparaître volontairement ses affaires.

Pour vérifier ses dires, la TISF a appelé le gérant et pour lui, ce serait le patient qui aurait jeté ses affaires à la poubelle, qui aurait déposé sa clé et qui serait parti « sans rien dire ». Ma collègue ajoute que le patient prendrait un traitement « pour les nerfs et l’alcool ». Un médecin psychiatre lui aurait prescrit une injection d’un médicament dont le nom et la nature ne sont pas connus par Nobody. Nous supposons qu’il s’agit d’un neuroleptique. Elle profite de sa prochaine rencontre avec le patient pour le réorienter vers moi.

Je le reçois quelques semaines plus tard et naturellement, je lui demande ce qu’il s’est passé le mois dernier. Il décrit alors de fortes angoisses :

« J’étais stressé par la recherche de travail, et j’en avais ras-le-bol de la vie à l’hôtel, j’avais envie de partir. J’avais une boule et je ne dormais plus, j’étais angoissé ». Le nouveau traitement agirait correctement et cela aurait neutralisé ces fortes angoisses. Il m’explique qu’il n’a pas compris pourquoi il a été arrêté et qu’il ne savait pas qu’il n’avait pas le droit d’être dans cette ville. Il ajoute : « J’étais habillé en militaire, j’étais, peut-être, considéré comme un terroriste alors que je me promenais dans cette ville ».

Je ne comprends pas le récit qu’il fait de cette arrestation. Tout semble énigmatique et mystérieux. Je me demande pourquoi il a été arrêté et comment il ne pouvait pas savoir qu’il était « interdit de séjour » là-bas.

Dans l’après-coup, j’en parle avec ma collègue TISF qui semble elle aussi ne pas comprendre cette situation.

Un mois plus tard, Nobody évoque ses consommations d’alcool : « Je bois un coup de temps en temps, je ne vois pas de solutions. L’alcool, ça m’a détruit au fil des années ». Je lui propose de faire une cure de sevrage, ce qu’il semble accepter. Je l’oriente alors vers le médecin addictologue avec cet objectif. Le rendez-vous est prévu pour le 28 août 2017.

En attendant cette consultation médicale, le suivi psychologique se maintient et je reçois le patient avant cette date. Il évoque une arrestation à la fin du mois de juillet par la police. Selon lui, il aurait été placé en garde à vue sans raison : « Après la garde à vue, ils m’ont libéré et ils m’ont demandé de faire appel si je ne voulais pas aller en prison ». Dans l’entretien, je partage son incompréhension et je me demande pourquoi ces policiers procèdent de cette manière. Il ajoute : « Quelqu’un veut me mettre encore quelque chose sur le dos ? Je n’ai rien à me reprocher, je suis clean et je poursuis mes injections. C’est un infirmier qui me les fait et ça se passe bien ». Nobody est manifestement très surpris et inquiet. Il m’apprend qu’il a fait appel de la décision de justice.

En relisant le parcours du patient avant notre entretien du 30 août 2017, je prends connaissance des remarques du médecin addictologue : « Orienté par erreur vers moi pour envisager une cure qui ne semble pas indiquée pour l’instant. Réorienté vers son médecin référent, d’autant plus qu’un suivi psychiatrique semble nécessaire ». Un nouveau rendez-vous médical est prévu pour le 28 septembre.

Peu avant ce rendez-vous médical, Nobody dit avoir fait son injection et il ajoute : « Tous les papiers sont en ordre, ah je dois quand même voir l’assistante sociale parce que j’ai un rendez-vous chez l’ophtalmo et je n’ai plus la date. Il ne faut pas que je le rate étant donné qu’il faut 6 mois pour prendre rendez-vous ».

Je lui réponds qu’il est en mesure de vérifier lui-même la date et l’heure du rendez-vous soit en consultant le secrétariat de ce médecin, soit en téléphonant. Je me dis alors que je n’ai pas à encourager cette démarche qui m’apparaît sur le moment comme étant régressive. Manifestement, il a bien entendu mes propos et il dit qu’il va s’y rendre.

Selon le dossier, Nobody aurait honoré son rendez-vous médical prévu le 28 septembre 2017. En lisant son écrit sur le parcours du patient avant notre entretien, j’apprends qu’il serait suivi par un médecin psychiatre au CMP de Charleville-Mézières pour donner suite à la mise en place de soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État en raison de troubles du comportement sur la voie publique lorsqu’il se promenait dans sa ville natale. De plus, la psychiatre note qu’une prescription d’Abilify, un neuroleptique atypique, a été faite par ce médecin. Je prends donc conscience du décalage qu’il existe entre ce qui est rapporté par le médecin psychiatre et ce que me raconte le patient.

Un mois plus tard, ma collègue TISF me donne une réponse à la question qui me préoccupait : pourquoi a-t-il été arrêté et placé en garde à vue ? Après avoir contacté la Cour d’appel, le patient et ma collègue apprennent qu’un délit a été commis le 12 juillet 2015 alors que Nobody était incarcéré. Il aurait acheté un portable à un détenu qui venait tout juste de le voler.

La forme même de mon écrit et les paroles du patient témoignent de la difficulté à rendre compréhensible ces différents événements. À de nombreuses reprises, j’ai éprouvé le sentiment d’être décontenancé et désarçonné face à ces événements qui le bouleversent mais d’une manière étrange. Il n’est jamais en colère contre les forces de l’ordre qui l’arrêtent. De plus, la garde à vue et l’hospitalisation sous contrainte s’imposent à lui sous la forme d’un véritable non-sens qui se transmet contre-transférentiellement.

Les propos du patient me rappellent un roman qui m’a beaucoup intrigué, Le procès de Kafka. Rappelons quelques bribes de cette histoire fascinante : Joseph K. est confronté à un procès dépourvu de sens et arbitraire. Il est arrêté le matin de son anniversaire, par deux gardes sans qu’ils n’expliquent pourquoi. C’est un personnage anonyme et énigmatique et il va être assassiné à la fin du roman « pour rien ». Dans une lecture existentialiste de cette œuvre, le procès de Joseph K. pourrait révéler l’absurde qui régit notre quotidienneté. Le sentiment d’absurdité survient lorsqu’un divorce s’organise entre l’homme et sa vie, entre l’acteur et son décor. Camus écrit qu’un monde explicable « même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger » (Camus, 1942, p. 20). Nobody se vit comme un étranger et il serait jeté dans cet univers froid en quête de coordonnées rassurantes comme le montre la répétition de la perte de ses papiers.

En miroir, ses propos ne peuvent que générer un malaise chez l’écoutant, n’est-ce pas un phénomène contre-transférentiel ? Le contre-transfert signifie d’abord pour Little (1957), la réponse totale du clinicien aux affects, aux paroles et aux comportements du patient. Nous comprenons que l’incompréhensible qui nous travaille et l’effort que nous déployons pour enfin ouvrir la boîte de Pandore nous permettent d’entrevoir ce que le patient est incapable de traiter. Cet impossible à intégrer se comporte comme ce que Laplanche (2007) appelle des « signifiants énigmatiques ».

Nous supposons que sur la scène du transfert s’actualise ce que cet auteur nomme « la séduction généralisée » (Laplanche, 2007). Selon lui, l’être humain ne peut échapper à cette situation anthropologique fondamentale et elle implique que l’infans soit séduit par l’adulte qui a un inconscient sexuel fait de résidus infantiles. Ainsi, le message émis par le parent est d’emblée pollué par autre chose c’est-à-dire par l’inconscient : « Je dirais même de l’inconscient infantile de l’adulte dans la mesure où la situation adulte-infans est une situation qui réactive ses pulsions inconscientes infantiles » (Laplanche, 2007). Le message est d’abord à situer sur le plan conscient-préconscient tandis que le message énigmatique est celui qui est compromis par l’inconscient. Et le séduit, qu’en fait-il ? Le sujet confronté à ces messages énigmatiques se lance dans un véritable travail de traduction et il risque de se heurter à un échec de la traduction.

Laplanche (2007) suggère que l’activité de traduction fonde le préconscient compris comme étant la manière dont le sujet se constitue et se représente son histoire. L’activité réflexive du préconscient fondée sur la traduction de ces messages compromis par l’inconscient parental permet d’historiser l’expérience du sujet. Mais il reste quelque chose qui se manifeste sous la forme d’un intraduit qui fonde l’inconscient au sens propre, c’est-à-dire l’inconscient sexuel.

Dans ce contexte, le séduit serait le psychologue et l’émetteur du message énigmatique serait Nobody. La manière dont il raconte ce qui lui est arrivé déclenche chez le psychologue une démarche de détective et d’enquêteur qui pourrait être en écho avec celle du patient. Mais que doit être ce corps étranger implanté sous la peau psychique du patient pour qu’il nous méduse autant ?