• Aucun résultat trouvé

Je rencontre pour la première fois Nobody en mars 2016. Il est toujours habillé de la même façon, il porte souvent une veste ou un blouson kaki qui me fait penser à la tenue de camouflage des militaires. Il est plutôt petit et il a des yeux marron qui cherchent souvent mon regard, comme s’il s’agissait d’un étai pour lui. Nobody s’exprime lentement, correctement et il parle souvent à voix basse. Cette monotonie et ce ton monocorde ont souvent suscité chez moi, un ennui certain.

Nobody se sent souvent menacé, si bien qu’il éprouve des difficultés à dormir : « Je dors mal parce qu’avant, je dormais sur un matelas et je surveillais la porte d’entrée. Ça n’arrêtait pas de tambouriner à la porte et certains criaient « police ! ». C’était horrible. J’entendais des voix qui répétaient mon prénom. Elles n’arrêtaient pas de me citer ».

Ces voix inquiétantes l’amènent à évoquer ses difficultés à se promener dans la rue : « Quand je suis dans la rue, j’ai l’impression que tout le monde me regarde. Je transporte ma valise, par exemple je vais au café avec ma valise, j’ai l’impression que les gens se demandent ce que je fais avec. Comme si j’avais une bombe ou des armes dans la valise ». Dans l’entretien, je me demande si les admonestations de cette voix sont hallucinées ou non.

Lors d’une autre séance, plus tardive, Nobody dit avoir consommé de l’alcool. De plus, l’assistance sociale du CSAPA m’a chargé de lui transmettre un document concernant ses démarches sociales. Il me charge alors de la remercier : « Je vais lui ramener des fleurs, ou du muguet pour le 1er mai ». Il

s’interrompt soudainement et il parle d’un homme qui le suit depuis deux jours : « J’en ai marre, on le verra quand on descendra. Ça ne va pas si bien que ça, j’ai besoin de faire une cure de sevrage. Depuis une semaine, plus rien, je ne supporte plus ma chambre d’hôtel, j’aime bien me promener le soir, je traîne… J’ai rencontré ce type il y a deux jours, j’essaie de me le mettre bien… Le patron de l’hôtel, il m’a dit : « Fais attention, un jour ils vont t’attraper ». Je suis inquiet et bien en même temps, j’ai peur de perdre mes papiers, ils pourraient me voler mes papiers. Mais moi, j’ai fait des arts martiaux, va falloir qu’ils me tuent avant de me prendre ma carte bleue. Le problème, c’est que le coup part et après, coups et blessures. Je ne veux pas retourner en prison. Il faut toujours un grain de sable dans l’engrenage. J’ai l’impression que l’on me regarde maintenant ».

Je me demande alors dans l’entretien dans quelle mesure ce sentiment de persécution s’enracine dans la réalité. En tout cas, ses propos dénotent des

séances précédentes. Je garde néanmoins mes pensées pour moi. Il poursuit : « Au niveau de l’organisme, j’ai peur de faire un check-up… Bière, bière, bière… Dès que je rencontre quelqu’un comme Jacques, c’est : « T’as pas deux euros ? On boit une bière ». Faut que je m’écarte de tout ça, ça fait deux jours que je le connais. Moi j’aime bien boire une bière tranquille et faire un petit billard. J’ai des maux de tête, je suis allé chez le dentiste, ça va bien mieux, je suis reparti. J’ai l’impression que l’on a envie de me tuer, de m’agresser ».

Lors d’une autre séance, Nobody profite du récit de ses activités professionnelles pour évoquer sa famille : « Mon grand frère s’appelle Gérard et il est chauffeur international dans le Sud. Mais depuis mon incarcération, je ne vois plus ma famille. J’ai envoyé des lettres mais je n’ai jamais eu de réponse. On dit en prison, tu rentres seul et tu sors seul. C’était vrai pour moi. Je pourrais aller sur Sedan, j’aurais peut-être plus de possibilités. Mon problème c’est de ne pas savoir où aller, d’errer sur Sedan, sans rien. Je voudrais trouver un toit. Je me sens inutile, pourtant avant je suis resté longtemps au chômage. Je n’ai plus personne maintenant. Je n’ose pas sortir de chez moi, je n’ose pas non plus sortir de l’argent au Crédit Agricole. J’en ai peur, parce qu’on peut se faire braquer. J’ai peur depuis que je suis sorti de prison, avant ma porte était toujours ouverte pour tout le monde, je prêtais tout. Maintenant j’ai l’impression d’être regardé par tout le monde, j’ai l’impression que c’est marqué sur mon front que je suis un ancien détenu. Ma voisine d’en face avait fait une pétition pour que je sois expulsé de mon logement ».

Les propos de Nobody semblent indiquer un vécu de persécution particulièrement persistant qu’il reste à qualifier et un fort sentiment d’insécurité. De Mijolla-Mellor (2015) écrit qu’une forme atténuée de paranoïa est relativement commune, « mais [elle] se limite à une appréciation inadaptée de soi-même et d’autrui, basée sur la méfiance et une attitude défensive rigide voire une tentative d’emprise sur l’autre afin de prévenir le risque qu’il constitue » (De Mijolla-Mellor, 2015, p. 3). Une augmentation de l’intensité et de la violence de l’investissement de certaines idées suffirait à les caractériser comme étant délirantes, même si elles ne sont pas en soi invraisemblables.

Nobody dit être regardé et épié, puis il dit être suivi par une personne ou par un groupe de personnes qui pourraient lui voler ses papiers. Ses propos m’amènent à douter à de nombreuses reprises du bien-fondé d’une telle plainte mais je ne suis pas en mesure d’établir l’authenticité de cette menace. Cette insécurité permanente existe bel et bien et nous pouvons la comprendre comme étant à la mesure de l’urgence de trouver un toit pour ne pas errer et être offert en pâture à l’insondable regard des autres. De plus, Nobody considère que c’est au moment où il sort de prison que ses difficultés commencent. Ce sentiment de persécution pourrait donc se penser autrement à la lumière de certains travaux sur les conséquences psychologiques et sociales d’une sortie de prison.

Quelques études révèlent l’importance capitale de la continuité de la prise en charge lorsque les addictés incarcérés sont libérés : en 2001, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies relève que la continuité de soins est identifiée

comme l’un des contextes de prise en charge les plus problématiques. Elle constitue une discontinuité funeste qui peut occasionner une rupture de la prise en charge si elle n’est pas maintenue à l’extérieur et donc des rechutes (Prudhomme, Verger, & Rotily, 2003 ; Golovine, 2004).

A la sortie, l’ancien détenu ne peut plus compter sur le système carcéral pour satisfaire le moindre de ses besoins les plus élémentaires. La prison, malgré les souffrances psychiques qu’elle peut susciter, représente pour Nobody un toit rassurant. Lorsqu’il sort de prison, c’est l’infini du monde qui s’oppose à lui.