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7.1.3 Le blackout alcoolique :

7.1.3.1 Le trou et ses bords

L’antirécit de l’évènement proposé par Damoclès nous amène à le considérer comme étant fondé sur un trou. Pour bien comprendre cela, il faut tout d’abord tenter de définir ce que peut être ce trou.

Le trou se définit par ses bords et ses limites qui viennent le dessiner et lui donner forme. Le lancer de l’assiette pourrait constituer le premier bord situant Damoclès proche du trou jusqu’à ce que la deuxième limite l’en libère à savoir l’arrivée de la police. Entre le lancer de l’assiette et l’arrivée de la police, il n’y a plus rien. Nous proposons de rendre compte de ces processus par un schéma les figurant :

La couleur jaune autour du trou désigne « l’horizon des évènements » délimitant la surface et l’épaisseur d’une telle béance au cœur de la psyché de Damoclès. Lorsque le psychologue s’étonne que l’arrivée de la police le fasse sortir du « trou », son discours devient confus. Il est difficile de faire la part entre ce dont il se souvient à travers certains flashs et ce qui lui a été raconté le lendemain.

Une nuit de sommeil plus tard, le patient recouvre ses esprits et prend alors conscience du néant qui habite désormais sa mémoire. Une question s’impose à lui : que s’est-il passé hier soir ? Il faut donc interroger l’autre, qu’il soit l’épouse, les forces de l’ordre, l’enfant, pour se rendre compte de l’épaisse brume qui habite sa psyché. L’autre témoigne pour le sujet de paroles et d’actes qui lui sont profondément étrangers à tel point qu’il puisse dire : « Qu’ai-je fait ? ».

S’il n’y avait pas tous ces indices, les stigmates des coups portés sur son épouse, certains flashs, l’arrivée de la police, et le témoignage des autres, Damoclès se serait-il rendu compte au réveil de ce qu’il s’est passé la veille ? Si le « blackout » avait été complet et radical, pourquoi se soucierait-il de l’évènement « non enregistré » ? Pour le patient, le « trou » s’affirme avec force et il ne peut plus l’oblitérer. Il lui faut donc composer « avec » et « à partir » de ce trou.

Cependant, une autre manière d’envisager le trou pourrait être proposée à partir du roman de Noël, Le syndrome de Gramsci. Ce roman de Bernard Noël traite d’un véritable « effondrement », d’une chose « si imprévisible » et si « horrible » que le langage se dérobe à chaque fois que le narrateur tente de la cerner. Il parlait à P. et il s’arrêta net de converser puisqu’il se heurta à un gouffre : « Et le comble, voyez- vous, c’est que le manque, que le trou, que la chute, ont eu pour raison la brusque absence dans ma mémoire du nom de Gramsci » (Noël, 1994). L’oubli de ce nom est impensable pour le narrateur qui s’efforcera dès lors de retrouver le mot « Gramsci ». Cette perte de ce nom consiste pour le narrateur en une véritable amputation « de la partie la plus précieuse de mon individu ».

S’agit-il alors d’un simple trou de mémoire ou plus simplement du mot-sur- le-bout-de-la-langue ? Aussi tragique que cette perte le fût pour le narrateur, l’avoir retrouvé ne l’a pas libéré de cette blessure : « Je reste persuadé qu’il s’agit d’une fausse guérison ». Ce trou de mémoire est très différent de l’oubli du nom propre chez Freud, puisque les retrouvailles avec le nom oublié n’amènent aucun apaisement. Guelouet (2007) écrit que « cet oubli va faire symptôme pour le mettre sur la voie de son élucidation par l’écriture que sous-tend sa parole, adressée à un Autre ». Ce trou de mémoire concerne une partie centrale et capitale pour le narrateur qui semble ordonner tout le reste. Perdre ce nom signifierait pour lui « se perdre soi-même ».

Lancer de l’assiette

Arrivée de la police

La lettre représente « la persistance » de cette blessure. Elle se manifeste sous la forme d’une reprise incessante de la même scène : « La répétition est ma seule chance d’entourer mon mal d’un peu de crédibilité … Que faire ? J’insiste afin de provoquer un trouble égal à celui qui m’habite » (Noël, 1994, p.72). Le narrateur répète sa tentative de revisiter cette expérience pour essayer de la saisir mais sans réussir pour autant.

Son effort bute sur une scène « impensable » pour lui : le narrateur dépose un paquet postal à ses voisins. Il annonce alors l’objet de sa venue tout en frappant à la porte mais ses voisins se taisaient : « Tout le monde gardant le silence, j’ai continué à fixer l’élément aérien dans la stupéfaction de m’y sentir soudain un étranger » (Noël, 1994, p. 88). Cette scène est chargée de l’intensité puissante d’une lumière qui semble faire exploser les limites de son corps. Le narrateur eut la désagréable impression d’être violé par cette lumière s’infiltrant à l’intérieur de lui.

Le narrateur associe cette scène traumatique de viol avec l’oubli du nom de Gramsci. Le voile du fantasme s’effondre comme pour mettre le réel à nu.

Le « trou » qui se dissimule derrière l’oubli de ce nom ne semble pas être bien délimité pour le narrateur. Il contamine toute sa vie psychique et il entraîne une dissolution de l’articulation du langage et du corps à tel point que le narrateur est amputé de « la capacité d’énoncer » qui il est. Gramsci dans sa cellule, écrivait à une personne aimée : « Je tourne dans ma cellule comme une mouche en cherchant un coin pour mourir ». A son image, le narrateur répète la reprise de la scène d’effroi pour tenter de délimiter les contours d’une telle amputation. Sa lettre pourrait être considérée comme une tentative de localiser, d’instaurer des coordonnées, de maîtriser ce qui échappe au narrateur.

Ce texte de Bernard Noël nous suggère de revisiter notre manière de concevoir le trou. Considérons notre premier schéma comme la fonction dérivée d’une fonction primitive qu’il reste à retrouver : le narrateur du syndrome de Gramsci décrit « cette blessure » comme toujours ouverte puisqu’elle est impossible à cicatriser même s’il a retrouvé ce nom si recherché. Le livre de Noël témoigne d’une tentative infinie, répétée, insoluble de soigner cette plaie ouverte.

Le trou résultant de l’oubli du nom de Gramsci se manifeste non pas comme l’absence d’une présence, mais comme la présence infinie et « sans-limites » d’un trou qui désagrège son être-au-monde. Le trou n’est pas localisé, comme le puit peut l’être dans le jardin. Son monde est troué, chaque action et chaque pensée sont colorées par ce trou. Le narrateur ne souffre donc pas du trou laissé par l’oubli du nom de Gramsci mais par « l’entrou ». Cet « entrou » est donc constitué par l’infini du trou qui entoure et cible le sujet dans un instant d’effroi.

Figure 6: Les sans-limites de l'entrou

Les tangentes deviennent ce dont le patient se souvient à savoir « le lancer de l’assiette », les soins donnés à sa fille et la police. Mais tout autour, c’est l’inconnu et l’énigme. Nous supposons que c’est l’entrou qui confère à ce récit son étrangeté. Le caractère « sans-limites » de cet « entrou » confronte notre patient à la présence absolue d’une absence infinie.

Cet antirécit fondé sur l’entrou met en évidence les troubles mnésiques de Damoclès qui nous apparaissent énigmatiques. Ils se manifestent sous la forme d’une mémoire inopérante et ils interrogent par leur récurrence. Plusieurs questions se posent concernant Damoclès : pourquoi rend-t-il sa mémoire inopérante et inefficiente ? Comment nommer un tel phénomène et quel impact a-t-il sur sa subjectivité ? Nous proposons dans cette partie de notre thèse de caractériser et de délimiter ce phénomène pour mieux le comprendre :

- Est-ce un phénomène biologique que les neuropsychologues nomment « amnésie antérograde » ?

- Est-ce un oubli freudien réglé par le refoulement et par le principe de plaisir ? - Est-ce un défaut d’inscription ?

- Ce phénomène répond-il de la forclusion d’un signifiant comme l’illustre l’histoire des Hirondelles rapporté par Leclaire ?