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Clavreul, le virage psychopathologique :

Clavreul publia une série d’articles importants historiquement et conceptuellement puisqu’ils représentent un tournant décisif et une référence qui reste valable même si elle est critiquable. Clavreul a été un proche collaborateur de Fouquet qui, lorsqu’il publiait son texte sur les névroses alcooliques, Clavreul publiait lui aussi son premier article sur l’alcoolisme.

Ainsi, dans son premier article sur La parole de l’alcoolique publié en 1955, Clavreul pose la question suivante : l’alcoolique a-t-il une parole ?

Si l’alcoolique a une parole alors cela permettrait au médecin d'élaborer un contrat possible avec lui, qui permettrait le progrès du traitement. Cependant, quelle que soit la méthode utilisée, le médecin échoue dans sa tâche puisque « la cuite mémorable » met en déroute les soins auparavant prodigués au patient. En outre, si l’alcoolique ne semble pas avoir de parole, c'est tout de même lui qui a le dernier mot et il le fait savoir par la rechute.

De plus, la relation intersubjective avec le patient alcoolique est complexe et loin d’être tranquille, il est donc nécessaire de s’intéresser à la psychopathologie de la dépendance à l’alcool pour éclairer ces difficultés.

Clavreul établit que la conduite du sujet dépendant à l'alcool se caractérise par la répétition des alcoolisations. Ivre, il semble disparaître : la famille, les amis, la compagne ne le reconnaissent plus mais abstinent, il est retrouvé à tel point qu'il apparaît malléable. C'est une bonne pâte pourrait-on dire, il se modèle conformément aux attentes du milieu familial, professionnel, etc. Le jeu de cache- cache peut parfois se complexifier puisque lorsqu’il est en consultation, le patient semble être absent, et lorsqu’il est absent, c'est là qu'il semble le plus présent.

Les heurts avec le médecin se manifestent aussi à travers « la dénégation de l'alcoolique ». Clavreul considère la dénégation de l'alcoolique comme « une ébauche d'interprétation, une ébauche de symbolisation ». Clavreul interprète donc la dénégation de l'alcoolique comme une manière de démentir les dires de sa femme, ce qui lui permettrait d'avoir une prise sur l'image qu'il donne de lui-même, ouvrant ainsi le sujet à la dimension symbolique. Mais Clavreul ne voit-il pas du symbolique là où il n’y en a pas ? Clavreul fait-il un usage pertinent du concept de dénégation pour considérer le déni de l'alcoolique ? Ces deux phénomènes traduisent-ils les mêmes enjeux ?

Le discours de l’alcoolique se soutient mal « parce qu’il a toujours une réponse prête là où se pose une question » (Clavreul, 1955, p. 275). Pendant l’alcoolisation, le sujet évoque son délire préféré et pendant l’abstinence, le sujet met en cause l’alcool. Le lien entre ces deux « virtualités » serait la dénégation, la première dénierait la seconde. L’alcoolique pris en tenaille entre ces deux « virtualités » donne à entendre des interrogations fondamentales : « Qui suis-je ? » ou plutôt « qu’est-ce que, pour moi, mon père alcoolique ? ».

Clavreul, dans un texte publié en 1971, évoque la manière dont l'alcoolisme défie le savoir médical. La maladie se définirait de cette manière : « Un mode de réponse de l'organisme à « l'agression » en fonction de l'agression elle-même, laquelle peut être parfaitement tolérée si elle est suffisamment faible devant un organisme suffisamment immunisé » (Clavreul, 1971, p. 276-277).

L'objectif de l'organisme serait de trouver un nouvel équilibre témoin de l'adaptation de l'organisme. Or dans la « maladie » alcoolique, l'organisme ne parvient pas à rétablir l'équilibre, au contraire il aggrave l'atteinte toxique et se fait l'agent de sa propre destruction. Ce qui est en jeu ici est la manière dont l'alcoolisme considéré comme maladie défie le cadre de la pensée médicale. Au vu de ces réflexions, Clavreul infirme la proposition selon laquelle l'alcoolisme serait une maladie puisqu'elle contredit le savoir médical. Ce serait donc autre chose.

La fin de non-recevoir que semble adresser la médecine à l'alcoolisme amène Clavreul à explorer la relation entre le médecin et l'éthylique. Cette relation s’avère conflictuelle : en effet, la prescription de psychotrope visant à soulager ou éliminer les conflits psychologiques supposés être à la source des alcoolisations ont finalement le même statut que ces dites alcoolisations. Le médecin en vient à « interdire » un

toxique tout en se rendant « complice de la toxicomanie médicamenteuse ». Un hiatus semble donc organiser la relation médecin-alcoolique.

Un autre problème se fait jour lorsque le médecin tient cette parole « vous êtes atteint d’une maladie ». En énonçant ceci, Clavreul suppose que le médecin a sur son malade un savoir que son patient ne détient pas, lui permettant de l’orienter vers des actions thérapeutiques. Or dans le cas de l’alcoolisme, tout se complique. L’alcoolisme se manifeste dans la rechute, or sur ceci, le médecin n’a pas de prise. C’est-à-dire qu’aucune action thérapeutique (médicale) ne pourra entériner, selon l’auteur, la répétition de la rechute.

La démarche médicale se manifeste dans les premiers temps par une psychothérapie éducative visant à inculquer à l’alcoolique les effets et les méfaits de l’alcoolique jusqu’à ce que l’éthylique comprenne et qu’il procède à « l’introjection du savoir de l’Autre » (Clavreul, 1971, p. 287). Le médecin assistera à une conversion du sujet puisque le message du médecin « l’alcoolisme est une maladie » adressé à l’alcoolique amène le patient à incarner cet adage et à s’en faire le porte-parole. Celui qui était concerné par ce propos devient celui qui va le propager. Cette conversion est fragile puisqu’elle est soumise à la rechute plus que probable.

Le défi que pose l’alcoolisme à la science médicale se clôt sur une insatisfaction « de devoir admettre que les alcooliques guéris ou non, restent ainsi fascinés par ce seul lieu – leur rapport à l’alcool – où ils consentent à reconnaître l’aliénation de leur désir » (Clavreul, 1971, p. 290).