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La vision binaire d'un monde en noir et blanc

3.1 Le temps du muet

3.1.2 La critique achardienne

3.1.2.4 La vision binaire d'un monde en noir et blanc

Le discours critique contemporain est marqué par une axiologie privilégiant les antinomies lexicales, génériques, idéologiques et une hiérarchisation des valeurs et des rôles : le cinéma doit être distingué du théâtre ; tantôt l'écriture du scénario, tantôt la réalisation être considérée comme l'étape décisive au cours du processus créatif... Même si Marcel Achard se méfie de toute doxa, ses textes théoriques demeurent influencés par cette vision binaire, davantage tournée vers la quête de pureté que vers l'hybridation.

Ce manichéisme serait-il typiquement français, comme l'envisageaient certains des analystes convoqués dans notre introduction ? ou plus largement occidental ? Il est en tout cas prégnant dans la France d'après-guerre, mobilisée sur deux fronts : contre l'Allemagne, séparée du territoire national par une frontière longuement défendue, douloureusement reconquise ; contre les États-Unis, qui ont ravi au pays des frères Lumière sa suprématie commerciale dans le domaine de la production cinématographique716. Cette hégémonie suscite

un mélange de défiance et de fascination : de tous les réalisateurs, Griffith est le plus régulièrement célébré dans Bonsoir. Quant aux films allemands, de retour après un hiatus de trois années, ils révèlent des artistes de premier plan, des propositions novatrices. Les

712Le « divan profond comme un tombeau » est une variation à partir du vers baudelairien « Nous aurons des

divans profonds comme des tombeaux » tiré de « La Mort des amants » (XCVIII) : Charles BAUDELAIRE, Les

Fleurs du mal (1857), Paris, Le Livre de Poche, 1972, p. 163. La citation sera reprise par Achard pour son

adaptation française de Monsieur Verdoux, en substitution de la citation tirée d' Endymion (1818) de John Keats, présente dans la version originale.

713A

NDREW Dudley, Mists of regret, Culture and Sensibility in Classic French Film, Princeton, Princeton

University Press, 1995, p. 33-34.

714Id., op. cit., p. 135. 715G

AUTHIER C., op. cit., p. 290-292.

associations d'auteurs de films et les ciné-clubs réagissent en promouvant la production nationale. Leurs arguments paraissent d'autant plus fondés que l'après-guerre est marqué par une recrudescence de l'exploitation idéologique des œuvres, d'abord à travers des expositions consacrées au martyre de l'art français717, puis avec la projection d'une « sélection des plus

beaux films français718 ». Bonsoir y participe en proposant des statistiques régulières sur la

nationalité des films, données mensuellement au cours de l'année 1923 ; ou en soulignant « l'intérêt et la nécessité qu'il y [a] à connaître l'origine des films présentés719. »

Achard n'échappe pas à cette tendance, qu'il déplore l'américanisation de Max Linder ou souligne, dans une tribune ironiquement intitulée « Made in Germany », la nécessité d'organiser une défense nationale : « Voici que les Italiens s'unissent aux Allemands pour la défense, l'illustration et la vente du film allemand en Italie. La croisade commerciale commence et les articles made in Germany vont bientôt rentrer en France par la voie transalpine ». Il propose ensuite de s'inspirer des propositions énoncées avec virulence par Charles le Fraper dans Le Courrier cinématographique : « lancer une contre-proposition française et faire échec aux Boches », alléger la tutelle des pouvoirs publics, la censure720...

Il envisage simultanément l'identification des spécificités nationales et génériques : qu'est- ce qui caractérise le génie français ? qu'est ce que le cinéma ? sont deux questions constamment rapprochées. Comme le note Christophe Gauthier, après la Grande Guerre, « l’invention du style cinématographique – et donc de l’esthétique du film – s’ancre aussi bien dans un désir de légitimation de ce que l’on commence à appeler un art que dans celui d’en définir l’identité par la relation indissoluble qui l’attache au pays dans lequel il a été conçu et fabriqué721. » Le style du cinéma national muet ne peut être que visuel. Ainsi, à propos de

Blanchette (1921) réalisé par René Hervil et adapté de la pièce d'Eugène Brieux :

Voilà un grand, un beau film français. Le fait n'est pas tellement fréquent et mérite d'être signalé. [...] La Blanchette de M. René Hervil est tout d'abord un exemple merveilleux de découpage intelligent, de compréhension visuelle et d'adaptation au cinématographe de ce qu'il y avait de meilleur et de pire dans la pièce. M. Hervill a donné un rythme nouveau qui remplace avantageusement le rythme scénique primitif. Il a refait une atmosphère ; toute autre heureusement que celle établie à la Comédie- Française, car elle emprunte au Cantal, à l'admirable plaine d'Aurillac son ciel bleu et ses champs si vraiment "paysans" qu'ils semblent presque conventionnels722.

La réflexion se prolonge jusqu'au paradoxe : c'est en s'émancipant d'une tradition théâtrale éminemment française – celle de la Comédie-Française – que le cinéaste peut proposer « un grand, un beau film français » colligeant la vérité et la convention, synthèse qui rappelle l'équilibre classique entre vraisemblance et convenance. La représentation des paysages nationaux, l'attention portée à sa luminosité constituent d'autres critères mis en avant par les critiques tentant à l'époque de caractériser positivement l'école française, tandis que la rupture avec le modèle théâtral permet d'éviter un des écueils de la cinématographie hexagonale723.

717M

AINGON C., art. cit., p. 53.

718G

AUTHIER C., op. cit., p. 75.

719N

ARDY A., « On parle encore de la nationalité des films », Bonsoir, n°1547, 2 mai 1923, p. 3.

720A

CHARD M., « Made in Germany », Bonsoir, n°520, 6 juillet 1920, p. 3.

721G

AUTHIER C., « Le cinéma des nations : invention des écoles nationales et patriotisme cinématographique

(années 1910 – années 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2004/4 (n° 51-4), p. 59.

722A

CHARD M., « Blanchette », Bonsoir, n°814, 25 avril 1921, p. 3.

723G

Difficile pourtant de faire la part entre ce qui caractérise le cinéma en tant qu'art et ce qui marquerait la singularité d'une production française, dans la mesure où cette dernière est évaluée à l'aune d'un autre genre et non d'une autre cinématographie. Réapparaissent en tout cas deux piliers de la réflexion achardienne : le rythme et l'atmosphère, envisagés comme spécifiquement cinématographiques, donc du ressort du cinégraphiste, avant tout.

Régulièrement, la catégorisation nationale nourrit l'évaluation esthétique : « Le scénario [des Jeux du sort/The Turn of the Wheel (1918) de Reginald Barker] a tous les défauts des scénarios américains. Les meurtres, les enquêtes policières, les coups de théâtre se succèdent724 » ; Félonie/A Woman's Power (1916) de Robert Thornby est « un film à n'en pas

douter, anglais. Tout est anglais, furieusement, dans ce film. Depuis le sourire canin du jeune premier et de l'ingénue, jusqu'au faciès tourmenté du traître. Tout est anglais, depuis le symbolisme facile et un peu puéril des apparitions de la fée jusqu'à l'émotion profonde du coup de théâtre final725 » ; « La simplicité des Suédois est une simplicité sincère726 »... Ce

schématisme soutient un argumentaire critique en construction. Par ailleurs, Achard note que les cinématographies nationales secrètent elles-mêmes leurs propres topoï, notamment quand elles représentent l'altérité. Dans « L'idée que les Américains se font de Paris727 », il distingue

ainsi la série de stéréotypes (la Parisienne, le sergent de ville, la marchande de fleurs, les gosses de Poulbot...) grâce auxquels Hollywood plante un cadre parisien pittoresque en se concentrant sur les lieux dédiés au divertissement. Maxim's, les Folies-Bergère fournissent aux cinéastes américains « le premier spectacle, le seul qui leur soit indiqué. Encore ont-ils soin d'en bien marquer le libertinage par une très alléchante photographie qui reproduit la scène de l'Orgie à Babylone728. » Achard apportera sa pierre à l'édification de cet univers

délicieusement factice en collaborant au scénario de La Veuve joyeuse (1934), vision hollywoodienne – élaborée par un Hongrois, un Allemand et un Français exilés – d'un Paris babylonien propice à la libération des sens. On y retrouvera, comme dans Folies-Bergère (1935), les Parisiennes, Maxim's et l'alléchante photographie...

Au final, un texte résume l'ambivalence de Marcel Achard, dans ces années vingt où le critique-cinéphile doit tout à la fois défendre la cinématographie nationale, poser des jalons, approfondir une réflexion nuancée sur le cinéma et, surtout, le promouvoir en tant qu'art. La critique du Rail/Scherben (1921) de Lupu Pick, publiée deux ans après la belliciste tribune « Made in Germany », témoigne d'une évolution, déjà perceptible dans la réception de

Caligari729, du regard porté sur les productions allemandes : l'orgueil national s'incline devant

la réussite esthétique de l’œuvre.

En effet, Le Rail est un film sans sous-titre. C'est dire que si l'on manque la présentation des personnages et l'exposition d'ailleurs rapide et extrêmement habile de la situation, le reste du drame paraît décevant et incompréhensible.

Cette réserve faite, il faut avouer que Le Rail est une œuvre extrêmement intéressante, fort bien construite, et attachante. J'ajouterais qu'on a, pour la première fois, l'impression d'un film nouveau.

724A

CHARD M., « Il faut aller voir Sessue Hayakawa et Charlot », Bonsoir, n°279, 19 octobre 1919, p. 3.

725Id., « Les Bons films et les mauvais », Bonsoir, n°930, 21 août 1921, p. 3. 726Id., « Les Proscrits », Bonsoir, n°939, 30 août 1921, p. 3.

727Id., « L'idée que les Américains se font de Paris », Bonsoir, n°1267, 25 juillet 1922, p. 3. 728Achard fait peut-être référence à La Mort de Babylone (1891) de Georges R

OCHEGROSSE (http://mini-

site.louvre.fr/babylone/FR/html/1.4.10.html), fresque historique longtemps conservée à New-York, et qui aurait influencé Griffith (http://motsdits.blog.lemonde.fr/tag/georges-antoine-rochegrosse/). Sites consultés le 10 mars 2018.

729N

C'est, en effet, une œuvre cinématographique, uniquement cinématographique : une œuvre visuelle, qui ne doit rien au théâtre, ni aux arts similaires.

C'est pourquoi ce film, bien qu'allemand, a droit à toutes nos sympathies.

Certes, les défauts aussi ne manquent pas à cette bande. Ils décèlent, à chaque instant, son origine germanique. Le manque de goût, surtout, qui préside au choix des détails, ne laisse pas subsister de doutes.

Mais le miracle est dans ce qu'ils nous ont rendu avec la fumée noire des machines, les lumières rouges et les disques sauveurs, un peu de l'âpre poésie des burgs et de Henri Heine730.

Le critique semble tiraillé entre des tentations contradictoires : rappeler l'importance du verbe tout en admettant que son absence permet de réussir une œuvre « uniquement cinématographique » ; attribuer ses défauts à « son origine germanique » mais lui être reconnaissant de ressusciter, pour le plus grand plaisir du lettré, une poésie profondément allemande, celle « des burgs et de Henri Heine ». Le cinéma pur retrouverait le charme d'une littérature disparue. Ceci étant, présenter Le Rail comme une œuvre de rupture, « uniquement cinématographique », paraît contestable dans la mesure où elle est représentative du

Kammerspiel. Cette œuvre de transition exploite des ressources cinématographiques

(l'alternance des actions, les procédés expressifs suffisamment nombreux pour rendre superflus les intertitres) sans rompre pour autant avec le théâtre, grâce au resserrement dramatique ou à la stylisation du jeu d'acteur. Cet équilibre entre héritage théâtral et invention cinématographique, progression dramatique et atmosphère visuelle, a pu jouer un rôle dans sa réception positive, même si Achard se refuse à le reconnaître. Au théâtre, dans la presse ou au cinéma, il demeure, quoi qu'il en dise, un homme de compromis plutôt que de rupture. En saluant les qualités d'un film produit de l'autre côté du Rhin, le cinéphile démontre d'ailleurs sa sensibilité et son ouverture d'esprit.

En définitive, Marcel Achard a fait évoluer la structure de ses premières critiques pour proposer autre chose qu'une évaluation énumérative : une pensée sur le cinéma organisée autour de notions complexes et transversales, même si nimbées d'un certain flou. Jusque dans ses critiques, l'auteur fuit ce qui est trop net et privilégie les rapprochements paradoxaux, les contradictions plus ou moins conscientes.