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1.1 Entre avant-garde et conservatisme

1.1.4 À quoi sert la révolte ?

Sa relative prudence dans le traitement des thèmes et des genres apparaît d'autant plus nettement si l'on compare ses œuvres à celles que proposent des écrivains avec lesquels il se trouve mis en concurrence : le collaborateur élu par Louis Jouvet, Jean Giraudoux, comme le mentor de Marc Allégret, André Gide, concilient un relatif classicisme du style avec des positions engagées.

1.1.4.1 Le théâtre dialectique de Giraudoux

Presque toutes les pièces de Giraudoux sont créées par Louis Jouvet, entre 1928 et 1945, en alternance – notamment – avec les pièces d'Achard ou Jules Romain. Les mêmes acteurs se retrouvent de pièce en pièce, dans les mises en scènes extrêmement précises construites par Jouvet, dont témoignent les memorenda établis par l'Association des Régisseurs. Comme Achard, Giraudoux propose un théâtre de la « dualité fondamentale, cette tension d'un choix à faire entre des options contradictoires184 », un théâtre de la diversité, qui emprunte « à l'opéra,

179Id., Le Corsaire, in Théâtre de Marcel Achard : Mademoiselle de Panama, Le Corsaire, Pétrus, Paris,

Gallimard, NRF, 1942, p. 181.

180Cité par L

ORCEY J., op. cit., p. 164.

181A

CHARD M, La Sainte Russie, manuscrit, acte II, fin du cinquième tableau, BnF, fonds Achard, La Sainte

Russie – théâtre et cinéma.

182Id., La Sainte Russie, tapuscrit, BnF, fonds Achard, La Sainte Russie – théâtre et cinéma., p. 14. 183L

ORCEY J., op. cit., p. 182.

184T

EISSIER Guy, « Avant-Propos », in GIRAUDOUX Jean, Théâtre complet, Paris, Le Livre de Poche, coll. « La

au vaudeville, à la farce certaines scènes qui créent des ruptures, un mélange de genres surprenant185 », un théâtre du mot d'esprit et du langage précieux.

Les pièces giralduciennes approfondissent, avec une obstination qui n'est pas tout à fait celle d'Achard, des questions qui peuvent tout à la fois toucher et déstabiliser le public de l'entre-deux-guerres : la relecture critique du mythe, l'identité nationale (Siegfried, La Guerre

de Troie n'aura pas lieu), la dérision d'un langage qui s'épuise à vouloir dire l'amour

(Amphitryon 38, Ondine) ou s'égare quand il veut fixer les normes nationales ou morales (Siegfried, Intermezzo)... La dimension politique – qui le fait considérer comme pacifiste –, ou du moins la fonction civique qu'il attribue à son théâtre186, est en tout cas plus marquée, à tel

point que certains songent pour lui au prix Nobel187. De même, le brillant du langage est plus

explicitement questionné : langage stérilisant de l'institution dans Intermezzo188 (1933),

rhétorique du discours amoureux refusée par Hélène, dans La Guerre de Troie n'aura pas

lieu189 (1935). Enfin, son exigence de sobriété dans la conception scénique190, qui doit d'abord

mettre en valeur le texte, le situe dans la continuité de Copeau, et le rapproche des conceptions de Jouvet qui en est l'héritier. À partir des années trente, et plus nettement encore après-guerre, le théâtre achardien va quant à lui s'installer plus régulièrement dans des décors réalistes, renonçant en partie à la stylisation de Voulez-vous jouer avec Moâ ?, à la fantaisie de

Malborough.

Giraudoux offre ainsi à Jouvet une assise plus stable et ambitieuse. Robert Brasillach – critique avisé avant sa bascule vers le fascisme – le souligne dans l'article qu'il consacre en 1936 à la figure de Jouvet : il n'atteindrait sa pleine puissance d'acteur que chez Molière, Cocteau ou Giraudoux. Et partant, « il ne faut pas borner Louis Jouvet aux fantoches agréables de Marcel Achard191. » Tout au long de l'article est rappelé l'écart entre le théâtre

achardien – à qui Brasillach reproche sa superficialité, ses « jeux de l'esprit et du cœur, un peu nonchalants, un peu faciles, [que Jouvet] sauvait par une poésie funambulesque de plus haut prix que le texte192 » – et l'ambition supposée plus haute du théâtre de Giraudoux, rendant

notamment possible le renversement dialectique des rôles et des lectures. Le critique note enfin « que Giraudoux est toujours présent, en quelque manière, désormais, dans les spectacles de Jouvet193 ». Leur collaboration est consacrée comme un idéal de rapprochement

fécond et harmonieux. La confrontation des archives Jouvet et Giraudoux déposées à la BnF confirme l'importance de cette collaboration exemplaire194.

De fait, les deux hommes ont rapidement fondé leur relation sur une absolue confiance. Dès 1928, après le triomphe de Siegfried, Jouvet signe un blanc-seing à Giraudoux : « Je m'engage

185

Ibid., p. XVIII.

186H

UBERT Marie-Claude, « Le théâtre de Giraudoux, entre tradition et modernité », in COYAULT Sylviane (sld.),

Giraudoux, Européen de l'entre-deux guerre, Cahiers Jean Giraudoux, n°36, CRLMC/Association des Amis de

Jean Giraudoux, p. 54.

187T

EISSIER G., « Notice sur La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) », in op. cit., p. 1155. Chantal MEYER-

PLANTUREUX signale que cet apparent humanisme recouvre des dérives antisémites, de Judith (1931) aux Pleins

Pouvoirs (1939) : préface à Robert BRASILLACH, op. cit., p. 42 ; note 135, ibid., p. 60 ; Antisémitisme et

homophobie, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 267-268.

188G

IRAUDOUX J., Intermezzo, in Théâtre complet, op. cit., acte I, scène 6, p. 286-292.

189Id., La Guerre de Troie n'aura pas lieu, in op. cit., I, 7, p. 494. 190H

UBERT M.- C., op. cit., p. 51-52.

191B

RASILLACH R., op. cit., p. 75.

192Ibid., p. 73-74. 193

Ibid., p. 80.

194G

UIBERT Noëlle, « Objets de la genèse théâtrale : les documents témoins de parcours scéniques dans les

collections de la BnF (Arts du spectacle) », in GRÉSILLON A., MERVANT-ROUX M.-M., BUDOR D. (sld.), op. cit., p.

à monter votre [espace blanc] le 15 octobre prochain195. » Le dramaturge paraît tout aussi

séduit et considère qu'« en fait, l'auteur dramatique a maintenant deux muses, l'une avant l'écriture, qui est Thalie, et l'autre après, qui est pour moi Jouvet196. » Auteur dramatique, pas

nécessairement d'avant-garde car, au delà de l'audace des thèmes, le dispositif et l'esthétique demeurent relativement traditionnels. Mais du moins auteur audacieux autorisant, mieux qu'Achard, la redéfinition des rapports auteur-metteur en scène dans un cadre stable. Alors que Marcel Achard hésite à infléchir plus nettement son Corsaire vers le tragique, en dépit des demandes de Louis Jouvet et Madeleine Ozeray, Jean Giraudoux propose à son metteur en scène des pièces et des rôles qui l'instituent comme « le rénovateur du genre tragique, que l'on pouvait croire mort »197 : La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Électre (1937) et Ondine (1939)

en témoignent avec éclat.

1.1.4.2 Contre André Gide ?

L’œuvre de Gide, comme celle de Giraudoux, est éminemment dialectique. L'importance des antinomies dans le contexte de l'entre-deux guerres comme le goût très français de l'axiologie peuvent expliquer cette constance. Elle s'exprime par des partis-pris structurels affirmés : dialogue argumentatif de Corydon (1924), entrelacement des points de vue et des discours dans Les Faux-monnayeurs (1925), trilogie de L’École des femmes (1929-1936) dont chacun des volumes se présente comme une réponse contradictoire au précédent... Achard possédera à la fin de sa vie l’intégrale de celui qui est devenu prix Nobel de Littérature198. Il

aurait même élu son Journal comme livre de chevet199. Quand s'épanouit sa relation amicale et

professionnelle avec Marc Allégret, Achard va pourtant répondre aux propositions gidiennes touchant à l'homosexualité ou à l'émancipation féminine, pour en nuancer, voire trahir, la radicalité, dans une optique réactionnaire.

Si l'écriture d'Adam (1938) a pu être inspirée par le succès de La Fleur de pois (1932), d'Edouard Bourdet, et plus largement par le succès de pièces proposant une représentation caricaturale ou tragique de l'homosexualité200, Achard place en ouverture de l'édition de 1939

une citation faisant écho au scandaleux essai consacré par Gide à l'homosexualité : Corydon constitue une référence sur le sujet depuis sa publication, en 1924201.

Gide achève son ouvrage alors que sa liaison avec Marc Allégret le libère de ses derniers scrupules et lui semble démontrer par l'exemple la validité de ses théories pédérastiques. Il est divisé en quatre dialogues, qui confrontent Corydon au narrateur, adversaire acharné de l'amour entre hommes. Le premier dialogue s'ouvre sur la description de l'appartement de Corydon :

Mes yeux cherchaient en vain, dans la pièce où il m'introduisit, ces marques d'efféminement que les spécialistes retrouvent à tout ce qui touche les invertis, et à quoi ils prétendent ne s'être jamais trompés. Toutefois on pouvait remarquer, au dessus de son bureau d'acajou, une grande photographie

195T

EISSIER G., « Notice sur Amphitryon 38 (1929) », in op. cit., p. 1102.

196G

IRAUDOUX J., Introduction au livre de Claude Cézan, Louis Jouvet et le théâtre d'aujourd'hui, Paris, Emile-

Paul, 1938.

197F

AVIER Marc, SOUCHARD Maryse, « Multiplicités du XXe siècle », in VIALA Alain, Le Théâtre en France, Paris,

PUF, 2009, p. 445.

198Catalogue de la bibliothèque personnelle de Marcel Achard, arrêté en 1966, BnF, fonds Achard, Agendas 2. 199A

LLÉGRET Marc, lettre adressée à André Gide, datée du 3 mars 1940, n° 471, Correspondance avec Marc

Allégret, 1917 - 1949, Cahiers André Gide 19, édition établie par Jean Claude et Pierre MASSON, Paris,

Gallimard, NRF, 2005, p. 805.

200M

EYER-PLANTUREUX Chantal, Antisémitisme et homophobie, p. 170-171.

d'après Michel-Ange : celle de la formation de l'homme – où l'on voit, obéissant au doigt créateur, la

créature Adam, nue, étendue sur le limon plastique, tourner vers Dieu son regard ébloui de reconnaissance202.

Adam, écrit alors que la collaboration entre Achard et Marc Allégret devient régulière,

s'ouvre sur la citation suivante, attribuée à Elizabeth Browning qui fait parler Eve : « Adam, prends ma main et tiens-la serrée, car voilà Satan et nous avons encore l'amour à perdre203. »

La peinture représentant, chez Gide, le geste créateur de Dieu et le regard reconnaissant de sa créature annonce la solide culture humaniste de Corydon et la fonction régulatrice qu'il attribue à la pédérastie : elle doit permettre à tout homme de connaître une saine émulation morale, donc de devenir un meilleur époux et citoyen204. Elle constitue pour Gide un geste

créateur dont Marcel Achard inverse la signification pour en faire un geste démoniaque : à cause d'Hugo, figure d'homosexuel satanique, Adam/Maxime David ne pourra pas devenir l'époux de Catherine, Eve amoureuse prête à le ramener du côté de l'hétérosexualité. La reprise du thème, son association scandaleuse à une figure biblique et la position liminaire attribuée à chaque citation invitent à rapprocher les œuvres, d'autant plus que l'essai gidien prend la forme d'un dialogue qu'Achard poursuivrait dans la position du contradicteur. Mais un contradicteur réactionnaire réactivant le stéréotype que Gide avait dénoncé de manière magistrale.

Adam est mis en scène en 1938 par Henry Bernstein, auteur d'une pièce inédite – Le Surhomme – offerte en 1937 à Juliette Achard. Dans cette farce, Bernstein manie l'insulte et

l'allusion scatologique, ce qui la réserve à une diffusion privée : amateur de provocation, il sait s'affranchir d'une bienséance sociale dont il maîtrise pourtant parfaitement les codes205.

Marcel-Marcel en est le protagoniste. Époux libidineux de... Juliette, il lit à un producteur américain sa dernière pièce, L'Age du Mâle, dont le protagoniste est Le Mâle (alter-ego transparent du Surhomme, c'est-à-dire Marcel-Marcel...), qui dialogue avec son disciple Jean :

Jean, ardemmeng, mais simplemeng [au Mâle]: Et toi, tu m'as possédé à ton tour, mais par la chair de

l'esprit... Tu as fait de moi la digestion de ton âme et le bol intestinal de tes passiongs intellectuelles206 !

Lourdement comique – transcription de l'accent du sud comprise –, la réplique situe l'échange intellectuel dans la zone intestinale, moquant de manière graveleuse le rapprochement socratique puis gidien entre les éducations pédérastique et intellectuelle. Déjà, une lettre venimeuse, envoyée par Bernstein à Juliette Achard dès 1933, faisait référence à un portrait de Marcel paru dans la presse en ces termes :

202G

IDE A., Corydon (1924), in Romans et récits II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 63-64.

C'est moi qui souligne.

203A

CHARD M., Adam, Paris, Librairie Arthème Fayard, « Les Œuvres libres », 1939, p. 99.

204G

IDE A., Corydon, p. 138-142.

205B

ERNAD Catherine, « Antoinette Bernstein, Chroniques, fragments et autres récits », in JUAN Myriam, MEYER-

PLANTUREUX C. (sld.), Violences et passions : retour sur Henry Bernstein, Double Jeu, n°14, Caen, Presses

universitaires de Caen, 2017, p. 46.

206B

ERNSTEIN Henry, Le Surhomme, pièce dactylographiée inédite, datée en première page 1932-1937, BnF, fonds

C'est un Marcel réussi, à une erreur près (Oh ! Il ne s'agit pas du côté homosexuel que l'on a bien fait de laisser dans l'ombre) (Il sera toujours temps !... Et Marcel a d'autres amis qui voudront parler de lui.)207

Bernstein a-t-il estimé, quatre ans plus tard, qu'il était temps de sortir de l'ombre le « côté homosexuel » qu'il prétend avoir identifié chez Marcel Achard ? Et si oui, Achard aurait-il composé Adam pour affirmer son hétérosexualité, alors qu'il devenait le scénariste attitré de l'ancien compagnon de Gide ? En confiant la mise en scène d'Adam à Bernstein, Achard associe en tout cas le calomniateur de ses mœurs à sa dénonciation publique de l'homosexualité.

L'épisode du suicide208 du jeune éphèbe, frère de sa fiancée dont Corydon a repoussé les

avances, se retrouve dans l'acte IV d'Auprès de ma blonde. Achard offrira un exemplaire de cette pièce écrite en 1939 à Gide, avec la dédicace suivante : « Pour André Gide – le plus grand avec ma profonde amitié et ma respectueuse admiration. Marcel Achard, mars 1948209

». Ce quatrième acte, sous-titré « L'amour contre l'amour », se conclut sur le suicide de Sébastien, après qu'il a fait à son frère l'aveu de son amour interdit pour sa jeune belle-soeur, Emilie210. Achard reprend le nœud tragique gidien en en évacuant la dimension homosexuelle,

retour à une structure aristotélicienne confrontant la violence des désirs à l'interdit de l'inceste. Dans l'un comme l'autre cas, la normalisation du désir homosexuel est refusée, en l'excluant du monde tragique – dans Auprès de ma blonde – ou en le replaçant du côté de Satan, dans

Adam. Achard attribuerait ainsi à ses pièces un pouvoir de renversement réactionnaire face à

l’œuvre gidienne, peut être admirée mais considérée de manière critique. Quant à la figure de l'éphèbe présente dans Corydon puis dans les deux pièces, elle évoque celle de Marc Allégret, transposé dans le domaine de la fiction dès Les Faux-monnayeurs, avec le personnage d'Olivier. Allégret serait alors l'objet d'une curieuse lutte morale entre deux écrivains, lutte qui se déplace sur le territoire de la fiction pour leur permettre de consolider une identité sexuelle discréditée (pour Gide) ou fragilisée (pour Achard).

Le thème de l'identité sexuelle est corrélé à celui de l’émancipation féminine, central dans la trilogie de L’École des femmes211. Gide offre un exemplaire dédicacé du premier volume à

Marcel Achard en 1929212, après avoir vu Jean de la Lune qui suit l'évolution de Marceline,

archétype de la femme légère et inconstante progressivement convaincue par Jef de rejoindre la norme monogamique. Il reprend le titre de la pièce de Molière pour suivre l'émancipation de personnages féminins modernes, chacun des récits composant la trilogie répondant au précédent pour en contredire la portée : dans le volume offert à Achard, Éveline conteste violemment le patriarcat incarné par son époux, Robert ; dans le second (1930), c'est Robert qui contredit la vision de son épouse, avant d'être lui-même mis en accusation par sa fille, Geneviève, dans le troisième volume (1936).

La référence explicite à la pièce de Molière réapparaît au début de Félicie Nanteuil (1942- 1945) : une des dernières scènes de L’École des femmes213, jouée par Félicie qui suit les leçons

207Id., lettre à Juliette Achard, datée du 24 septembre 1933, BNF, fonds Achard, Correspondance Ba-Ber. 208G

IDE A., Corydon, p. 71.

209Catalogue de vente d'une partie de la bibliothèque de Catherine Gide, établi par Chantal B

IGOT, Didier BONNET

et Stéphane AVERTY, « Catherine et son étrange famille : le clan Gide / Van Rysselberghe », notice 129, p. 18.

210A

CHARD M., Auprès de ma blonde, Paris, Les éditions Jean-Michel, 1947, p. 56-59.

211Le colloque « André Gide et les femmes » qui se déroulera les 12 et 13 novembre 2020 à Québec devrait

permettre d'approfondir ce lien, et celui de Gide avec le féminisme : https://www.fabula.org/actualites/colloque- andre-gide-et-les-femmes-quebec_91761.php.

212B

IGOT C., BONNET D.,AVERTY S., ibid.

213M

de Cavalier, témoigne de la défaite du patriarcat, représenté par le vieil Arnolphe face à la jeune et impudente Agnès. Programmatique, la citation annonce la défaite de Cavalier, acteur médiocre bientôt dépassé par la brillante Félicie, bientôt abandonné par elle et conduit au suicide. Dans la trilogie de Gide comme dans le film, le théâtre joue d'ailleurs ce rôle révélateur et émancipateur. Éveline puis sa fille, Geneviève, trouvent dans le théâtre classique un éclairage sur la signification de leurs vies, découvrent que la figure patriarcale est construite comme un rôle, interprétée par un mauvais acteur, Robert, dont une réplique creuse sonne pour Éveline comme une révélation : « J'ai simplement senti, instinctivement, qu'il y avait là quelque chose d'indéfinissable, qui sonnait faux214. » Quant à Félicie, son éclat de rire

ridiculise la posture d'autorité adoptée par son mentor. Apparemment, le film continue donc, dans la lignée de Molière et Gide, la mise en accusation du patriarcat. Si ce n'est qu'après la mort de Cavalier, l'émancipation de Félicie s'accompagne d'une extrême culpabilisation : hantée par le fantôme de ce dernier, elle renonce à toute vie intime pour se consacrer entièrement au théâtre, selon une conception réactionnaire de la liberté féminine.

Les voies empruntées par les deux auteurs contemporains paraissent parallèles par leur collaboration avec Marc Allégret, la proximité des thèmes, la circulation entre les œuvres à travers les dédicaces et les citations, mais se révèlent profondément divergentes. Si l'écriture gidienne demeure relativement classique, son traitement de thèmes polémiques impose une audace face à laquelle Achard adopte une posture nettement plus conservatrice.

De même, Achard n'occupe dans la sphère cinématographique qu'une position de critique tant que le cinéma muet est perçu comme un art de rupture, associé à la modernité y compris dans ses manifestations populaires (Chaplin, les serials). Mais il devient un de ses praticiens à partir du parlant, alors que le cinéma retrouve le théâtre qui semble le rapprocher de la tradition. Les années trente correspondent pour l'auteur, au théâtre comme au cinéma, à une prise de distance plus en plus marquée par rapport aux manifestations de la modernité. Ce sentiment trouve une assise dans l'examen de ses influences dramatiques. Dominent les classiques venus d'un lointain passé, à distance du théâtre le plus contemporain.